« Qui donc démé‚lera la mort de l’avenir »
Gaston Miron
Quel automne maussade pour le Parti québécois ! La crise qui secoue cette formation fait les manchettes chaque semaine, quasi tous les jours depuis bientoÌ‚t quatre mois. Au fil des années, cette forma- tion a habitué les observateurs comme le grand public aÌ€ des disputes et aÌ€ des tensions. Les congré€s et les conseils nationaux sont depuis toujours des espaces d’échanges ouÌ€ des protagonistes se querellent sur la souveraineté, le parte- nariat et mille et un détails du programme. Ce qui étonne cette fois, c’est l’ampleur des désaccords. Les tensions sont devenues des affrontements et les discussions ont l’allure de conflits ouverts. Jean-Pierre Charbonneau, député de Borduas et ancien président de l’Assemblée nationale, n’hésitait pas aÌ€ parler de la résurgence d’un « cancer qui dure depuis des années ».
Au-delaÌ€ du spectacle navrant qui est offert aÌ€ la popula- tion québécoise et canadienne, ce nouvel épisode est révéla- teur de problématiques qui débordent largement de l’agenda des ambitions personnelles ou de celui des inévita- bles aléas de la vie politique. Il convient d’examiner les cau- ses conjoncturelles, puis celles qui relé€vent de la structure elle-mé‚me pour ensuite mieux comprendre les dilemmes que doivent résoudre les joueurs politiques.
L’ampleur de la défaite d’avril 2003 (33 p. 100 du vote) ne pouvait pas laisser indemne le leadership du Parti québécois. Bernard Landry devait toÌ‚t ou tard répondre de ses actes et de son leadership apré€s que son parti eut réa- lisé son pire score depuis 30 ans. Trois événements ont cependant retardé l’ou- verture des hostilités. Premié€rement, Bernard Landry a tiré profit de la diffu- sion d’un film de Jean-Claude Labrecque, AÌ€ hauteur d’homme, qui montrait un chef souverainiste injuste- ment traqué, « victime » des attaques systématiques d’une presse « hostile ». Visionné par presque un million de téléspectateurs, ce film a été un baume pour le chef écorché. Deuxié€mement, le Parti québécois a repris rapidement la premié€re place dans les sondages, déclassant les libéraux de Jean Charest. Ce renversement, moins de six mois apré€s l’élection, s’explique par une série de propositions gouvernementales qui ont heurté en peu de temps les centrales syndicales et les mouvements commu- nautaires de mé‚me qu’une culture poli- tique baÌ‚tie sur le principe du consensus. Troisié€mement, le mouvement sou- verainiste a indéniablement tiré profit du scandale des commandites et de la victoire régionale du Bloc québécois aux élections fédérales de juin 2004.
Ces trois événements ont sur le coup fait écran au conflit latent et retardé son éclosion. Bernard Landry a pu en profiter pour ensuite ”” et paradoxalement ”” en paÌ‚tir : ainsi, rapidement, on a comparé le leadership de Landry aÌ€ celui d’un Duceppe « gagnant » et les projecteurs, braqués jusque-laÌ€ sur les enjeux cana- diens, se sont tournés vers la scé€ne québécoise. Bien plus, la plausible victoire du Parti québécois aux prochaines élec- tions, rappelée lors de la publication des sondages, a inévitablement stimulé les ambitions personnelles de ceux et celles qui estiment pouvoir faire mieux que Bernard Landry aÌ€ la té‚te des troupes souverainistes.
Pour compléter le tableau, il faut ajouter un épisode antérieur. Bernard Landry avait, en 2001, aÌ€ la suite du départ de Lucien Bouchard, fait avorter, au nom du « bien du parti », toute course réelle ; les prétendants se sont alors retirés ; il s’est donc retrouvé aÌ€ la té‚te du parti sans traverser le processus de légitimation que constitue une course au leadership. Aujourd’hui, cer- tains lui reprochent cet épisode.
