En cette période préélectorale au Canada, il convient de s’interroger sur la place qu’occupe la caricature dans le débat politique en général et, s’il y a lieu, de s’inquiéter des dérives vers une censure insidieuse qui se sont produites très récemment dans ce monde si particulier des caricaturistes. En effet, coup sur coup, deux cas patents de censure qui ne dit pas son nom ― une au New York Times, l’autre au New Brunswick News ― ont secoué l’univers des caricaturistes, provoquant une onde de choc et de grands questionnements sur la place de la caricature dans la Cité. En juin 2019, le New York Times a décidé de ne plus publier de caricatures sur son site après qu’un dessin de Donald Trump signé Antonio eut enflammé les réseaux sociaux. Quant au New Brunswick News, il a annulé en juillet 2019 le contrat avec son caricaturiste Michael de Adder à la suite d’une caricature de Trump (encore lui) diffusée uniquement sur les réseaux sociaux.
La caricature est l’un des modes d’expression fondamentaux d’une société démocratique. La preuve en est qu’elle fait l’objet d’interdictions plus ou moins totales dans les sociétés dictatoriales. La caricature est née avec le parlementarisme et s’est développée au sein de la presse écrite canadienne durant les 19e et 20e siècles. Avec le développement d’Internet, elle essaime désormais au 21e siècle dans les sites de journaux et les sites humoristiques, souvent relayée et démultipliée par les réseaux sociaux, ce qui est une espèce de révolution aux conséquences encore assez inconnues. Car sur le Web, la diffusion est totalement hors de contrôle, et internationale au lieu de nationale.
Qu’est-ce exactement qu’une caricature ? La caricature est un dessin humoristique visant à critiquer par le rire un personnage public, souvent politique, ou un comportement contemporain. Le mot « caricature » vient de l’italien caricare, soit charger. En effet, la caricature grossit la situation, elle l’amplifie au moyen de lignes exagérées ainsi que de diverses figures de style ― telles la répétition, l’inversion, la métaphore ― pour provoquer le rire ou le sourire, c’est selon.
La caricature fait l’objet d’un genre de « contrat social » entre trois entités : le caricaturiste, le lecteur de la caricature et le personnage public dont on se moque, aussi appelé le « moqué ». En effet, selon les enquêtes et entrevues que j’ai menées dans le cadre de mes essais, le lecteur avoue fréquemment que la première chose qu’il fait en ouvrant son journal (ou en allumant son ordinateur ou sa tablette) est de regarder la ou les caricatures ! On peut donc en déduire que la caricature a une importance quantitative très forte du point de vue du « consommateur » de journaux. Pour leur part, la plupart des personnalités avouent être flattées lorsqu’elles voient une caricature les mettant en scène, même si elles ne sont pas nécessairement heureuses du biais comique qui les transforme à outrance et les ridiculise ! Mais là n’est pas la question. Il ne s’agit pas de flatter l’ego du « moqué », mais, au contraire, de dénoncer ou de critiquer les travers et les erreurs des grands de ce monde dans le but de rendre la société plus équitable, plus juste, plus démocratique en somme.
Il ne s’agit pas de flatter l’ego du « moqué », mais, au contraire, de dénoncer ou de critiquer les travers et les erreurs des grands de ce monde dans le but de rendre la société plus équitable.
En effet, comme le dit le proverbe latin que les baby-boomers apprenaient dans l’ancien cours classique : « Castigat ridendo mores » (« Il [le caricaturiste] corrige les mœurs en riant »). Le caricaturiste contemporain a souvent été comparé au fou du roi du temps des monarchies, qui occupe une fonction assez particulière. Le fou appartient au roi et sa fonction est précise : il dit tout ce qu’il pense. Il exerce un contre-pouvoir, et il est plus ou moins intouchable. Il joue le rôle de l’opposition, de la révolte. Le point important de cette tradition est que la parole du fou est nécessaire au roi pour prendre les bonnes décisions. Contrairement à la cour, qui est pleine de flatteurs, le fou dit souvent des choses désagréables à entendre. Ainsi, les chroniques humoristiques et les caricatures tiennent le rôle de fou du roi, mais étendu au cercle public. Elles mettent en équilibre les excès des politiciens et des personnalités publiques, culturelles, sportives ou autres.
Il faut ici se poser la question : est-ce que le fameux contrat social évoqué au début tient encore ? En fait, pas vraiment. De nouveaux joueurs se sont invités dans la danse. Non seulement les canaux de transmission des caricatures ont changé, passant de médias traditionnels ayant leur structure de fonctionnement et leurs liens tacites entre patrons, journalistes et caricaturistes aux nouveaux médias où le jeu est totalement imprévisible. Mais de plus, des individus ou des groupes de pression obéissant à des objectifs parfois assez obscurs peuvent en un instant, par une multiplication virale, transmuter un dessin somme toute assez anodin en une véritable bombe. Autrefois contre-pouvoir, la caricature peut devenir à l’heure actuelle un outil de propagande en dehors de la volonté de l’artiste qui l’a créée.
C’est ce qui est arrivé avec la caricature de Michael de Adder du New Brunswick News : comme le souligne Wes Tyrell, président de l’Association des caricaturistes canadiens, la caricature n’est pas parue dans le journal, mais avait été publiée uniquement par les réseaux sociaux !
En ces temps de mutation profonde de la nature même de la caricature politique, comment donc appréhender la période d’élections qui s’amorce bientôt au Canada ? Tout d’abord, quelles sont grosso modo les caractéristiques de la pratique caricaturale en temps préélectoral ? D’abord, une excitation propre aux moments stimulants, où la scène politique est en ébullition. Puis, une certaine émulation entre collègues, puisque les sujets traités sont les mêmes. En effet, les thèmes se concentrent sur les chefs de parti, leurs bons coups et surtout leurs gaffes durant la campagne, bien évidemment. Enfin, la fièvre avec laquelle les machines politiques décortiquent dans leurs moindres détails les formes et les couleurs des dessins de presse. Sans oublier que les principales cibles des caricaturistes en temps de campagne électorale sont des promesses et non des actes.
Mais désormais, les caricaturistes peuvent tout craindre du forum populaire. Doivent-ils éviter les allusions « politiquement incorrectes » sur lesquelles les groupes de toutes les tendances sautent sans vergogne ? Sans compter les lecteurs qui ne partagent pas leur point de vue politique et qui n’ont pas de problèmes avec les insultes. La plupart des caricaturistes avouent pratiquer un genre d’autocensure discrète, car ils sont majoritairement attitrés des quotidiens et travaillent depuis de nombreuses années pour le même journal. Et connaissent donc assez bien le seuil de tolérance de leur employeur et de leurs lecteurs. Jusqu’à maintenant, il était très rare qu’ils se fassent refuser un dessin.
Que nous réserve la campagne qui se prépare ? À l’heure d’un changement complet de paradigme, les caricaturistes ont beau se démener pour la liberté d’expression, on sent que leur art devient peu à peu la victime d’un nouveau contrat social. Soit, ils dessinent comme ils l’ont toujours fait sans se soucier de la censure populaire, risquant par le fait même que de plus en plus de journaux décident de ne plus employer de dessinateur à la suite de récriminations les plus diverses. Soit, ils deviennent de plus en plus frileux, édulcorant leur art de son potentiel de critique fine de la politique.
Cet article fait partie du dossier Les médias face aux élections canadiennes.
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