Avec la crise des finances publiques américaine, et celle bien différente qui secoue l’Europe, on constate combien l’opinion publique est une composante importante autant du problème que de la solution. Qu’est-ce que les citoyens sont prêts à accepter? Jusqu’où les taxes et les impôts peuvent-ils être majorés sans provoquer une crise sociale? Les différences entre les réponses données par les Américains, les Britanniques et les Grecs resteraient incompréhensibles si l’analyse ne s’en tenait qu’aux strictes variables économiques.

Une large portion de l’équation relève évidemment du jeu politique, et plus encore de la culture politique d’un pays. En fait, si les Américains retrouvaient le même poids de la fiscalité qu’ils ont connu avant la crise (en 2009, les recettes fiscales représentaient 24 p. 100 du PIB comparativement à 28 p. 100 en 2007), 40 p. 100 du problème de leur déficit budgétaire serait réglé. S’ils consentaient à un niveau de taxation similaire à celui des Canadiens (31 p. 100 du PIB en 2009), le déficit serait rapidement maîtrisé et la dette de Washington se résorberait progressivement.

Évidemment, la situation n’est pas aussi simple, car l’opinion publique nourrit des attentes souvent incompatibles : on exige plus de services publics tout en demandant moins de prélèvements fiscaux. Par ailleurs, les dynamiques budgétaires restent difficilement compréhensibles lorsqu’on se trouve à l’extérieur du cercle d’initiés. La perception se construit alors à partir de fragments disparates, objectifs et subjectifs, micro- et macro-économiques.

Le Québec, par rapport au reste du Canada mais aussi dans le contexte de l’Amérique du Nord, constitue un cas d’espèce intéressant. Dès que l’on remet en question le modèle québécois, fondé sur un interventionnisme étatique fort, on assiste à une levée de boucliers. Mais aussitôt que l’État envisage de nouvelles taxes ou une augmentation de la grille tarifaire, l’opinion publique s’indigne tout autant. Les gouvernements du Québec, sous Lucien Bouchard comme sous Jean Charest, ont bien tenté d’apprivoiser l’opinion publique, quoique les efforts semblent vains, périlleux à tout le moins. Les Québécois sont attachés d’une manière identitaire à l’État tout en étant devenus presque agressifs à son endroit.

À cela s’ajoute souvent un syndrome du « pas dans ma poche ». Sondés par Léger Marketing, quatre Québécois sur cinq étaient favorables à une augmentation des taxes sur le tabac. Simple coïncidence, moins d’un Québécois sur cinq fume ! Cela porte à penser que pour l’homo oeconomicus québécois, il faut faire payer les autres.

En janvier 2005, nous avions mené une enquête pour sonder les opinions, les perceptions et, dans certains cas, les souhaits des Québécois. Mené par la maison CROP auprès de 1 000 répondants, ce sondage avait permis d’établir un portrait de l’appréciation de la gestion des fonds publics ainsi que des services publics reçus en contrepartie des impôts.

Sur ce plan, les Québécois avaient la conviction que les fonds publics étaient mal administrés et mal dépensés par le gouvernement. Fiscalement, ils s’estimaient trop lourdement taxés.

En 2011, au même moment de l’année, nous avons mené un deuxième coup de sonde, reprenant les mêmes questions. Six ans plus tard, le mécontentement ne s’est pas dissipé, au contraire, il s’est accentué : les Québécois ont l’allure d’un peuple en colère. On comprend alors qu’ils n’hésitent pas à vilipender leur classe politique, voire à la congédier (voir tableaux 1 et 2).

Le Québec, par rapport au reste du Canada mais aussi dans le contexte de l’Amérique du Nord, constitue un cas d’espèce intéressant. Dès que l’on remet en question le modèle québécois, fondé sur un interventionnisme étatique fort, on assiste à une levée de boucliers.

Les chiffres sont accablants pour l’État québécois. En 2005, trois Québécois sur quatre estimaient les fonds publics mal gérés ; en 2011, c’est neuf sur dix. Conséquemment, ils refusent de payer davantage d’impôts et demandent que l’État fasse d’abord le ménage !

