Le 22 mars dernier, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, et le premier ministre du Québec, François Legault, annonçaient conjointement un investissement de plus de 800 millions de dollars pour brancher tous les Québécois à Internet haute vitesse d’ici septembre 2022.

Les instances politiques considèrent depuis longtemps que l’accès à Internet représente un enjeu socioéconomique important pour le Canada. Cette question est à l’ordre du jour des gouvernements depuis des décennies. En 1994 déjà, le gouvernement fédéral mettait de l’avant le Programme d’accès communautaire, dont le but était de stimuler la croissance économique dans les secteurs ruraux grâce à un accès à l’autoroute de l’information.

Le branchement à Internet

L’objectif économique était aussi au cœur de la première politique publique d’accès à Internet au Québec en 1998, qui visait l’accès dans son sens le plus strict : le branchement à Internet. Si la question demeure actuelle 23 ans plus tard, elle semble devoir prendre de nouvelles formes. Les gouvernements devront-ils revoir leurs interventions afin de les adapter aux réalités contemporaines d’Internet, dont le rôle et les usages sur le plan socioéconomique sont de plus en plus spécialisés ? Si le problème de branchement est en voie d’être résolu, quels seront les enjeux d’une politique publique pour régir Internet au Québec au 21e siècle ?

Selon le Rapport de surveillance des communications du CRTC publié en 2020, 98,4 % des ménages québécois avaient accès à des services Internet d’au moins 5 mégabits par seconde (Mb/s) et 94,1 % à des services d’au moins 50 Mb/s en 2019. Ces statistiques se situent dans les moyennes canadiennes ; le Québec a même une légère avance sur le reste du Canada en ce qui a trait à des vitesses d’au moins 50 Mb/s. Toutefois, les communautés rurales sont moins bien servies, et la proportion des ménages qui ont accès à des services d’au moins 50 Mb/s tombe à 65 % (tout en dépassant encore la moyenne canadienne, qui est de 45,6 %). Ces chiffres permettent de prendre toute la mesure du défi que pose le branchement de l’ensemble de la population sur un territoire aussi vaste, avec des agglomérations dispersées de tailles très différentes et, notons-le, à la géographie capricieuse pour un déploiement de type filaire, optique ou par satellite.

La complexité du modèle d’affaires de ce secteur réglementé de l’économie canadienne joue certainement un rôle pour expliquer certains retards dans le déploiement d’Internet haute vitesse.

Après plus de 25 ans d’efforts, le branchement continue de poser des défis techniques mais aussi économiques liés à la rentabilité de l’opération. La complexité du modèle d’affaires de ce secteur réglementé de l’économie canadienne joue certainement un rôle pour expliquer certains retards dans le déploiement d’Internet haute vitesse. Cette complexité vient en partie du fait qu’il s’agit à la base d’un oligopole qui, par voie de réglementation, est forcé d’offrir à de plus petits joueurs la possibilité de louer une partie de la capacité de ses infrastructures pour la revendre aux consommateurs. Ces petits joueurs viennent donc concurrencer ceux-là mêmes de qui ils achètent la capacité qui leur permet d’exister et d’offrir un service.

Toutefois, cette capacité ne représente qu’une fraction de l’offre de services, soit l’usage d’Internet. Elle ne comprend pas l’accès aux chaînes de télévision ou les services de téléphonie. On peut comprendre que les consommateurs qui souhaitent accéder à la gamme complète de services trouvent ce modèle d’affaires compliqué, car les gros distributeurs offrent des rabais basés sur le nombre de services achetés. Des acteurs socioéconomiques considèrent donc que le manque de concurrence dans ce secteur est responsable des problèmes d’accès et de qualité du service. D’autres études soutiennent, quant à elles, que la situation n’est peut-être pas si critique, et que le modèle canadien semble fonctionner. Le débat sur ce front demeurera sans aucun doute ouvert pendant longtemps.

C’est la nature mouvante de l’enjeu du branchement qui pourrait avoir des incidences majeures : elle contribue à alimenter de nouvelles réflexions et engendrera possiblement un nouveau modèle d’affaires. Si, après l’annonce conjointe des premiers ministres, on peut considérer que la connectivité est un fait presque acquis, on peut se demander si le branchement ne deviendra pas désormais un enjeu de la qualité d’accès, autrement dit, de la capacité de la bande passante qui sera offerte à l’ensemble des Québécois. La vitesse de transmission des données pourrait donc orienter la réponse gouvernementale sur l’accès futur à Internet.

