Pour une deuxié€me fois de suite, le choix d’un prési- dent des EÌtats-Unis a tenu le monde entier en haleine pendant plusieurs mois et les électeurs américains ont rendu un verdict serré. Certes, l’écart entre les candidats a été un peu plus grand ”” et moins con- testable ”” cette fois-ci qu’en 2000. Mais il n’en demeure pas moins qu’un glissement d’un peu plus de 100 000 voix dans un EÌtat, l’Ohio, aurait pu mener John Kerry aÌ€ la Maison-Blanche.
Les lecteurs attentifs d’Options politiques s’en rap- pelleront : plusieurs signes avant-coureurs nous avaient amenés aÌ€ prédire une victoire de George W. Bush plus d’un mois avant le jour du vote. Malgré son caracté€re prévisible, le résultat de l’élection n’en présente pas moins certains traits d’un paradoxe. D’une part, l’opi- nion américaine était relativement peu enthousiaste envers son président, dont le taux d’approbation en fin de mandat atteignait aÌ€ peine la barre des 50 p. 100. Jamais un président n’aura été réélu sur la base d’un taux d’approbation si chancelant. D’autre part, l’électorat semblait muÌ‚r pour du changement ”” notamment en ce qui concerne les politiques économiques et la conduite de la guerre en Irak ”” mais la majorité a malgré tout opté pour la continuité.
Les EÌtats-Unis ont connu des élections serrées dans le passé mais c’est la premié€re fois dans l’histoire récente de ce pays que l’on observe deux élections consécutives si aÌ‚prement disputées. Comment expliquer que les deux dernié€res élections aient été aussi con- testées et que l’écart entre les candidats des deux grands partis ait si peu changé en quatre ans? Quel a été le facteur déterminant qui a permis aÌ€ George W. Bush de l’emporter de nou- veau? Que nous révé€lent les résultats de l’élection du 2 novembre sur la nou- velle configuration du paysage poli- tique américain? Cet article tente d’apporter quelques éléments de réponse aÌ€ ces questions.
AÌ€ notre avis, si la réélection de George W. Bush n’est pas vraiment surprenante, compte tenu du passé électoral américain et des tendances lourdes qui le favorisaient, les scores serrés des élections présidentielles de 2000 et 2004 annoncent une situation nouvelle : celle d’une Amérique divisée en deux blocs électoraux de plus en plus stables et de force aÌ€ peu pré€s égale. Il faudra donc s’habituer au suspense des élections présidentielles.
Dans une telle situation, il est diffi- cile d’isoler le facteur déterminant qui a permis aÌ€ George W. Bush d’é‚tre réélu. Nous observons toutefois que, dans ce nouveau paysage politique polarisé, l’élection de 2004 s’est jouée sur des enjeux qui ne laissent pas entrevoir une mainmise aÌ€ long terme des répu- blicains sur la Maison-Blanche.
La victoire de Bush est-elle sur- prenante? Si on la replace dans son contexte historique, non. Les Américains ont privilégié dans le passé la stabilité des administrations prési- dentielles. Apré€s avoir confié la direc- tion de leur pays pendant 20 ans aux Démocrates (de 1932 aÌ€ 1952), ils ont ensuite maintenu le mé‚me parti en place aÌ€ la Maison-Blanche pour au moins 8 ans (administrations républi- caines : 1952-1960, 1968-1976, 1980- 1992, 2000-2008 ; administrations démocrates : 1960-1968, 1992-2000), aÌ€ la seule exception du démocrate Jimmy Carter, battu en 1980 par Ronald Reagan apré€s un seul mandat. Dans cette perspective, c’est plutoÌ‚t la défaite de George W. Bush que sa réélection qui aurait constitué une surprise. En fait, ce qui étonne est plutoÌ‚t la tré€s grande stabilité des appuis parti- sans au niveau des EÌtats, qui s’explique entre autres facteurs par une polarisa- tion accrue de l’électorat.
