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La législation actuelle exige-t-elle que le premier ministre de l’Ontario Doug Ford divulgue les lettres de mandat qu’il a remis à ses ministres après l’élection du gouvernement progressiste-conservateur en 2018 ? En un mot, oui. Du moins selon le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, la Cour divisionnaire, et deux juges majoritaires (contre un juge dissident) de la Cour d’appel de l’Ontario. 

Or, sur le fondement de considérations de politique publique, nous sommes d’avis qu’il faudrait répondre à la question par la négative. La divulgation forcée des lettres de mandat mine leur objet et ébranle l’équilibre fragile entre la transparence et l’efficacité gouvernementales, qui sont au cœur de la bonne gouvernance. 

La décision de la Cour d’appel surprendra de nombreux acteurs du secteur public. Cela s’explique du fait que, jusqu’à récemment, les lettres de mandat étaient considérées comme des documents confidentiels, soustraits à la divulgation prévue par la législation canadienne sur l’accès à l’information. 

Cette position par défaut ne signifiait pas qu’un premier ministre du Canada ou d’une province ne pouvait pas choisir de divulguer de manière proactive les lettres de mandat, comme l’ont fait les anciens premiers ministres de l’Ontario Dalton McGuinty et Kathleen Wynne, et comme le fait le premier ministre Justin Trudeau depuis 2015. Elle signifiait plutôt que personne ne pouvait les contraindre à divulguer ces lettres s’ils décidaient de ne pas les rendre publiques. Autrement dit, le choix de divulguer ou non les lettres de mandat revenait au chef du gouvernement. 

Un document d’orientation officiel  

Que sont les lettres de mandat ? Elles constituent une communication officielle par laquelle le premier ministre du Canada ou d’une province, à titre de chef du gouvernement, donne une orientation stratégique à ses ministres. Même si ces lettres peuvent prendre plusieurs formes, elles visent généralement à exprimer les priorités globales du gouvernement ainsi que les priorités précises de chaque ministre quant à son portefeuille.  

Les lettres de mandat énoncent un plan d’action pour la mise en œuvre de la plateforme électorale et des autres priorités du parti au pouvoir, et elles peuvent contenir des conseils, des instructions et des orientations à l’intention des ministres. L’approche proposée pour mettre ces priorités en œuvre sera subséquemment soumise au Cabinet (ou au Conseil exécutif) par le ministre responsable pour discussion et décision. En ce sens, les lettres de mandat amorcent le processus de prise de décision collective et contribuent à établir l’ordre du jour du Cabinet — c’est-à-dire la liste des sujets qu’il examinera au cours de son mandat.  

Bien que le secret ministériel soit maintenant envisagé avec suspicion, le système de gouvernement responsable de type Westminster en dépend. La confidentialité permet aux ministres de s’exprimer librement durant les réunions du Cabinet et leur donne l’occasion de concilier leurs divergences d’opinions et de parvenir à des consensus quant aux politiques publiques, et ce, à l’abri des pressions des parties prenantes et des critiques partisanes de leurs adversaires politiques.  

La confidentialité permet aussi aux ministres de défendre publiquement les décisions collectives prises par le Cabinet en garantissant que les désaccords qui ont pu être exprimés durant le processus interne demeurent confidentiels. En ce sens, comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu il y a 20 ans dans l’arrêt Babcock c. Canada (Procureur général), « [l]a confidentialité des délibérations du Cabinet est essentielle au bon gouvernement » (paragraphe 15). 

Comme les lettres de mandat sont des communications entre collègues du Cabinet sur des questions qui y seront soumises pour discussion et décision, et comme elles consignent les opinions des premiers ministres du Canada ou des provinces, elles contiennent intrinsèquement des « secrets du Cabinet ». Cela dit, la question de savoir si elles doivent ou non faire l’objet d’une divulgation dépend du libellé de la loi applicable dans chaque ordre de gouvernement. Au fédéral depuis 2019 et au Manitoba depuis 2021, la loi prescrit la divulgation des lettres de mandat dans les 30 jours de leur communication aux ministres. Cette exigence constitue toutefois l’exception, et non la règle, au Canada (voir respectivement l’article 73 de la Loi sur l’accès à l’information et l’alinéa 76.2(1)b) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée). 

Le précédent ontarien 

En Ontario, le gouvernement Ford a soutenu que les lettres de mandat ne sont pas assujetties à une obligation de divulgation compte tenu de l’article 12 de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée (LAIPVP) — l’exception relative aux documents du Cabinet —, mais le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée, Brian Beamish, a rejeté la position du gouvernement. Le commissaire a statué que la divulgation des lettres de mandat ne révélerait pas « l’objet des délibérations du Conseil exécutif » au sens de l’article 12 de la LAIPVP car rien ne prouvait qu’elles avaient été déposées lors d’une réunion du Cabinet. 