Au seuil de l’année 2005, l’échiquier souverainiste est donc occupé en son centre par trois joueurs « convoitant » le mé‚me poste : Pauline Marois, plus modérée, reprend l’essen- tiel de la stratégie étapiste sous la forme d’un « plan de match » proposé en 2003. Elle tire profit de ses expériences ministérielles (santé, éducation, finances), mais porte aussi l’odieux d’un certain nombre de maladresses qui l’ont affaiblie. Le cynisme qu’elle a affiché au soir de l’élection des libéraux dans le film de Labrecque (« Nous serons assez nombreux pour foutre la merde… ») la poursuivra longtemps.
De l’autre coÌ‚té, François Legault, député de Rousseau, a un parcours qui cadre peu avec la culture du Parti québécois. Associé au secteur privé (Air Transat), il a été promu au Cabinet par Lucien Bouchard en septembre 1998 sans d’abord avoir été élu. En « campagne » depuis plus d’un an, il propose de donner un « coup de barre » et d’obliger le parti aÌ€ faire un «mea culpa ». Dans un document présenté en octobre 2004, il pose ce diagnostic : « Notre capital de sympa- thie dans la population n’est pas épuisé, mais il apparaiÌ‚t désormais insuffisant.» Son plan est tout orienté vers l’éduca- tion… et l’exigence « de mobiliser les Québécoises et les Québécois autour d’un projet de pays emballant et concret ».
Enfin, on retrouve Bernard Landry qui subira en juin 2005 un vote de confiance lors du congré€s. Les récents événements ne le placent pas au-dessus de la mé‚lée. Bien au contraire, il devra défendre son poste bec et ongles.
Il y a cependant plus. Il faut ajouter l’ombre de Gilles Duceppe et celle de Jacques Parizeau, lesquels ne cessent d’in- tervenir ou de s’interposer, le premier, subrepticement et poliment, le second, sans ménagement. Il faut aussi convenir du poids variable de ceux qui ont tiré leur révérence tout en maintenant une présence dans l’espace public : c’est le cas de Joseph Facal et de Josée Legault. Enfin, il importe de considérer la position origi- nale de Françoise David qui vient de fonder Option-citoyenne, une formation politique de gauche qui pourrait nuire marginalement, mais peut-é‚tre significa- tivement, au Parti québécois lors des prochaines élections.
L’échiquier ne serait pas complet si nous négligions l’émergence d’une nou- velle pié€ce : les radicaux. Habituelle- ment sans nom, du moins pour l’opinion publique, ceux-ci s’articulent aÌ€ présent autour d’un homme, Robert Laplante, directeur de la revue L’Action nationale. Dans un long texte paru en janvier 2004, « Revoir le cadre stratégique », il fait état d’une manié€re systématique d’une position qui n’avait jamais été aussi clairement formulée ; il propose que, dé€s l’élection du Parti québécois, celui-ci enclenche des « gestes de rupture » qui placeraient la dynamique canadienne dans une situa- tion de crise. Mais, surtout, les Québé- cois seraient appelés aÌ€ se prononcer par voie référendaire non pas sur la sou- veraineté, mais sur une constitution québécoise. L’ambition est simple : profiter du systé€me électoral qui avan- tage le Parti québécois pour enclencher un processus d’affrontement sans pour autant avoir obtenu l’appui de plus de 50 p.100 des Québécois.
Inutile de dire que le jugement de Laplante est sans merci quant aÌ€ l’étapisme qui est au cœur du pro- gramme du Parti québécois depuis trente ans. Quand Jacques Parizeau a repris aÌ€ son compte plusieurs éléments de la proposition de Laplante dans un long texte que les médias ont publié et commenté, cette position a migré des cercles étroits pour devenir une pié€ce centrale de l’échiquier. Ce pion rebelle avec lequel les leaders du Parti québé- cois ont toujours eu aÌ€ composer est devenu une pié€ce autonome.
En somme, lors du congré€s de juin 2005, plusieurs poignards viseront le mé‚me homme : Bernard Landry. Et le scénario tire sa puissance de quatre intrigues qui s’enchevé‚trent : un lea- dership installé aÌ€ la va-vite en 2001, une défaite électorale cuisante en 2003, la redéfinition de l’aile radicale et l’espoir sensé d’une victoire élec- torale dans deux ou trois ans.