La triste gestion de certains projets qui ont défrayé la manchette à répétition a sans aucun doute laissé des traces dans l’opinion publique. Depuis nombre d’années, plusieurs dossiers sont devenus des symboles d’immobilisme. La saga du centre hospitalier de l’Université de Montréal est la plus connue, mais il y a eu également des projets avortés comme le déménagement du Casino de Montréal au bassin Peel, ce qui aurait permis d’accueillir en permanence le Cirque du Soleil, sans parler d’innombrables blocages en matière de rénovation urbaine à Montréal, par exemple dans le cas de l’échangeur Turcot. Ces débats, largement relayés par les médias, ont cristallisé l’opinion publique.

Entre 2005 et 2011, la proportion des gens qui estiment payer trop d’impôts s’est accrue. Or la charge fiscale fédérale a diminué, pensons notamment à la réduction de deux points du taux de la TPS. Les impôts provinciaux ont aussi baissé, surtout grâce aux réductions de l’impôt sur le revenu, et cela, malgré l’augmentation du taux de la TVQ. Il y a donc un écart entre la réalité et les perceptions.

Sachant qu’une large part de répondants dont les revenus sont peu élevés ne paient pas d’impôts sur le revenu (soit 36 p. 100 des contribuables québécois en 2008), on pourrait estimer que les gens qui répondent « assez d’impôts ou pas assez d’impôts » se trouvent dans cette catégorie sociale, surtout si leurs revenus sont inférieurs à 40 000 dollars.

En adoptant une grille « marxiste », on pourrait avoir des attentes analogues, fondées sur des a priori différents pour les personnes les plus riches. Celles-ci estimeraient payer « trop d’impôts » parce qu’elles auraient des opinions de droite : moins d’État, moins d’impôts. Ainsi, les opinions fiscales traduiraient donc des clivages de classes sociales.

Les chiffres de ces deux enquêtes infirment complètement cette lecture qui lie la réalité objective à la perception subjective. En 2011, les différences entre les groupes sociaux ne sont pas significatives : c’est plutôt du pareil au même. Toutes les classes estiment payer trop d’impôts, y compris celles qui en paient très peu ! Et les contribuables plus fortunés, même s’ils assument l’essentiel du fardeau fiscal, ne rechignent pas plus que les autres à payer leur dû. Il n’y a pas de différence significative entre les groupes économiques (voir tableau 3).

En 2005, quelques différences étaient notables, mais c’était la classe moyenne qui affichait le plus grand mécontentement ; en ventilant les évaluations des plus riches et des plus pauvres, on obtenait sensiblement le même résultat. La progressivité de la charge fiscale ne se traduit donc pas dans les perceptions des individus. Contributeurs et bénéficiaires semblent être du même avis : ils sont trop lourdement imposés.

Évidemment, ces deux problématiques s’interpellent. Avoir le sentiment de payer trop d’impôts est d’autant plus douloureux lorsqu’on juge que l’argent est mal géré. En analysant parallèlement les réponses données à ces deux questions pour comprendre la perception des Québécois, quatre grands profils de contribuables peuvent être dégagés (voir tableau 4).
Les « désabusés » sont les plus nombreux. Ils estiment payer trop d’impôts et, de surcroît, ils considèrent que les gouvernements gèrent mal le Trésor public. Double insatisfaction, double condamnation. En 2005, cette catégorie regroupe la moitié des répondants ; en 2011, près de deux tiers des contribuables en font partie.

À l’opposé, les « satisfaits » sont heureux sur les deux plans ; à leurs yeux, ils ne paient pas trop d’impôts et ils considèrent que les fonds publics sont généralement bien administrés. Ces répondants sont peu nombreux, ils comptent pour moins de 10 p. 100, et leur nombre est en déclin entre 2005 et 2011. En fait, presque la moitié des gens qui se disaient satisfaits en 2005 se trouvent dans une autre catégorie en 2011.

Les deux autres profils sont plus singuliers. Les « critiques » ne pensent pas payer trop d’impôts, mais ils considèrent que ceux-ci sont mal gérés. Ils estiment donc que la caisse publique doit être renflouée, que chacun doit y contribuer davantage.