La polarisation de l’électorat, déjaÌ€ bien amorcée en 2000, rendait prévisi- ble la relative stabilité de la carte politique américaine. Entre 2000 et 2004, seuls le Nouveau-Mexique, l’Iowa et le New Hampshire ont changé de couleur, les deux premiers passant du bleu des démocrates au rouge des républicains ”” par des marges plus minces que celle de l’Ohio ”” et le troisié€me faisant le par- cours inverse avec un résul- tat aÌ€ peine moins serré.
Comme l’indique le graphique 1, le vote de 2000 permet une prédiction tré€s fidé€le de celui de 2004. Une fois cette ten- dance identifiée, toutefois, peu de va- riables permettent d’expliquer l’ampleur des gains du candidat sor- tant. L’exception notable est un indice d’intensité de la pratique religieuse, élaboré par le Pew Research Center for the People and the Press (https://people-press.org). George W. Bush a fait des gains plus grands dans les EÌtats ouÌ€ la population est plus pra- tiquante, mais la marge est loin d’é‚tre spectaculaire.
L’impact de la pratique religieuse et des valeurs traditionnelles sur le vote peut également é‚tre mesuré au niveau individuel. Dans le sondage que le bureau américain de Léger Marketing a réalisé quelques jours avant l’élection, l’intensité de la pratique religieuse s’avé€re la variable la plus forte pour expliquer le vote pour Bush, quelles que soient les variables de controÌ‚le qui l’accompagnent (pour les résultats détaillés de nos analy- ses, voir : https://cepea.cerium.ca/arti- cle180.html). Cette tendance était déjaÌ€ présente en 2000, toutefois, et on ne peut pas attribuer la plus grande part de l’augmentation du vote pour George Bush aux segments les plus religieux de la population. En fait, selon les sondages de sortie des bureaux de scrutin publiés par le réseau CNN (www.cnn.com/election/2004), le président avait déjaÌ€ largement fait le plein des votes des segments les plus pratiquants en 2000 et l’augmentation de ses appuis aurait été moins élevé chez ces derniers (+ 1 point de pour- centage) que chez les moins prati- quants (+ 3 ou 4 points).
Les chrétiens évangéliques blancs, qui forment 23 p. 100 de l’électorat et ont appuyé Bush aÌ€ 78 p. 100, ont donné au président plus du tiers des neuf millions de votes qu’il a gagnés entre 2000 et 2004. De ce point de vue, le phénomé€ne le plus important n’est pas l’augmentation de leur nombre (stable en proportion de l’électorat), mais bien leur fidélité grandissante envers les républicains. Le poids de plus en plus déterminant qu’ils exercent aÌ€ l’intérieur du parti a contribué aÌ€ placer les enjeux moraux tels l’avortement ou le mariage entre conjoints de mé‚me sexe au cœur de la campagne. On a aussi émis l’hy- pothé€se selon laquelle les référen- dums sur des enjeux moraux tenus dans 11 EÌtats avaient contribué aÌ€ « faire sortir » le vote conservateur. Les analyses que nous avons pumener aÌ€ ce sujet (disponibles en ligne) ne sont toutefois pas conclu- antes. Il y a effectivement eu aug- mentation de la participation électorale, mais celle-ci n’a pas sem- blé donner d’avantage systématique aÌ€ un parti ou aÌ€ l’autre. Par exemple, si on observe l’augmentation de la participation électorale dans un EÌtat clé comme l’Ohio, ouÌ€ se tenait un référendum visant aÌ€ interdire les mariages entre conjoints de mé‚me sexe, il n’y a aucun lien entre le degré d’appui au référendum et l’augmentation de la participation électorale entre 2000 et 2004. Ce qui est vrai, par contre, c’est que les démocrates espéraient beaucoup d’une augmentation sensible de la participation électorale, qu’on sup- posait bénéfique au challenger, mais que les nouveaux électeurs ont fini par voter comme les autres.