Au-delaÌ€ de ces protagonistes et des causes qui renvoient aÌ€ un horizon limité, s’ajoutent en fait des tendances lourdes, des lames de fond qui tra- versent les zones obscures de la mou- vance nationaliste, lames qui ne sont visibles qu’aÌ€ la lumié€re de deux dis- tinctions, théoriques, certes, mais néanmoins fécondes.
D’abord, le niveau d’appui aÌ€ la sou- veraineté et la place de cette thématique dans l’agenda des préoccupations doivent é‚tre nettement distingués. Depuis plusieurs années, il ne fait pas de doute que la souveraineté n’est pas une préoccupation centrale de l’électorat québécois. Les priorités sont ailleurs : santé, éducation, environnement. Les souverainistes ont beau répéter que la résolution de ces problé€mes passe par la souveraineté, l’électorat demeure scep- tique et tarde aÌ€ faire le lien entre les deux univers. Pour un grand nombre de jeunes réunis en colloque aÌ€ la fin de l’été 2004 par l’Université du Nouveau Monde, l’ordre des priorités ne coïncide pas avec l’agenda du Parti québécois. Ce témoignage recueilli par La Presse en dit long : « Les causes qui nous intéressent sont internationales et environnemen- tales. Ici, il n’y a pas grand monde qui se dit nationaliste québécois. La scission est trop grande actuellement entre le discours social-démocrate et celui de ceux qui proÌ‚nent la souveraineté. »
Dans leur rapport de tournée aupré€s des jeunes, trois députés péquistes, nommés « Les Trois Mousquetaires », faisaient le mé‚me constat : « […] on voit mal en quoi la souveraineté peut é‚tre une réponse aux problé€mes sociaux qui se vivent au jour le jour. »
Dans ce contexte, il n’est pas éton- nant qu’une large majorité de Québécois ne souhaite pas de référen- dum. Sur la base de ces faits, il ne faut cependant pas déduire que les électeurs ont massivement rejeté la souveraineté. Sous une forme ou sous une autre, elle continue d’osciller entre 40p.100et50p.100danslesdif- férents sondages, se situant le plus sou- vent autour de 47 p. 100. La souveraineté continue donc d’é‚tre appuyée par une quasi-majorité sans que celle-ci ne suscite ni passion ni enthousiasme. Elle n’a plus la ferveur d’autrefois ; elle n’est plus au cœur des discussions. La voix souverainiste est comme en sourdine, dans une mémoire latente.
Cette situation s’explique large- ment par une deuxié€me distinction. La souveraineté a deux visages, deux faces: il y a, d’une part, la sou- veraineté-réelle, celle qui n’est pas, celle qui implique une constitution, des institutions et une reconnaissance internationale. Cette souveraineté, c’est le « pays » concret. L’autre, c’est la souveraineté-menace et elle possé€de les attributs opposés : elle existe comme une virtualité, comme une possibilité. Elle n’est pas réelle, mais elle agit néan- moins. La réalisation de la premié€re se situe dans le champ du réel ; elle est aÌ€ venir. Son statut est binaire : « to be or not to be ». La seconde se situe dans le champ symbolique, celui du discours, et elle peut cohabiter avec d’autres pro- jets et de multiples allégeances.
Fort de cette double distinction, il est plus aisé de démé‚ler les allégeances. Tous les souverainistes sont nationa- listes, mais tous les nationalistes ne sont pas souverainistes, bien que, aÌ€ des moments donnés, une frange des nationalistes « fédéralistes » appuie ponctuellement la souveraineté pour faire avancer la cause du Québec aÌ€ l’in- térieur de la fédération canadienne.
