Dans les petites municipalités, la démocratie se passe souvent de partis ou d’équipes. Les candidats à la mairie et aux postes de conseillers se présentent comme indépendants et c’est à l’électeur de déterminer qui est avec qui. Même si elles demeurent discrètes, les lignes de partage s’avèrent en effet bien réelles et souvent marquées.
Notre chalet se situe dans l’une de ces petites municipalités, essentiellement une communauté de résidents permanents ou temporaires, qui s’étale autour d’un grand lac. Il y a bien sûr des questions qui font consensus. Tout le monde souhaite protéger le lac et pratiquement personne ne veut d’une mine à ciel ouvert à proximité. Mais il ne faut pas creuser trop longtemps pour déterminer ce qui divise les électeurs.
Deux visions au bord du lac
D’un côté, il y a ceux qui veulent profiter du moment présent et revendiquent le droit de faire la fête sans trop de contraintes. Ils veulent faire pousser du gazon le long de leur rive, foncer d’une baie à l’autre dans leur bateau de wakeboard ou leur motomarine, et organiser des feux d’artifice ou même des courses de bateau.
Ces résidents croient peut-être aux changements climatiques mais ils se montrent fatalistes devant ceux-ci, comme ils le sont devant la prolifération d’algues envahissantes ou la multiplication des locations à court terme. Ils ne misent guère sur l’action collective et estiment qu’il faut bien laisser une place au développement économique.
De l’autre côté, il y a ceux qui privilégient plutôt des actions publiques énergiques pour préserver l’environnement, la quiétude des lieux et la beauté du lac pour les générations futures. Ces résidents accordent moins d’importance au développement économique, ou souhaitent un développement à petite échelle, axé sur l’agriculture, les activités récréatives et l’éco-tourisme. Ils sont davantage ouverts à l’investissement dans les infrastructures publiques de la municipalité et moins susceptibles de se braquer contre les taxes foncières. Ils veulent surtout protéger l’avenir.
Retour sur un vieux débat québécois
Cette opposition reproduit à petite échelle un clivage qui façonne toute la politique québécoise depuis plusieurs décennies. Récemment, à l’occasion du vingtième anniversaire des manifestes des lucides et des solidaires, qui avaient précisément articulé ces deux visions, la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke a republié les deux documents et fait le point sur le chemin parcouru.
Ce qui frappe vingt ans après, c’est l’absence de préoccupations environnementales chez les Lucides. Les auteurs sont pourtant inquiets pour l’avenir. Ils poussent même le pessimisme jusqu’à penser qu’un « Québec plus âgé et moins dynamique aura de plus en plus de mal à attirer des immigrants ». Mais ils ne se soucient finalement que de la démographie, du développement économique et des finances publiques.
Les Solidaires, au contraire, s’avèrent beaucoup plus lucides que les lucides auto-proclamés, avec un bilan qui semble avoir été écrit en 2025 :
« Inégalités sociales, pauvreté, crises financières, scandales comptables, dégradations environnementales et changements climatiques sur fond de conflits meurtriers sont les conséquences visibles d’un laisser-faire qui a abandonné à l’illusion du marché autorégulé le soin de gérer le quotidien et l’avenir de la Terre et des humains ».
Dégradations environnementales sur fond de conflits meurtriers, qui dit mieux pour parler de la planète en 2025?
Vingt ans plus tard, une réalité plus nuancée
On retrouve donc à peu près les mêmes lignes de force qu’autour de notre lac, à plus grande échelle évidemment. D’un côté, ceux, plus à droite, qui n’en ont que pour le développement économique et veulent continuer de faire la fête, en réduisant les impôts, en faisant payer des tarifs aux usagers des services publics et en misant sur l’innovation et la compétitivité.
En 2025, ce pari a donné quelque chose comme la filière batterie.
De l’autre côté, ceux, plus à gauche, qui se soucient davantage de l’environnement et de la justice sociale, et pensent qu’il vaut mieux redistribuer la richesse, recadrer nos institutions publiques et approfondir la démocratie.
Mais que s’est-il passé depuis la publication de ces deux manifestes? Dans leur bilan, Luc Godbout et Suzie St-Cerny montrent que le Québec a bougé depuis 2005, mais pas exactement dans le sens anticipé par les Lucides. La population du Québec a augmenté davantage que prévu et le taux d’emploi s’est amélioré, ce qui a contribué à engendrer une croissance plus forte que ce qui était attendu.
Une vigilance accrue et la création du Fonds des générations ont aussi contribué à réduire la dette nette du Québec, laissant une situation financière meilleure que celle évoquée par les Lucides. Les indicateurs de pauvreté et d’inégalités ont montré de modestes améliorations, contrastant avec le scepticisme des solidaires.
Ce qui change… et ce qui ne change pas
Ce qui ressort surtout de l’analyse de Godbout et de St-Cerny, c’est le poids des acquis. En science politique, on parle de « dépendance au sentier » pour désigner la difficulté de changer de direction une fois lancé. L’État est lourd, bouge lentement et sort difficilement d’un chemin qu’il a déjà tracé. Mais il bouge quand même, à l’occasion notamment de moments clés, de points d’inflexion qui modifient durablement les conditions existantes, comme la création du Fonds des générations ou l’adoption de la Loi contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
Ces mouvements tectoniques, combinant des virages épisodiques et une relative stabilité au long cours, se produisent aussi à l’échelle municipale. À notre lac, depuis quelques années, ce sont les citoyens soucieux de l’environnement qui remportaient les élections et donnaient le ton. Mais le conflit entre les deux visions, l’un de droite et l’autre de gauche, ne sera jamais résolu.
Le 2 novembre dernier, ce sont ceux qui préfèrent faire la fête sans trop de contraintes qui l’ont emporté, alors que dans les grandes villes du Québec les progressistes ont largement prévalu, sauf peut-être à Montréal.
Sans ligne de parti, le bilan du Québec des petites municipalités n’est pas facile à faire. Mais l’opposition entre la droite et la gauche demeure sans doute cruciale, même quand elle se dissimule derrière la réalité plus ou moins fictive de candidats indépendants. D’une municipalité à l’autre, deux compréhensions de la lucidité s’opposent souvent.