Restent les « résignés ». Ils ne sont pas insatisfaits de la gestion de l’État, mais jugent payer trop d’impôts. Eux aussi sont moins nombreux en 2011 qu’en 2005.

Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, ces quatre profils ne sont guère associés à des groupes particuliers de la société, mais pour deux variables sociodémographiques, soit la langue et l’éducation, on note des différences significatives (voir tableau 5). Premièrement, les allophones et les anglophones sont nettement surreprésentés chez les résignés, alors que les francophones sont surreprésentés chez les critiques. C’est cependant la variable éducation qui cause un écart plus remarquable : les personnes ayant un diplôme universitaire sont proportionnellement plus nombreuses à se dire satisfaites, alors que celles qui n’en possèdent pas sont sous-représentées dans cette catégorie.

Si, le plus souvent, les variables socioéconomiques ne semblent pas déterminer le profil des répondants, il en va autrement des positions quant aux principaux enjeux de finances publiques (voir tableau 6). Chez les désabusés, le travail au noir est excusable une fois sur deux. Dans les autres groupes, une nette majorité condamne cette pratique. Si une bonne proportion de Québécois critique le choix du gouvernement d’augmenter le taux de la TVQ pour renflouer les coffres de l’État (accroissement d’un point de pourcentage au 1er janvier 2011 et d’un autre point au 1er janvier 2012), les satisfaits sont d’un avis contraire; c’est le seul groupe qui adhère majoritairement à cette nouvelle politique. Chez les désabusés, la presque totalité des répondants sont défavorables à cette augmentation des taxes québécoises, ce qui n’est pas surprenant lorsqu’on sait qu’ils estiment payer trop d’impôts et jugent, de surcroît, que les fonds sont mal gérés.
Les préférences en matière de prélèvements fiscaux sont également révélatrices de tendances lourdes. Certains souhaitent la contribution des entreprises, tandis que d’autres optent plutôt pour les taxes sur des produits spécifiques, tels le tabac et l’alcool. En fait, chez les désabusés, ces deux cibles fiscales recueillent l’appui de 72 p. 100 des répondants. Inversement, ce sont chez les satisfaits que ces mesures sont les moins populaires. Les modes de prélèvement qui visent le plus grand nombre ”” les impôts des particuliers, la tarification des services publics et les taxes à la consommation ”” reçoivent beaucoup moins d’appuis, soit un tiers de tous les répondants. Un autre constat s’impose à partir de ces préférences, surtout lorsqu’on veut en dégager les options pour de nouveaux prélèvements : la majorité souhaite piger dans le portefeuille des autres. Nous nous retrouvons encore face au syndrome du « pas dans ma poche ».

En bâtissant une échelle d’acquiescement aux responsabilités individuelles, on peut enfin boucler l’opposition entre les groupes (voir tableau 7). Les options marquées d’un astérisque dans le tableau 6 correspondent à cette échelle.

L’examen des données permet d’établir les défis qui attendent la classe politique. Le quart des répondants ne souscrivent à aucune responsabilité individuelle ni condamnent le travail au noir. Ils n’appuient pas l’augmentation de la TVQ. Pour eux, les impôts des particuliers et la tarification des services publics sont aussi rejetés. Ce bloc de répondants estime enfin que ce n’est pas aux citoyens d’épargner pour mieux préparer la retraite. À leurs yeux, la responsabilité est essentiellement exogène ; c’est à l’État ou aux entreprises d’assumer le fardeau de la responsabilité fiscale.

En ajoutant à cette catégorie ceux et celles qui reconnaissent une seule responsabilité, on rejoint les deux tiers des répondants. À l’opposé, les personnes qui acquiescent aux quatre responsabilités sont bien peu nombreuses, à peine 3 p. 100. L’opposition entre les désabusés et les satisfaits ressort à nouveau clairement.