D’une certaine manié€re, quand la souveraineté a été endossée par la té‚te d’affiche politique qu’était René Lévesque en 1967, quand elle a obtenu quelque 20 p. 100 des appuis en 1970 et 30 p. 100 en 1973, elle a acquis une efficacité. Bien que cela puisse paraiÌ‚tre étrange, la souveraineté-menace était alors déjaÌ€ construite ! Les élites poli- tiques et économiques n’ont pas pu dé€s lors ignorer cette pression. Pour les Québécois francophones, l’effet de cette virtualité a conduit aÌ€ des com- portements d’affirmation et d’appro- priation; elle a été un vecteur de « fierté », elle a été un levier de puis- sance qui a agi dans des sphé€res aussi variées que celles des affaires, de la cul- ture ou des relations internationales. Peu de gens ont pris note de cette « puissance symbolique » : ni les fédéralistes parce qu’ils auraient avoué ne réagir que sous le coup de la me- nace, ni les souverainistes parce que cela aurait montré que le sort des Québécois au sein de la fédération canadienne n’en n’était pas nécessaire- ment un de perdant.
En d’autres termes, avant mé‚me d’é‚tre une réalité juridique, la sou- veraineté a généré des changements palpables et continue d’en générer. Ces changements ne se situent pas au niveau constitution- nel mais dans la réalité de tous les jours : emplois, revenus, entreprenariat, etc.
Reconfiguré selon ces paramé€tres, l’appui aÌ€ la souveraineté n’est pas « mou » ou aléatoire ; il est un jumelage de ces deux composantes. Pour certains, la valeur de la composante « menace » l’emporte sur la réalisation effective du projet ; pour d’autres, c’est l’inverse. AÌ€ partir de laÌ€, on comprend mieux certaines attitudes de l’opinion publique qui pourraient aÌ€ premié€re vue é‚tre considérées illogiques :
-
VoilaÌ€ pourquoi la souveraineté peut aisément obtenir des scores nette- ment plus élevés que le parti qui en est le véhicule de réalisation ;
-
VoilaÌ€ pourquoi la souveraineté affiche des scores plus élevés quand le Parti québécois n’est pas au pouvoir ;
-
VoilaÌ€ pourquoi la souveraineté a culminé au moment de l’échec de l’accord du lac Meech (aÌ€ ce moment-laÌ€, quasi tous les nationa- listes devenaient momentané- ment souverainistes) ;
-
VoilaÌ€ pourquoi le Bloc québécois ””comme incarnation de la « me- nace » sur la scé€ne fédérale ”” a pu chaque fois obtenir de meilleurs scores que le Parti québécois ;
-
VoilaÌ€ pourquoi les débats sur les institutions d’un Québec souverain laissent les gens indifférents ;
-
VoilaÌ€ pourquoi, enfin, peut aisé- ment cohabiter un fort appui aÌ€ la souveraineté et un pié€tre intéré‚t aÌ€ l’endroit de sa réalisation, voire une lassitude systématique.
La souveraineté s’inscrit dans une conscience citoyenne comme une pos- sibilité, une option qui ne se trouve pas nécessairement au premier plan des débats et des discussions, une « police d’assurance », selon l’expression de René Lévesque, qu’on utilisera seule- ment si nécessaire mais qui a une vertu singulié€re ”” quasi magique ”” celle de limiter les désastres eux-mé‚mes !
AÌ€ travers cette lecture, on comprend mieux pourquoi l’appui aÌ€ la souveraineté gagne plusieurs points lorsque le gou- vernement fédéral « menace » le Québec. Dans l’affrontement, plusieurs utilisent la souverainetémenace et, lorsque le combat des titans s’essouffle, l’appui dégringole.
Un dernier effet doit é‚tre aussi considéré. Pour que la menace fonctionne, il faut que la souveraineté réelle soit plausible. La menace n’a de force que celle de sa potentielle réalisation. AÌ€ l’inverse, la présence de cette menace depuis trente ans a paradoxalement miné les motifs de la réalisation. « Les raisins de la colé€re ne sont plus laÌ€ », ai-je écrit ailleurs. Quand le statut socio-économique des fran- cophones était nettement inférieur aÌ€ celui des anglophones, le gain semblait évident aux yeux des militants. Quand les deux statuts se rejoignent, plusieurs ont peine aÌ€ imaginer des « gains » sup- plémentaires. Yvon Deschamps, l’hu- moriste québécois par excellence, a ainsi dit récemment : « We have achieved it [sovereignty] in our minds. We have it in our hearts. We are Québécois and we have already come a long way. But for me, the legal status of a country called Quebec is no longer necessary. We are Québécois…and nobody can take that away from us. » (The Globe and Mail, 6 mai 2004 ; seul ce quotidien a repris la citation dans ses pages.)