En outre, selon le commissaire, le contenu des lettres révélait l’aboutissement, plutôt que la teneur, du processus délibératif du premier ministre. La Cour divisionnaire ainsi que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la décision du commissaire était raisonnable. Cette décision de la Cour d’appel pourrait avoir une incidence au-delà des frontières de l’Ontario puisque les lois d’autres provinces — l’Alberta, la Colombie-Britannique, le Manitoba et l’Île-du-Prince-Édouard — prévoient des exceptions aux libellés similaires. 

Même si ce court commentaire ne saurait suffire pour analyser les interprétations juridiques — voire techniques — opposées de l’exception relative aux documents du Cabinet prévue par la LAIPVP, il importe de mettre en lumière les incidences pratiques de la décision de la Cour d’appel. Si elle devait être maintenue, cette décision pourrait nuire à la façon dont le premier ministre communique avec ses ministres, et donc nuire à l’ouverture et à la transparence gouvernementales.   

L’un des quatre scénarios suivants se produira : 

1. Les lettres de mandat cesseront d’être rédigées, puisque leur confidentialité ne pourra être garantie. En conséquence, le message que le premier ministre avait l’habitude de transmettre aux ministres par écrit leur sera désormais communiqué verbalement ou autrement. Cette nouvelle approche nuira aux archives historiques, puisque les informations consignées auparavant dans les lettres de mandat ne seront plus à la disposition des historiens et autres chercheurs une fois que le temps sera passé et que la confidentialité aura été levée. 

2. Les lettres de mandat continueront d’être rédigées, mais elles seront formulées différemment. Elles prendront la forme d’outils de communication avec le public plutôt que de communication entre le premier ministre et ses ministres. Les premiers ministres n’y incluront que les renseignements qu’ils souhaiteront rendre publics, comme c’est maintenant le cas à Ottawa et à Winnipeg. Les lettres de mandat serviront donc d’outils de relations publiques et ne contiendront plus de conseils, d’instructions et d’orientations personnels formulés par le premier ministre à l’intention des ministres. Comme l’a fait valoir Eugene Lang, ce changement nuira à l’utilité des lettres comme outil de gouvernance. 

3. Les lettres de mandat seront formellement déposées lors d’une réunion du Cabinet pour qu’elles soient plus étroitement liées au processus de prise de décision. Ce « processus de blanchiment » très artificiel découlera directement de l’interprétation législative à laquelle a souscrit la Cour d’appel, qui requiert que les lettres fassent l’objet de délibérations par les ministres durant une réunion donnée du Cabinet pour qu’elles entrent dans le champ d’application de l’exception relative aux documents du Cabinet prévue par la LAIPVP. 

4. Le gouvernement de l’Ontario (par l’intermédiaire de la législature) modifiera le libellé de l’exception relative aux documents du Cabinet prévue par la LAIPVP afin de protéger les lettres de mandat et les documents similaires qui contribuent au processus de prise de décision collective. Les conséquences de ce scénario sont difficiles à prédire, puisqu’il existe de nombreuses façons de modifier la LAIPVP pour élargir la portée de l’exception ; les changements pourraient toutefois fort bien avoir pour effet — intentionnel ou non — d’étendre le secret ministériel au-delà de ce qui est strictement nécessaire.  

Comme l’illustrent ces scénarios, forcer les officiers publics à divulguer des renseignements qui devraient légitimement rester confidentiels pourrait mener à moins, et non plus, d’ouverture et de transparence gouvernementales. Il est encore possible d’espérer qu’aucun des quatre scénarios ne se réalisera et que la décision sans précédent de la Cour d’appel sera infirmée, puisque le gouvernement Ford sollicite l’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada. 

Le droit d’accès à l’information est essentiel dans une société démocratique pour garantir que le gouvernement rende des comptes et pour encourager la participation du public, mais il doit être mis en balance avec l’efficacité et le bon fonctionnement de notre système de gouvernement, qui requiert un certain degré de confidentialité. Ainsi, pour reprendre les termes utilisés par le juge Peter Lauwers, dissident à la Cour d’appel, l’article 12 de la LAIPVP devrait être interprété comme établissant « une sphère de confidentialité solide et bien protégée au sein de laquelle le Cabinet peut fonctionner efficacement, et qui est conforme aux conventions et traditions établies des gouvernements de Cabinet » (paragraphe 93). Sur le fondement de cette interprétation législative téléologique, les lettres de mandat resteraient confidentielles, comme elles devraient l’être. 

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Mel Cappe
Mel Cappe est professeur à la Munk School of Global Affairs and Public Policy, à l’Université de Toronto. Il a été le 17e greffier du Conseil privé et le 7e président de l’IRPP.
Yan Campagnolo
Yan Campagnolo est professeur de droit à l’Université d’Ottawa. Il est l’auteur de Behind Closed Doors: The Law and Politics of Cabinet Secrecy. Il a travaillé à la Cour suprême du Canada et au Bureau du Conseil privé.

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