Est-ce qu’une meilleure campagne de Kerry aurait pu changer les choses? C’est possible, mais c’est loin d’é‚tre suÌ‚r. Certes, la campagne du candidat démocrate a mis du temps aÌ€ prendre son envol. AÌ€ peu pré€s tous les observateurs s’entendent pour recon- naiÌ‚tre qu’il a gagné les trois débats et dominé la course dans le dernier droit, mais la « tortue » Bush avait un avan- tage initial trop marqué sur le « lié€vre » Kerry. En s’appuyant sur un pro- gramme électoral ancré aÌ€ droite et en ne laissant transparaiÌ‚tre aucun doute sur la solidité de leur performance lors du premier mandat, George Bush et ses straté€ges faisaient un double pari. D’une part, ils tenaient aÌ€ galvaniser l’électorat conservateur qui leur était acquis d’avance. D’autre part, en pro- jetant une image résolue et inébran- lable, l’équipe Bush a pu attaquer sans relaÌ‚che l’apparente irrésolution de John Kerry, qui n’a certes pas aidé sa cause en y allant de certaines déclara- tions malhabiles pré‚tant flanc aÌ€ cette critique.
D’aucuns affirment que John Kerry aurait duÌ‚ faire davantage porter l’élection sur les enjeux intérieurs, laÌ€ ouÌ€ l’insatisfaction envers l’administra- tion Bush était la plus palpable. On évoque aÌ€ cet égard la stratégie victo- rieuse de Bill Clinton en 1992, qui avait fait de l’économie son cheval de bataille et avait réussi aÌ€ orienter l’élec- tion sur les enjeux nationaux.
Dans notre article d’octobre dans cette revue, nous soulignions que la seule chance pour Kerry de l’emporter résidait dans sa capacité de faire dévier l’attention de l’électorat vers les enjeux économiques qui l’avantageaient, notamment l’emploi, ouÌ€ la perfor- mance de l’administration Bush a été moins que reluisante. Il fallait donc éloigner l’attention de l’enjeu du ter- rorisme (le point fort de Bush) et réo- rienter les préoccupations aÌ€ l’égard de la situation en Irak de façon aÌ€ mettre au jour les erreurs de l’administration Bush dans ce dossier.
Notre analyse des données recueil- lies par Léger Marketing confirme que la campagne de Kerry n’a pas atteint ces objectifs. Le tableau 1 présente une analyse de régression logistique qui démontre que, une fois pris en compte tous les facteurs structurants du vote (région ; taille de la communauté ; appartenance aÌ€ la communauté afro- américaine ; scolarité ; revenu ; pra- tique religieuse), la préoccupation relative aux enjeux sécuritaires con- tribuait de façon tré€s significative aÌ€ faire opter les électeurs pour George Bush. Ceci signifie en clair que les enjeux sécuritaires ont permis au prési- dent de puiser au-delaÌ€ de son électorat de base. Par contre, notre analyse indique que les préoccupations pour les enjeux économiques ne sont pas parvenues aÌ€ faire pencher de nouveaux électeurs vers Kerry au-delaÌ€ de ceux qui l’appuyaient déjaÌ€ en raison des fac- teurs structurants retenus.
Faut-il nécessairement faire porter aÌ€ John Kerry l’odieux de cet échec? En fait, mé‚me si la perform- ance économique de l’administration Bush laissait aÌ€ désirer aÌ€ plusieurs égards, la taÌ‚che de John Kerry en 2004 n’était pas du tout la mé‚me que celle de Bill Clinton en 1992 et il est donc permis de douter qu’une stratégie inspirée du fameux slogan de l’équipe Clinton ””« It’s the econ- omy, Stupid! » ”” euÌ‚t pu porter fruit. Le contexte dans lequel Kerry a mené sa campagne n’était pas celui de 1992 : les républicains étaient au pouvoir depuis seulement quatre ans (et non 12) et il était beaucoup plus difficile de ramener l’attention sur les questions internes dans un pays en guerre qui ressentait encore le trau- matisme du 11 septembre.
Cette défaite démocrate annonce- t-elle une mainmise républicaine sur la Maison-Blanche? Certains com- mentateurs ont parlé d’une tré€s dure défaite pour les démocrates et ont vu dans le « blanchissage » républicain dans le Sud une évolution aÌ€ long terme qui allait leur fermer pour longtemps les portes de la Maison-Blanche. Ces interprétations sont exagérées. Les démocrates ont obtenu plus de voix que les républicains au cours de trois des quatre dernié€res élec- tions (1992, 1996 et 2000) et l’écart de trois points de pourcentage observé en 2004 (51 aÌ€ 48 p. 100) ne rappelle en rien les dures défaites de ce parti durant les années 1980.