Le poids des désabusés rend la tâche colossale pour quiconque voulant changer les mentalités. On n’a qu’à penser au manifeste « Pour un Québec lucide », sous l’égide de Lucien Bouchard, qui a fait les manchettes en 2005 pour ensuite être vilipendé par l’opinion publique. Même accueil en 2008 pour le Groupe de travail sur la tarification des services publics et le Groupe de travail sur le financement du système de santé, même si ce dernier était dirigé par Claude Castonguay, ancien ministre de la Santé et l’un des plus importants contributeurs à la création du régime public d’assurance-maladie au Québec. En 2010, c’était au tour du Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques de se faire rabrouer, notamment par les leaders syndicaux. En fait, depuis près de 10 ans, tous les groupes et les personnalités qui ont proposé des mesures plus contraignantes ou une augmentation des tarifs pour les services publics ont eu à subir les foudres de l’opinion publique.

Les dimensions et la cohésion de ce bloc d’opposition a aussi de quoi décourager n’importe quel leader politique. Les coûts d’un rejet politique sont tels qu’il s’en trouvera plusieurs qui n’oseront pas aller de l’avant ou reculeront rapidement après avoir lancé quelques ballons d’essai. Devant des sondages qui lui étaient très favorables, François Legault, à l’origine d’une possible nouvelle formation du centre qui compte tenir un discours « responsable » au plan fiscal, n’hésitait pas à dire, à juste titre, que les Québécois n’ont pas encore pris la mesure de son message. « Effectivement, c’est un peu un remède de cheval, et je veux être bien convaincu que la population connaisse ce que l’on propose avant de me réjouir des sondages », a-t-il souligné lors d’une entrevue donnée en juin 2011.

La mise en parallèle des deux sondages montre que la structure de l’opinion publique présente la même matrice en 2005 et en 2011. Certes, le mécontentement s’est aggravé, mais les chiffres répondent à une logique relativement indépendante de la réalité elle-même.

Certains pointeront le caractère « irresponsable » de bien des contribuables québécois. Au-delà du jugement moral, l’analyse de ces deux coups de sonde réalisés dans des contextes économiques différents nous amène plutôt à dégager une logique des idées. Une majorité des contribuables estime ainsi que l’État gère mal les impôts ; elle refuse un supplément de charge ; elle banalise le travail au noir ; elle rejette du revers de la main toute nouvelle responsabilité aussi bien pour le présent (services publics) que pour l’avenir (retraite). Cet ensemble d’idées présente une cohérence interne assez forte, une logique qui s’emboîte d’ailleurs très bien dans le casse-tête de la culture politique actuelle, marquée par la méfiance à l’endroit des institutions et jumelée à un cynisme politique. Les résultats convergents de 2005 et 2011 nous amènent à croire que ce positionnement constitue une modalité de la situation politique des dernières années.

Comment cette opinion publique dont le désabusement s’est accentué depuis six ans réagirait-t-elle devant une situation de crise, analogue à celle vécue par les Européens? Jusqu’à présent, les Québécois s’en tirent relativement bien. Mais tôt ou tard, ils auront à faire des choix, puisque dans à peine 20 ans, en 2031, le nombre d’aînés aura augmenté de plus d’un million, alors que le bassin de travailleurs potentiels (15 à 64 ans) aura diminué d’environ 200 000 personnes. De tels changements démographiques provoqueront des pressions sur les finances publiques, alors que la croissance économique ralentira, créant du même coup des fissures dans le financement de l’État. La position des désabusés, transférant toutes les responsabilités aux autres, sera-t-elle encore tenable? Ou d’ici là, l’humeur présente se sera peut-être retournée contre elle-même.

Les expériences grecques, espagnoles ou italiennes, bien que toutes différentes de la situation américaine et de la situation proprement québécoise, pourraient cependant avoir un effet de catharsis sur l’opinion publique. Elles pourraient mettre à l’ordre du jour des solutions jusqu’ici impossibles, du moins aux yeux de plusieurs.

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Jean-Herman Guay
Jean-Herman Guay est professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Commentateur reconnu de l’actualité politique, il est également auteur de livres grand public et de manuels de formation.
Luc Godbout
Luc Godbout est professeur titulaire au Département de fiscalité à l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques. Il a présidé la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise.

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