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Lorsque j’étais une jeune journaliste, mon rôle consistait à partager des histoires et à créer des espaces où le public pouvait découvrir le monde au-delà de son quotidien. Pendant deux décennies, j’ai eu une perspective privilégiée sur une époque où les organisations de presse ont commencé à faire un effort concerté pour diversifier leurs salles de rédaction, reconnaissant la nécessité d’élargir les communautés qu’elles couvraient et les histoires qu’elles racontaient.
Les médias ne sont pas parfaits, et les nouvelles grand public ont souvent continué de refléter la réalité du Canada dominant. Mais au fil des ans, il y a aussi eu une couverture détaillée de questions cruciales, comme les pensionnats et le besoin de réconciliation avec les peuples autochtones. Tout le monde n’était pas d’accord sur les enjeux ou les solutions possibles, mais les médias ont généralement présenté les faits de manière équilibrée.
Aujourd’hui, cette approche est menacée par les médias sociaux, les algorithmes et les résultats de recherche désormais façonnés par l’intelligence artificielle (IA). Les médias indépendants perdent en visibilité. Ils sont de plus en plus exclus par les médias sociaux et leurs écosystèmes fermés et lucratifs, qui deviennent progressivement une source principale d’information pour beaucoup.
Pourtant, nous avons besoin de médias libres et solides pour construire un Canada où les conversations difficiles mènent à de bonnes politiques et des lois bénéfiques pour tous. Les enjeux importants ne peuvent être résolus sans espaces publics où les gens peuvent obtenir une information exacte, entendre des points de vue diversifiés et engager le dialogue.
La réconciliation est l’un des efforts les plus importants du pays. Pour que tous les Canadiens prospèrent, les peuples autochtones doivent aussi prospérer. Il faut égaliser les chances et réduire les écarts en matière de santé, d’éducation et de justice. Et pour cela, nous avons besoin d’un écosystème médiatique sain.
Le rôle crucial de la couverture médiatique
Prenons l’exemple de la couverture médiatique des pensionnats autochtones. Les premiers témoignages de survivants ont été publiés ou diffusés au début des années 1990. Peu après, la Commission royale sur les peuples autochtones de 1996 est venue confirmer ces reportages.
Les journalistes – pas seulement les commissions et les fonctionnaires – ont ensuite travaillé avec acharnement pour mettre au jour et faire connaître cet héritage colonial tragique. Leur effort pour donner une voix aux sans-voix et dire la vérité au pouvoir ne peut être sous-estimé.
Il est vrai que cette couverture a souvent renforcé des stéréotypes à l’égard des peuples autochtones ou qu’elle s’est concentrée sur des enjeux négatifs sans offrir le contexte nécessaire.
Mais nombre de ces reportages sont nés de la volonté des journalistes de comprendre les défis auxquels ces communautés étaient confrontées, de révéler la vérité au grand public et de la placer sur le radar des élus du pays afin de les inciter à agir.
La crédibilité de ces journalistes, des personnes qu’ils ont rencontrées, du travail de recherche qu’ils ont mené : tout cela a contribué à combattre les premiers discours de déni.
Un important corpus de recherches en politiques publiques et en communication démontre que la diffusion de nouvelles peut exercer des pressions sur les élus et mener à des changements législatifs et en matière de politiques publiques.
On le voit dans les travaux de chercheurs comme Carmen L. Robertson, Stuart Soroka, moi-même, et bien d’autres. L’essentiel de ces recherches porte sur le rôle des médias avant l’arrivée des outils de recherche alimentés par l’IA et des applications sociales influencées par les algorithmes, mais elles demeurent extrêmement pertinentes pour comprendre notre réalité actuelle.
Une tempête parfaite pour la couverture médiatique
Lorsque les entreprises de médias sociaux sont arrivées sur la scène, l’attrait a été immédiat. Les gens pouvaient partager du contenu généré par les utilisateurs, sans filtre, sur n’importe quel événement, et ce, en temps réel. C’était aussi extrêmement avantageux pour les médias d’information.
Ils disposaient d’un espace où ils pouvaient partager des liens vers leurs articles pour ramener du trafic vers leurs sites web. Ils pouvaient trouver des sources, toucher un public plus large, susciter davantage de discussions sur les enjeux, accroître leur portée et rejoindre de nouveaux auditoires.
Mais à mesure que les plateformes de médias sociaux ont davantage monétisé leurs services, elles sont devenues plus sophistiquées dans leurs efforts pour retenir les utilisateurs et les garder absorbés, plutôt que de les voir cliquer ailleurs. Les publics cliquaient de moins en moins sur les liens externes, tandis que les entreprises de médias sociaux diffusaient le contenu des médias traditionnels sans les rémunérer. Les annonceurs ont délaissé les médias traditionnels au profit des réseaux sociaux.