Cette dialectique de la souveraineté nous permet de mieux compren- dre la position des pié€ces sur l’échiquier du Parti québécois.
Un échéancier précis, fixé sur le court terme, tel que proposé lors du conseil national du Parti québécois d’octobre 2004, évacue la sou- veraineté-menace. Elle obligerait ceux et celles qui n’y voient qu’une arme aÌ€ choisir. Appuyée par François Legault et bon nombre de radicaux, cette ten- dance veut définir le pays du Québec, tracer des plans précis. Elle récuse le caracté€re virtuel du projet, ne voyant pas qu’une large part de sa puissance découle d’une certaine mystique. Habités par le « pays », ces gens sont convaincus qu’une rhétorique plus claire, dégagée de l’éternelle menace, aurait un effet de ralliement massif.
Dans l’autre camp, on estime qu’une défaite référendaire aurait des conséquences désastreuses. Traduite dans les termes de notre lecture, l’épreuve du réel, si elle aboutit aÌ€ un échec, risque cette fois d’annihiler la puissance de la menace. Joseph Facal, ancien président du Conseil du Trésor, écrivait dans une lettre récente : « Quand on se radicalise, on se marginalise, et on troque la possibilité de réellement par- venir aÌ€ ses fins contre la certitude con- fortable, mais ultimement stérile, d’avoir raison envers et contre tous. »
L’examen du comportement récent des différents joueurs peut nous amener aÌ€ croire que ceux-ci ont perdu le sens du jeu, qu’ils sont devenus erratiques. N’a- t-on pas vu Pauline Marois réclamer une course au leadership et ne récolter qu’une poignée d’appuis lors du conseil national d’aouÌ‚t 2004? N’a-t-on pas vu Bernard Landry se contredire deux fois en quelques jours lors du conseil national d’octobre 2004? N’a-t-on pas vu un Jacques Parizeau maudire tous ceux qui l’accusaient de vouloir une élection référendaire, alors qu’il signait un texte sous-titré « C’est l’élection qui donnerait au Parti québécois le mandat de réaliser la souveraineté »? L’analyse de la disposition des forces nous amé€ne plutoÌ‚t aÌ€ croire que ces faux pas ne s’ins- crivent pas comme de simples erreurs de jugement, mais comme autant de preuves que la partie est terriblement serrée et que tous les joueurs sont placés devant les mé‚mes dilemmes pour lesquels il n’y a pas de réponse facile. Pas étonnant dans ce contexte qu’ils se tirent parfois dans le pied !
On pourrait dresser de multiples listes, et diverger sur les formulations. Il n’en reste pas moins que six grands dilemmes semblent explicitement ou implicitement s’imposer aux dif- férents acteurs.
Premier dilemme : le nationalisme nostalgique. D’une manié€re systéma- tique, la bataille des plaines d’Abraham, la pendaison des Patriotes ou la volonté assimilatrice de Lord Durham ont été utilisées comme ressort d’une identité particulié€re : celle de la victime. Or, il ne fait point de doute que ces évocations n’ont plus la mé‚me résonance, notam- ment chez les jeunes, précisément parce que la souveraineté-menace a entraiÌ‚né des progré€s considérables ; ceux-ci n’ont jamais vécu les humiliations des plus vieux. Une question se pose : par quoi donc remplacer cet argumentaire? Les litiges fiscaux ou les empiétements fédéraux? Rien de tout cela ne fait vibrer les cœurs. C’est aussi oublier que le Canada est déjaÌ€ l’une des fédérations les plus décentralisées du monde et que le Québec possé€de déjaÌ€ les compétences de proximité qui sont d’ailleurs au cœur de l’ordre du jour : santé, éducation, environnement. Pour éviter de passer pour de vieux ringards, les souverainistes pourraient certes mettre de coÌ‚té les rap- pels historiques, mais ils se priveraient alors d’un des moteurs puissants de l’identité nationale, celle des origines.
