(English version available here)
La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a plongé le Canada dans l’incertitude. Les droits de douane qu’il a imposés sur les principales exportations canadiennes ont déjà causé la perte de milliers d’emplois en Ontario et les entreprises s’activent pour trouver de nouveaux débouchés. Des pans entiers de l’économie, comme le secteur du bois d’œuvre, sont menacés. La seule certitude, comme l’a déclaré le premier ministre, Mark Carney, est que la relation que nous avons connue avec les États-Unis, fondée sur l’intégration de nos économies et la coopération en matière de sécurité, est terminée.
Cela ne veut pas dire qu’il faille jeter par-dessus bord l’une des relations commerciales les plus productives au monde, mais il faut être en mesure de réussir indépendamment des politiques publiques américaines. Trump est imprévisible. Nous devons donc nous préparer à un avenir plus incertain.
Compte tenu de la détérioration, non seulement de nos relations commerciales, mais aussi de notre lien en matière de défense et de sécurité, nous devons frapper un grand coup, et ce, rapidement. Accorder une place prédominante à la politique industrielle pourrait-il faire partie de la solution?
L’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) a consulté des centaines de personnes issues du monde universitaire, du milieu des affaires, du gouvernement, de différentes industries et d’organisations à but non lucratif dans le cadre d’un projet de recherche pluriannuel sur les choix économiques futurs du Canada. Le rapport final sera publié lors d’une conférence qui se tiendra le 16 septembre, à Ottawa.
L’Institut a organisé quatre ateliers de discussion aux quatre coins du pays. Ces ateliers ont permis d’échanger sur les différentes applications possibles de la politique industrielle et de réfléchir au degré souhaitable d’intervention des gouvernements dans certains secteurs de l’économie, si tant est qu’ils soient en mesure de le faire.
Pour certains, une politique industrielle plus vigoureuse offre au Canada l’occasion de jouer un rôle de premier plan dans les industries de l’avenir. Pour d’autres, cela ressemble plus à de l’ingérence gouvernementale. Les participants se sont montrés très ouverts à l’idée de recourir à des actions gouvernementales ciblées pour répondre à certaines priorités délaissées par le marché, comme la fabrication de vaccins au Canada.
La politique industrielle, un terme chargé de sens, peut prendre diverses significations. De manière générale, elle signifie que les gouvernements tentent d’orienter volontairement une partie de l’activité économique. Cela peut prendre la forme de petites mesures, comme des crédits d’impôt, ou des projets plus importants visant à promouvoir un secteur ou une région en particulier.
Pour certains, la politique industrielle est une forme de socialisme. Terence Corcoran, rédacteur en chef du Financial Post, parle d’« étatisme industriel ». Pour lui, la politique industrielle s’apparente aux contraintes arbitraires imposées par Trump aux entreprises américaines afin d’acquérir par la force des participations dans celles-ci. Cette comparaison a du sens si l’on croit que le gouvernement n’a pas de rôle légitime à jouer dans l’économie. Si l’on suit cette logique, les interventions en faveur des sables bitumineux — sans doute la plus grande réussite du Canada en matière de politique industrielle — seraient socialistes jusqu’à la moelle!
Il y a toujours un certain niveau d’intervention de l’État dans l’économie, qu’il s’agisse de définir et de faire respecter les droits de propriété intellectuelle, de construire des infrastructures ou de financer la recherche. Mais il est vrai aussi que les gouvernements peuvent aller trop loin. C’est pourquoi il faut faire la distinction entre un État qui cherche à accaparer des moyens de production et un État qui veut seulement inciter des industries à agir dans l’intérêt public.
Si nous sommes aujourd’hui confrontés à l’urgence de nous adapter, nous devons aussi agir correctement. Pour réduire notre dépendance à l’égard des États-Unis tout en stimulant le commerce intérieur et en diversifiant nos marchés d’exportation, il faut plus d’infrastructures et de meilleure qualité, moins de barrières commerciales internes, une commercialisation plus efficace des résultats de la recherche et développement et une intégration plus poussée avec d’autres partenaires commerciaux.
Certaines entreprises aimeraient contribuer à cette transformation, mais les buts à atteindre dépassent largement leurs capacités. Les gouvernements doivent investir dans la formation, l’éducation, la recherche et les infrastructures, mais aussi, dans certains cas, il devra contribuer à réduire le risque pour les investisseurs privés. Le renforcement des capacités de production coûte cher, mais il peut s’avérer nécessaire dans un monde où les frontières sont plus étanches.
Les grandes transformations ont tendance à se faire lentement, en particulier les grands projets d’infrastructures, souvent victimes de retards et de dépassements de coûts. Les nombreux et interminables projets de transport en commun au Canada en sont un bon exemple.