Il est vrai que les républicains dominent maintenant entié€rement le Sud et une bonne partie de l’Ouest. Mais les démocrates ont aussi leurs bastions en Nouvelle-Angleterre et sur la coÌ‚te du Pacifique. Cette géographie du vote confé€re aux républicains un certain avantage de départ, mais celui-ci est loin d’é‚tre insur- montable. Elle met en relief l’importance électorale d’un petit nombre d’EÌtats (Michigan, Wisconsin, Pennsylvanie, Minnesota, Iowa et Ohio), modérés au plan idéologique et vivant avec difficulté leur transition vers la nouvelle économie. Les démocrates ont l’avan- tage mais ne dominent pas entié€re- ment cette région, ayant remporté dans cinq de ces EÌtats en 2000 et dans qua- tre d’entre eux en 2004. Mais l’Ohio leur a échappé de justesse dans les deux cas, et cela leur a couÌ‚té la victoire. Il n’est pas interdit de croire que l’Ohio sera encore aÌ€ surveiller dans quatre ans.
Certains ont vu dans le résultat de l’élection une poussée conservatrice chez nos voisins du Sud. L’argument ne résiste pas aÌ€ l’analyse. Les Américains ne sont pas plus conserva- teurs maintenant qu’il y a quatre ou huit ans. Mé‚me si la dernié€re élection a mis en évidence la place d’une cer- taine conception de la religion en poli- tique et a vu augmenter sensiblement le poids des chrétiens évangéliques dans le Parti républicain, la société américaine dans son ensemble est aÌ€ bien des égards moins conservatrice aujourd’hui qu’il y a quelques décen- nies. Le changement se situe ailleurs et découle de la polarisation idéologique accrue des choix électoraux. L’idéologie et les valeurs religieuses sont plus étroitement liées qu’aupara- vant aux choix électoraux. L’élection de 2004 n’a donc fait que renforcer en ce sens une tendance déjaÌ€ bien ancrée.
Le champ de bataille des prochaines campagnes sera donc limité sur le plan géographique et idéologique. Géographiquement, il se situera encore dans une dizaine d’EÌtats clés parmi ceux qui ont mobilisé l’attention cette année. Idéologiquement, la bataille sera menée chez ceux ”” qui risquent d’é‚tre moins nombreux qu’avant ”” dont le choix ne sera pas dicté par leurs valeurs ou leurs orientations idéologiques. En 2004, les enjeux liés au terrorisme et aÌ€ la sécurité sont venus brouiller les cartes sur le terrain idéologique étroit des électeurs modérés. Tout un pan de l’électorat, qui aurait en temps normal été réceptif au message de politique interne livré avec aplomb par le candi- dat démocrate Kerry, n’était tout sim- plement pas pré‚t aÌ€ « changer de jockey en pleine course » dans le contexte d’un conflit armé en Irak et d’une guerre contre le terrorisme dont on saisit encore mal toutes les dimensions. Dans un contexte autre, il n’est pas clair que cette portion de l’électorat aurait néces- sairement jeté son dévolu de nouveau sur George W. Bush.
On peut donc anticiper pour l’avenir des batailles rangées qui devraient encore produire des résultats serrés et aÌ€ l’issue incertaine. Dans le numéro d’octobre dernier de cette revue, nous soulignions que la cam- pagne présidentielle allait déboucher sur un résultat serré aÌ€ l’image d’un pays plus divisé que jamais. On peut d’ores et déjaÌ€ s’aventurer aÌ€ prédire que cette conclusion s’appliquera également aÌ€ la prochaine élection présidentielle.
Les données et les détails techniques concernant les analyses men- tionnées dans cet article sont disponibles sur le site Web de la chaire (https://cepea.cerium.ca/article180.html). Nous remercions Jean-Marc Léger de nous avoir donné accé€s aux données de sondage de Léger Marketing.