(Cet article a été traduit de l’anglais.)
Le récent acquittement, par un jury, de Gerald Stanley, un agriculteur blanc, du meurtre par balle de Colten Boushie, un membre de la nation Red Pheasant en Saskatchewan a de nouveau soulevé des questions sur la façon dont les Autochtones sont traités par le système de justice pénale. Les préoccupations suscitées par ce procès ne se limitent pas seulement au verdict rendu par un jury composé uniquement de Blancs, mais touchent également le processus de sélection du jury, en particulier le fait que la défense a pu utiliser des récusations péremptoires afin d’empêcher des Autochtones d’en faire partie.
L’affaire Stanley a fait, avec raison, les manchettes ; le premier ministre et la ministre de la Justice ont exprimé leur soutien à la famille Boushie après le verdict, ce qui a également marqué les esprits. Pour les Autochtones, l’affaire n’est qu’une autre injustice qui s’ajoute à la liste de celles qu’ils vivent au quotidien.
L’abolition des récusations péremptoires ― qui permettent aux avocats de rejeter un candidat juré sans donner de raison ― a été recommandée par la Manitoba Aboriginal Justice Inquiry en 1991 et dans le rapport La représentation des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario en 2013. Ce ne sont que 2 exemples des 13 enquêtes, commissions ou études provinciales et fédérales qui ont eu pour mandat, depuis 1989, d’analyser la façon dont le système de justice traite les Autochtones. D’autres études sont à venir, car l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec traiteront aussi des failles du système de justice.
Ces commissions et enquêtes arrivent toutes à la même conclusion : le système pénal canadien ne permet pas aux Autochtones d’obtenir justice.
La Cour suprême du Canada en est arrivée à cette conclusion à trois reprises. En 1998, dans l’arrêt R. c. Williams, la Cour a conclu que les candidats jurés pouvaient être interrogés sur leur partialité à l’égard d’un Autochtone accusé d’un acte criminel, puisque la discrimination l’égard des Autochtones est un phénomène endémique. En 1999, dans l’arrêt R. c. Gladue, la Cour a conclu que la surreprésentation des Autochtones dans les prisons du Canada représentait une « crise dans le système canadien de justice pénale » ; la Cour a également conclu que cette surreprésentation ne montrait que « la pointe de l’iceberg en ce qui concerne la marginalisation des Autochtones au sein du système de justice pénale au Canada ». Dans l’arrêt R. c. Ipeelee, en 2012, la Cour a réaffirmé les conclusions présentées dans l’arrêt R. c. Gladue ; selon les juges, la surreprésentation des Autochtones dans la population carcérale est un effet du colonialisme ― dont le système de pensionnats n’est qu’un exemple. Invariablement, la Cour a souligné, dans ces affaires, que les difficultés que doivent affronter les Autochtones sont dues à la discrimination directe et systémique qu’ils subissent quand ils ont affaire au système de justice.
Les affaires Gladue et Ipeelee ont toutes deux permis de proposer des interprétations de l’alinéa 718.2 e) du Code criminel, une disposition adoptée en 1996 et qui faisait partie d’un ensemble de modifications relatives à la détermination des peines au Canada. Cet alinéa prévoit que les juges doivent chercher d’autres solutions que l’incarcération pour tous les accusés, mais en prêtant une attention particulière à la situation que vivent les Autochtones. Lors de l’affaire Gladue, la Cour suprême a décrété que les juges portaient une part de responsabilité dans la surreprésentation des Autochtones dans les établissements pénitentiaires, et qu’ils devaient donc s’assurer de disposer de l’information nécessaire pour respecter cette disposition du Code. Dans l’arrêt Ipeelee, la Cour a dénoncé l’échec du système à répondre à l’appel lancé à la suite de l’affaire Gladue et a réitéré son souhait de voir des changements dans le traitement des délinquants autochtones lors du prononcé de leur sentence.
Malgré les conclusions des commissions et des tribunaux, et en dépit des promesses de certains premiers ministres de régler ce problème ― dont Jean Chrétien (dans son Discours du Trône de 2001) et Justin Trudeau (dans sa lettre de mandat de 2015 de la ministre de la Justice) ―, la situation n’a pas changé : depuis la fin des années 1990, la proportion d’Autochtones dans la population incarcérée au Canada a augmenté, passant d’un peu plus de 10 % à plus de 25 %. La situation des femmes autochtones est encore plus grave, puisque celles-ci représentent plus du tiers de la population féminine incarcérée. De plus, le Canada emprisonne de moins en moins les jeunes, mais de plus en plus de jeunes Canadiens emprisonnés sont autochtones.