D’aucuns pourraient déplorer qu’il ne soit plus possible de nos jours de réaliser de grands projets, tel le chemin de fer qui a relié le pays au 19e siècle. Mais la réalisation de ce « ruban d’acier » a aussi eu des conséquences terribles pour les travailleurs, qui ont été traités comme des produits jetables, et pour les communautés autochtones situées le long de la voie ferrée. Il ne nous viendrait plus jamais à l’esprit de construire de la sorte et il faut éviter de le faire. Nous ne pouvons pas écraser les communautés ou exploiter les travailleurs. Nous devons travailler en partenariat avec les Premières Nations et veiller à ne pas sacrifier la sécurité ou l’environnement.
Les gouvernements gèrent souvent maladroitement la politique industrielle. Chacun peut citer son exemple préféré d’échec. Mais cela ne suffit pas pour discréditer entièrement cette approche. Certaines priorités collectives ne trouvent pas de réponse du côté du secteur privé. La véritable question n’est pas de savoir si l’État peut être « plus malin » que le marché, mais bien s’il peut donner aux entreprises des raisons de contribuer à ces priorités.
La politique industrielle n’a rien d’une science exacte : elle comporte inévitablement une part d’échec. Chaque intervention gouvernementale dans un domaine où le marché ne va pas comporte son lot d’erreurs. L’essentiel n’est pas d’éviter l’erreur, mais d’apprendre à en tirer parti pour éclairer les décisions futures. Or, comme on l’a souvent entendu lors de nos ateliers, le Canada échoue trop souvent sur ce plan : au lieu d’analyser nos ratés, nous les balayons sous le tapis.
Pour fonctionner, la politique industrielle doit reposer sur trois piliers : une stratégie solide, une évaluation rigoureuse et une gouvernance efficace.
Une stratégie paraît simple sur le papier, mais elle est sans doute l’élément le plus difficile. Fixer des priorités claires n’a rien d’évident, surtout lorsqu’il s’agit d’orienter le développement de technologies de pointe incertaines ou de rivaliser avec des pays plus rapides que nous. Plutôt que de voir la politique industrielle uniquement comme un moteur de croissance économique, le Canada devrait la concevoir avant tout comme un moyen de répondre à des priorités collectives urgentes que le secteur privé ne peut ou ne veut pas assumer. La croissance qui en découlera doit être considérée comme une retombée positive.
L’évaluation semble plus accessible. Collecter des données et mesurer des résultats n’a rien d’inhabituel. Le problème est plutôt l’inconstance : les gouvernements préfèrent enterrer discrètement les programmes ratés plutôt que de les analyser. Résultat : nous répétons les mêmes erreurs. Or, une évaluation rigoureuse n’est pas seulement une question de reddition de comptes : elle est indispensable pour bâtir de meilleures pratiques à partir de l’expérience, réussie ou non.
Enfin, la gouvernance est sans doute l’aspect le plus complexe. La politique industrielle met en jeu plusieurs ministères et différents niveaux de gouvernement. Pour atteindre un objectif, Ottawa doit souvent travailler de concert avec les provinces (universités, établissements d’enseignement supérieur), les municipalités (infrastructures locales) et ses propres organismes fédéraux.
C’est ici que des institutions indépendantes peuvent jouer un rôle clé. Des entités agiles à l’abri des pressions politiques du quotidien — comme des sociétés d’État bien structurées — peuvent piloter des projets exigeant la coopération de multiples acteurs publics et privés. L’expansion de l’oléoduc Trans Mountain en est un exemple. Le projet avait été abandonné par Kinder Morgan, jugé trop risqué sur les plans réglementaire et social. Le gouvernement fédéral a décidé qu’il était dans l’intérêt national, a racheté l’oléoduc et confié le projet à Trans Mountain Corp. pour mener l’expansion à terme, malgré un coût bien plus élevé que prévu. Ce choix illustre une intervention économique ciblée qui a permis de réaliser une priorité politique.
Qu’on apprécie ou non la politique industrielle, les gouvernements y recourent sans cesse. Plutôt que de débattre sans fin de ses mérites, il serait plus utile de réfléchir à la façon de la mettre en œuvre correctement. L’enjeu est particulièrement pressant dans un contexte de transition énergétique mondiale, de tensions géopolitiques et de chaînes d’approvisionnement fragilisées.
La pandémie de COVID-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont rappelé que l’intégration économique mondiale peut s’effondrer du jour au lendemain — à cause d’une simple balle ou d’un virus. Le Canada ne peut plus se croire à l’abri des secousses internationales.
La sécurité nationale et la diversification du commerce sont désormais au cœur du débat sur la politique industrielle. Mais cela ne rend pas caduques les priorités d’hier : la transition énergétique, la crise du logement, l’inclusion des communautés autochtones et isolées restent cruciales. Nous devons oser prendre des risques. Certains paris échoueront, mais d’autres réussiront si nous avons une stratégie claire, une évaluation sérieuse et une gouvernance solide. Face à des crises multiples et interdépendantes, l’inaction serait le plus grand des risques.
Le monde a changé radicalement depuis la conception du projet de l’IRPP. Et il pourrait basculer encore plus brutalement si les vents géopolitiques tournaient au mauvais endroit. Le Canada doit s’adapter et prendre son destin en main. La politique industrielle peut être un outil essentiel pour y parvenir.