Les médias ont alors tenté de forcer ces géants à payer pour les nouvelles qu’ils utilisaient. Au Canada, cela s’est traduit par l’adoption de la Loi sur les nouvelles en ligne (2023). Facebook et Instagram ont réagi en bloquant tout contenu d’actualité provenant des médias canadiens, qu’ils soient traditionnels ou alternatifs.
Les plateformes de médias sociaux n’avaient pas besoin d’aide pour attirer des utilisateurs. Elles avaient leurs algorithmes, conçus pour alimenter les gens en contenus qu’ils aimeront, approuveront ou auxquels ils réagiront. Cela inclut la mésinformation, la désinformation, les mèmes et les vidéos courtes. Le moteur, ce n’est pas le bien commun : c’est le profit.
Autre coup dur pour les médias : l’arrivée des outils de recherche et des résumés propulsés par l’IA, qui compilent de l’information provenant de multiples sources — y compris les médias sociaux — sans que les utilisateurs aient besoin de cliquer vers les sites d’information. Des agents conversationnels comme ChatGPT ou Gemini répondent désormais aux questions en s’appuyant sur du contenu accumulé sans permission.
Pour les médias canadiens, c’est la tempête parfaite : perte d’auditoires, de clics et de revenus publicitaires. Pour les Canadiens, c’est une perte d’accès à une information solide et pertinente, celle qui permet de comprendre les enjeux et peut mener à des travaux de recherche sérieux.
Le scénario catastrophe d’une poursuite
Le droit d’auteur et la rémunération, c’est une chose. Mais que se passe-t-il lorsqu’il y a de moins en moins – voire plus du tout – de journalistes ou de médias de qualité pour alimenter l’IA ?
Prenons l’exemple des tombes anonymes découvertes près d’anciens pensionnats autochtones. Beaucoup de Canadiens ont été horrifiés lorsqu’ils en ont entendu parler, même si ces lieux de sépulture étaient bien connus dans l’histoire orale autochtone, ainsi que dans les témoignages des survivants et du personnel des écoles. Le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, en 2015, en faisait d’ailleurs état.
Pourtant, certaines personnes continuent de nier l’existence de ces tombes — et il est facile de trouver leurs points de vue dans les résultats de recherche. Par exemple, j’ai cherché les mots : “Are Indian residential school graves real?” Le premier lien qui est apparu était intitulé : “No evidence of ‘mass graves’ or ‘genocide’ in residential schools.”
Mais lorsque j’ai posé la question à AI Mode — l’outil de recherche optimisé par l’IA de Google — la réponse fournie a été : “Yes, graves at residential sites are real, including many that are unmarked.” Cette réponse s’appuyait sur du journalisme rigoureux et d’autres sources fiables.
En 2024, plusieurs médias dont CBC/Radio-Canada, Postmedia, The Globe and Mail, La Presse Canadienne, Metroland Torstar et La Presse ont intenté une poursuite contre OpenAI, l’accusant de violer le droit d’auteur en partageant leurs contenus dans ses réponses aux utilisateurs.
Si OpenAI perd, cela mettra fin à l’utilisation gratuite du contenu. Dans le meilleur des cas, OpenAI indemniserait les médias pour leurs contenus et continuerait de les utiliser.
Cependant, si l’on se fie à l’exemple de Facebook, il est plus probable que ChatGPT exclue les médias fiables de l’information qu’il compile pour ses utilisateurs, ignorant ainsi les reportages équitables, rigoureux et équilibrés qu’ils produisent.
Si cela se produit, les gens seront exposés à encore moins de médias dotés de véritables normes professionnelles — des sources inestimables dont nous avons besoin pour assurer la vitalité des démocraties et l’information des citoyennes et citoyens.
Qui viendra contester les idées reçues ?
Il est difficile de prévoir ce que ce paysage médiatique en mutation signifie pour la réconciliation et pour le débat très concret sur le manque de progrès à ce sujet.
Mais avec des salles de rédaction qui ne cessent de se réduire, comment les Canadiens pourront-ils continuer à avoir cette conversation à l’ère de l’IA et du blocage des nouvelles sur Facebook ? Qui sera dans l’auditoire ? Qui viendra contester la mésinformation, la désinformation ou le contenu sponsorisé qui ne promeut qu’un seul point de vue ?
Les algorithmes des réseaux sociaux sont conçus pour mettre les utilisateurs à l’aise. Ils renforcent leurs convictions et ne remettent jamais en question leurs hypothèses, car le statu quo maintient les yeux des utilisateurs rivés à leurs écrans et leurs cartes de crédit à portée de main.
Pourtant, il est essentiel de mener des conversations difficiles. Les médias de confiance et un journalisme rigoureux sont indispensables. Les gens ont besoin de joie dans leur vie, mais ils ont aussi besoin d’être suffisamment informés pour ressentir l’indignation et le choc, et pour nourrir leur curiosité.