Devant l’ampleur croissante de ce phénomène, on pourrait penser que rien ne renversera la tendance, et que le problème de la surreprésentation des Autochtones dans les établissements pénitentiaires est insoluble. Toutefois, si ce problème prend sa source dans une discrimination systémique et directe, jeter l’éponge signifierait que, comme société, nous ne nous préoccupons aucunement du fait que nos grandes institutions bafouent systématiquement les droits des Autochtones. Or c’est la volonté politique qui manque.
Il existe des solutions, et certaines sont déjà mises en œuvre pour régler le problème et s’attaquer à divers facteurs qui ont mené à la situation actuelle, comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Gladue. Des modifications législatives font partie de ce processus : le gouvernement fédéral pourrait par exemple empêcher les récusations péremptoires, comme on l’a proposé au Manitoba et en Ontario.
Il existe des solutions, et certaines sont déjà mises en œuvre pour régler le problème de la surreprésentation des Autochtones dans les établissements pénitentiaires et s’attaquer à divers facteurs qui ont mené à la situation actuelle.
Le gouvernement fédéral pourrait aussi apporter des modifications au Code criminel afin d’éliminer les peines minimales obligatoires, qui se sont multipliées sous le gouvernement de Stephen Harper. Si partout au pays, des tribunaux renoncent à imposer ces peines d’emprisonnement minimales, beaucoup cependant conservent cette pratique, ce qui empêche les juges de chercher d’autres solutions efficaces pour remplacer l’incarcération des délinquants tant autochtones que non autochtones.
Le gouvernement actuel a d’ailleurs promis de présenter un projet de loi visant à mettre fin aux peines minimales obligatoires, mais il tarde à remplir sa promesse ; et même s’il le fait, l’adoption de ce projet de loi n’est pas garantie. En effet, un projet de loi présenté en 2016 afin d’abolir les suramendes compensatoires ― que les sans-abri et les pauvres sont incapables de payer ― assorties aux condamnations criminelles n’a pas dépassé le stade de la première lecture.
Les modifications législatives sont importantes, mais elles ne sont pas suffisantes. En effet, si la surreprésentation des Autochtones en prison s’est accrue après l’adoption de la loi sur les peines minimales obligatoires, elle avait aussi augmenté avant l’adoption de cette mesure. Il faut donc faire plus.
Sur le plan constitutionnel, le droit pénal est de compétence fédérale, alors que l’administration de la justice est de compétence provinciale et territoriale. Ainsi, les poursuites en vertu des dispositions du Code criminel ― une loi fédérale ― sont entreprises par des avocats de la Couronne nommés par les provinces, et généralement devant des cours provinciales, où les juges sont également nommés par les provinces. C’est aussi la raison pour laquelle tant d’enquêtes et de commissions ont été mises sur pied par les provinces, car celles-ci ont un rôle important à jouer.
Les différences entre les actions entreprises par des provinces et des territoires sont ainsi très révélatrices. Par exemple, en Ontario, le gouvernement et Aide juridique Ontario financent la rédaction des rapports Gladue, préparés par des rédacteurs qui travaillent au sein d’organisations autochtones, qui fournissent aux juges, aux avocats et aux procureurs de l’information sur les délinquants avant la détermination de leur peine et suggèrent des solutions de rechange à l’incarcération, lorsque c’est possible.
Le travail des rédacteurs de rapports Gladue s’appuie sur les rapports de travailleurs sociaux, dont certains travaillent également auprès des accusés après la détermination de leur peine. Environ 1 000 rapports Gladue sont préparés chaque année en Ontario. L’Alberta a également adopté la formule des rapports Gladue, bien que ce soit fait différemment. La Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard, le Québec, la Colombie-Britannique ― et bientôt le Yukon ― offrent aussi cette possibilité. Par contre, la Saskatchewan et le Manitoba ne financent pas la préparation de tels rapports, alors qu’ils y seraient aussi nécessaires que dans les autres provinces.
La mise en place de tribunaux qui prêtent une attention particulière au travail avec les délinquants autochtones et d’autres accusés est un autre moyen de s’attaquer à la marginalisation de ces citoyens au sein du système de justice. Il existe 13 tribunaux provinciaux Gladue ou pour Autochtones en Ontario et 5 en Colombie-Britannique ; la Saskatchewan en compte 1 (un tribunal itinérant où les procès sont conduits en cri) et l’Alberta 2, mais il n’y en a pas au Québec et au Manitoba.