Le deuxié€me dilemme est, selon l’expression de Pierre Trudeau, celui du « maiÌ‚tre chanteur ». Lorsque la situation des Québécois francophones était nette- ment inférieure aÌ€ celle des Anglo- Québécois, la menace était une arme de « rattrapage » ; celui-ci étant réalisé, du moins pour l’essentiel, l’arme, si elle continue d’é‚tre systématiquement uti- lisée, peut donner des a Québécois une image d’éternels « chialeux » aux yeux des Canadiens, mais surtout aÌ€ leurs pro- pres yeux. Pour éviter cette étiquette, le Parti québécois et le Bloc québécois peu- vent décider de faire un usage modéré de la menace. Le défaut de ce choix est qu’il fragilise du mé‚me coup leur raison d’é‚tre. Trop ou trop peu, laÌ€ aussi la marge d’action est étroite.
Le troisié€me dilemme est celui du contenu. Certains souhaitent associer la souveraineté aÌ€ un projet de société spé- cifique. Ici, l’écueil est celui de la divi- sion. Si l’appui aÌ€ la souveraineté exige l’appui aÌ€ un projet de société défini (aÌ€ gauche par exemple), l’électorat risque de se segmenter, les appuis devenant conditionnels aÌ€ une double proposition. Par ailleurs, si la souveraineté n’est pas liée aÌ€ un projet, le projet demeure abstrait et surtout détaché des autres thématiques qui préoccupent l’électorat. LaÌ€ aussi il n’y a pas de solution facile.
Le quatrié€me dilemme renvoie aÌ€ une dynamique plus fondamentale. Les citoyens du Québec, tout comme ceux du reste du monde occidental, sont devenus cyniques aÌ€ l’endroit des politi- ciens et des institutions politiques. Comment donc provoquer la passion pour un projet politique? Comment susciter l’enthousiasme pour un espace systématiquement dénigré? La propo- sition de transférer toutes les compé- tences assumées par Ottawa vers les élus de l’Assemblée nationale est peu susceptible de rallier les foules aÌ€ une époque ouÌ€ le cynisme colore toutes les perceptions. AÌ€ ce jeu, c’est le statu quo qui gagne. Combattre le cynisme est un défi titanesque ; prétendre qu’un gou- vernement national du Québec serait plus honné‚te provoque des ricane- ments ; quant aÌ€ transférer la sou- veraineté entre les mains de la société civile, c’est l’attacher aÌ€ des groupes spé- cifiques qui pourraient l’instrumen- taliser pour leurs propres intéré‚ts.
Le cinquié€me dilemme touche le parti comme organisation. Dans toutes les démocraties, les projets politiques sont habituellement véhiculés par les partis politiques. Ce mode de diffusion présente certes des atouts ; il compte cependant des effets pervers, particulié€re- ment lorsque les partis sont emportés dans des dynamiques internes qui les éloignent de l’électeur moyen. Comment donc le Parti québécois peut-il maintenir la souveraineté au cœur de ses ambitions sans pour autant é‚tre en déphasage radi- cal aÌ€ l’endroit de l’opinion publique, laquelle ne ressent aucune urgence aÌ€ réaliser la souveraineté? En somme, l’opinion publique jouit d’une flexibilité que les partis n’ont pas puisqu’ils doivent définir des programmes et s’engager sur le moyen terme : ou bien le Parti québécois s’estime capable d’« éduquer » la population d’une manié€re tré€s léniniste et platonicienne ”” ce qui est fort difficile ””, ou bien il accompagne l’opinion publique dans ses hésitations, souffrant alors de ses imprécisions et de ses oscilla- tions, un pari difficile aÌ€ relever lorsqu’il faut voter des propositions et appuyer un programme.