Une différenciation selon les besoins de capacité

La capacité de la bande passante soulèvera des questions exigeantes de différenciation liée aux besoins. Une région dotée d’un hôpital, par exemple, aura des besoins de capacité accrus par rapport à une autre, de taille équivalente, qui n’a pas d’établissement hospitalier. De même, le secteur agricole, où l’utilisation de technologies numériques prend de l’importance, exigera une bande passante de grande capacité. Cette demande de connectivité rurale spécialisée est directement liée à la productivité et à la compétitivité du secteur, mais ne reflète pas nécessairement les besoins d’une communauté dans son ensemble. Internet devient alors un enjeu stratégique au cœur duquel se trouvent la prestation de services et les modes de production. Il ne s’agit plus uniquement d’un service essentiel lié au branchement de tous, mais d’un service qui se différencie selon les besoins de capacité de la bande passante en fonction d’usages précis.

Si la pandémie nous a fait réaliser l’importance de la connectivité en raison de l’essor du télétravail, de la télémédecine ou encore de l’enseignement à distance, la Stratégie de transformation numérique du gouvernement québécois aura aussi des incidences sur la prestation de services électroniques. Elle affectera l’accessibilité aux programmes et aux services gouvernementaux. Les ministères et les organismes élaboreront des stratégies de transformation numérique particulières qui doteront plusieurs politiques sectorielles d’un volet numérique. Chaque politique sera un cas d’espèce et exigera, selon les secteurs socioéconomiques concernés, une capacité de transmission plus ou moins importante pour être mise en œuvre.

Les technologies évoluent rapidement et permettent d’offrir une bande passante toujours meilleure sur le plan de la qualité et de la quantité. Par contre, du côté de la demande, les nouvelles applications sont individuelles, institutionnelles, commerciales et industrielles ; ainsi, en rendant possibles de multiples usages différenciés, elles créent des marchés de niche ou, du moins, favorisent la différenciation. Alors que la connectivité devient de plus en plus indispensable, les besoins semblent de moins en moins comparables. Même les citoyens ne demandent pas la même capacité : « […] certains veulent une connexion plus rapide avec des capacités de téléchargement accrues ; d’autres sont à la recherche du meilleur prix possible ». Au-delà du simple divertissement ou de la communication sociale, des technologies toujours plus poussées deviennent des outils d’accès à une prestation de services plus sophistiquée ou créent des avantages comparatifs pour la production ou l’innovation dans certains secteurs de la société. Élaborer une politique de l’Internet dépasse donc la simple question d’un accès égal partout et pour tous.

La politique d’accès à Internet devrait s’assurer que les interventions publiques sont conçues et orientées en fonction des besoins stratégiques du territoire et du développement économique.

Il sera nécessaire de déterminer des priorités, ce qui pourrait se faire en fonction des besoins. En d’autres termes, il faudra décortiquer davantage le problème. La politique d’accès à Internet devrait s’assurer que les interventions publiques sont conçues et orientées en fonction des besoins stratégiques du territoire et du développement économique. Bien entendu, le branchement demeure le minimum pour tous, et on verra si le gouvernement québécois pourra respecter ses engagements à ce sujet.

Récemment, avant l’annonce de l’investissement conjoint du fédéral et du provincial, le gouvernement québécois a pris deux autres initiatives qui montrent sa volonté d’aller de l’avant. Il a d’abord nommé un secrétaire général associé aux projets spéciaux de connectivité, indiquant que le dossier s’inscrit dans la continuité et qu’il jouira d’une attention plus soutenue. Puis, il a signé deux ententes de principe représentant des investissements de 1,8 milliard de dollars qui amènent des solutions concrètes, soit le déploiement de satellites en orbite terrestre basse. Ceux-ci représentent un substitut aux connexions micro-ondes largement utilisées dans les régions éloignées et qui exigent que chaque tour érigée soit visible de la prochaine. En permettant une plus grande flexibilité par l’usage de réseaux maillés, les satellites en orbite basse constituent une option avantageuse ― voire l’épine dorsale ― pour le développement des futurs réseaux.

Ces diverses annonces renferment des mesures qui sont autant de pas dans la bonne direction pour le Québec. Le branchement pour tous et une diversification de l’offre des modes d’accès à Internet ne peuvent que favoriser l’usage de solutions technologiques de pointe sur l’ensemble du territoire. Maintenant, avec l’arrivée de la 5G et de nouvelles générations de satellites, le développement ultrarapide de la communication sans fil, et surtout, des usages de plus en plus uniques et vitaux pour la concurrence ou l’offre de services, saurons-nous faire de l’accès à Internet un véritable outil stratégique de développement socioéconomique en modulant la qualité de l’accès en fonction des besoins ?

Cet article fait partie du dossier La connectivité numérique à l’ère de la COVID et au-delà.

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Daniel J. Caron
Daniel J. Caron est titulaire de la Chaire de recherche en exploitation des ressources informationnelles à l’École nationale d’administration publique, fellow du Cirano et professeur associé à l’Université Carleton.
Alan Bernardi
Alan Bernardi est directeur principal, Innovation et services de cybersécurité, à In-Sec-M, la grappe canadienne de la cybersécurité.

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