Des programmes tels que les rapports Gladue et les tribunaux autochtones sont porteurs de réels changements. Dans les provinces où l’on peut obtenir un rapport Gladue, les avocats de la Couronne sont amenés à modifier leur position en matière de détermination de la peine, et ils optent moins souvent pour l’incarcération. Ce constat ne devrait pas surprendre. La plupart du temps, au Canada, le processus de détermination de la peine est très rapide, et aucun des intervenants ne peut s’appuyer sur suffisamment d’information mettant en perspective les actes de l’accusé. Si les tribunaux favorisent systématiquement des peines autres que l’incarcération pour les personnes qui ont un toit et un emploi, cela nuit aux Autochtones, qui se situent généralement au bas de l’échelle socioéconomique et sont plus susceptibles que d’autres accusés d’être sans-abri ou de vivre dans des conditions précaires. Les juges ne peuvent pas tenir compte de l’impact intergénérationnel de facteurs tels que les pensionnats si on ne leur explique pas ce phénomène ― et ce sont généralement grâce aux rapports Gladue qu’ils en sont informés. Les juges et les avocats ne connaissent pas toujours, non plus, les solutions de rechange à l’incarcération, en particulier celles qu’offrent des organisations autochtones ; les rapports Gladue présentent aussi cette information et offrent donc d’autres possibilités.
Selon certaines études, les tribunaux autochtones ― qui portent parfois un autre nom, comme tribunaux des Premières Nations ― changent la donne pour ce qui est de la perception des Autochtones du traitement que leur réserve le système de justice. Si ces tribunaux n’amènent pas les Autochtones à avoir pleine confiance dans le système de justice, ils les voient quand même comme un endroit où on les écoutera, où on tiendra compte de leurs préoccupations et de celles de leurs communautés et où, peut-être, ils pourront avoir le sentiment que justice a vraiment été rendue.
Comme ces programmes sont provinciaux ou territoriaux, le gouvernement fédéral n’estime pas qu’il soit nécessaire d’y participer ; cependant, ces programmes ne peuvent pas fonctionner sans un financement adéquat. Le gouvernement fédéral soutient très peu la préparation des rapports Gladue. Les tribunaux autochtones ont des besoins moindres en ressources, mais ils doivent tout de même financer, par exemple, la participation d’Anciens ou de spécialistes en connaissances autochtones. Si rien ne garantit qu’en contribuant financièrement à ces programmes, le gouvernement fédéral pourra inciter les provinces qui ne le font pas encore à prendre réellement en compte les réalités des Autochtones, cette contribution permettrait au moins aux provinces et aux territoires qui le font d’accomplir beaucoup plus de choses.
Des modifications législatives sont certes utiles pour régler la crise que vit le système de justice en lien avec les Autochtones. L’alinéa 718.2 e) du Code criminel, dont il a été question plus haut, est un bon exemple d’une modification qui a réellement amélioré la situation. Il ne fait aucun doute que, si certains des aspects les plus rétrogrades du programme de lutte contre la criminalité du gouvernement Harper sont abandonnés, les tribunaux pourront alors proposer plus de solutions créatives.
Le changement n’est pas seulement possible, il est essentiel. Certaines transformations sont liées à une réforme fondamentale de la façon dont la justice est rendue, ce qui implique la mise en place de systèmes de justice gérés par les Autochtones. Déjà, beaucoup de solutions créatives ont été le moteur de la mobilisation des Autochtones pour changer le système de justice actuel. J’en ai proposé quelques-unes dans cet article.
Pour travailler sérieusement à la réconciliation, on doit reconnaître que le système de justice est injuste envers les Autochtones : cela a été le cas pour Colten Boushie et sa famille, et c’est ce que subissent, au quotidien, les Autochtones partout au pays. Cette situation n’est pas inéluctable. Nous savons ce qui fonctionne. Nous continuons de découvrir et d’élaborer de nouvelles solutions. Mais la mobilisation des gouvernements fédéral et provinciaux est essentielle. Et cela nécessitera non seulement une réelle volonté politique et des modifications législatives, mais aussi du financement.
Cet article fait partie du dossier Une vision élargie de la réforme du système de justice pénale.
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