Reste le sixié€me et dernier dilemme, le plus paradoxal. Si la souveraineté comme menace a indéniablement eu un effet de défense et de promotion du fait français, inversement un recul de cette menace pourrait bien signifier son affaiblissement et induire une érosion des acquis. Ces propositions sont des corollaires. AÌ€ la limite, mé‚me si la sou- veraineté-réalité devait demeurée virtuelle, la souveraineté-menace devrait continuer d’é‚tre présente. Cette menace n’a de force qu’en autant que le projet lui-mé‚me est reconnu comme crédible et que l’hypothé€se d’une séparation demeure plausible. Comment maintenir les deux faces de la souveraineté sans tomber dans un machiavélisme que l’« adversaire » démasquerait sans tarder. VoilaÌ€ un dilemme de plus…
Le Parti québécois n’a en fait jamais cessé de jouer les deux faces de la sou- veraineté. Brandissant l’une ou l’autre selon les agendas ou les publics. Ce qui est en cause aÌ€ présent, c’est la possibilité de cette cohabitation des deux visages au sein de la mé‚me rhé- torique partisane. Celle-ci est-elle encore possible? Est-elle rendue aÌ€ son terme? Il n’est pas impossible de croire que cette double idée soit le reflet d’une époque et d’une génération qui aurait atteint une large part de ces objectifs sans pour autant réaliser l’ultime finalité.
Il est difficile de prévoir l’issue du con- gré€s de juin 2005. Si les radicaux ga- gnent, convaincus qu’il faut un agenda précis et serré, convaincus aussi qu’un gouvernement péquiste ne devrait pas hésiter aÌ€ utiliser les fonds publics pour défendre la souveraineté, le parti a de fortes chances de heurter bon nombre d’électeurs et de braquer contre eux ceux qui voient la souveraineté simple- ment comme une menace.
Si les modérés l’emportent, le Parti québécois court le risque de voir plusieurs militants déçus retourner dans l’espace privé ; il risque aussi de voir les plus radicaux s’engager dans la construc- tion d’une formation distincte et mé‚me belliqueuse. Il suffirait d’une saignée de 5 p.100 d’indépendantistes, doublée d’une défection de 2 ou 3 p. 100 qui suivraient la proposition de Françoise David et d’une ADQ restaurée, pour que les libéraux de Jean Charest remportent un grand nombre de circonscriptions.
Qui appuiera Bernard Landry en juin 2005? Les radicaux et partisans de François Legault… difficilement. Le clan de Marois ne sera pas tellement plus enclin aÌ€ appuyer l’actuel chef du Parti québécois. Cette formation pourrait donc perdre celui qui fait le trait d’union entre les modérés et les radicaux.
AÌ€ plus long terme, compte tenu de la complexité des enjeux, toute projec- tion ne permet d’entrevoir que les opposés du spectre des possibles.
D’une manié€re tré€s optimiste pour le Parti québécois, on peut imaginer que de ce jeu complexe des intéré‚ts et des symboles, qui court sur le passé, le présent et l’avenir, qui engage le parti et l’électorat, émerge un joueur, une ten- dance, un discours, qui tirera profit de cette épreuve exceptionnelle pour le Parti québécois. Fort de cette résolution, créatrice et originale, née de la néces- sité, le parti de René Lévesque pourrait amener le nationalisme québécois dans une nouvelle phase de son évolution et ce, aÌ€ partir du mé‚me véhicule idéologique. Le parti pourrait sortir de cette épreuve plus grand et plus fort.
AÌ€ l’inverse, la multiplication d’er- reurs et de disputes pourrait mener le Parti québécois dans une situation de haute vulnérabilité, voire d’éclatement, laquelle ferait le bonheur de l’Action démocratique de Mario Dumont qui occupe aussi le champ nationaliste. Cette formation renouvellerait les craintes d’as- similation dans un discours de droite, une combinaison tré€s fréquente dans les démocraties occidentales.
Mais au-delaÌ€ des scénarios trop tranchés pour s’actualiser, il faut espé- rer que la classe politique, en cher- chant aÌ€ résoudre les dilemmes qui se posent aÌ€ elle, et derrié€re lesquels se profilent des enjeux cruciaux, ne laisse pas le corps de ce projet dans une con- dition si misérable que le peuple aura honte de se l’approprier aÌ€ nouveau advenant le cas ouÌ€ la question de sa survie serait explicitement posée.