« Le monde est chez nous, en nous, avec nous. Plus possible de le mettre aÌ€ distance exotique ou épisodique, de l’enfermer dans un rapport de sujétion ou de domination. Il est laÌ€, tout et parties indis- sociables. »

Edwy Plenel, La découverte du monde (2002).

Dans la mouvance des revendications sociales qui ont animé les décennies 1970 et 1980, la diversité ethnique et nationale des sociétés occidentales a enfin acquis ses lettres de noblesse, en devenant objet de délibération publique. Jusque-laÌ€, les rapports interculturels avaient été soumis aÌ€ une idéologie assimilationniste, minée par les préjugés, la discrimination, voire la violence d’État. Il faut rappeler l’interdiction qui frappait l’usage des langues, des rituels et des pratiques culturelles des peuples autochtones, de mé‚me que le racisme officiel qui impré- gnait les politiques d’immigration, américaines et cana- diennes, fondées sur un ordre de préférence prenant en considération la nationalité, le pays de naissance, le groupe ethnique, l’aire géographique, l’inaptitude aÌ€ s’adapter au cli- mat, etc. Le postulat de l’assimilation forcée était alors indis- sociable des idéologies de l’universalisme, du racisme et du sexisme, éléments constitutifs de la géoculture du systé€me monde comme l’a montré Immanuel Wallerstein.

Divers facteurs ont permis une avancée dans la recon- naissance de la diversité ethnoculturelle et nationale : un renouveau des « droits de l’homme », une conception plus exigeante de la justice sociale et de l’égalité formelle, la pro- tection des droits des minorités et des droits des peuples, etc. L’ethnicité et la nation ont cessé d’é‚tre considérées comme des attachements primordiaux, hérités, tradition- nels, « tribaux », dont il fallait se dégager pour accéder aÌ€ la modernité et aÌ€ la rationalité, mais comme des bases de mobilisation, politiquement construites et renouvelées, mues par des « identités de résistance » ou des « identités projets », axées sur la défense des droits et de la dignité des personnes et des collectivités.

En Amérique du Nord, les revendications portées par les peuples autochtones et les nouveaux mouvements sociaux (le mouvement féministe, le mouvement afro-américain, le renou- veau de l’ethnicité) et la mondialisation de la demande migra- toire ont suscité la nécessité de nouvelles modalités de « gestion de la diversité » dans l’espace public (politiques d’équité en emploi, accommodements raisonnables, formation intercul- turelle, etc.), imposé le respect et remis partiellement en ques- tion les discours dominants, triomphalistes et méprisants sur les revendications qualifiées de « particularistes ».

Cette ouverture a été freinée par des tendances inverses. La mondialisation économique, politique et culturelle a des effets contradictoires. D’une part, elle ouvre des hori- zons cosmopolites, un élargissement de la démocratie et de la citoyenneté différenciée. D’autre part, elle s’accompagne d’une régulation néo-libérale, de politiques d’ajustement structurel, de privatisation des ressources publiques, dont les conséquences sont la « racialisation de la pauvreté » (UNESCO) et la violation des droits sociaux, économiques et culturels, aÌ€ l’échelle planétaire.

Un nouvel air du temps a caractérisé la décennie 1990 et les années 2000 : retour de la droite, du conservatisme, rappel aÌ€ l’ordre public, injonction aÌ€ la cohésion sociale et aÌ€ la sécurité nationale. On peut observer un certain backlash face aux revendications des mouvements sociaux, nationaux et de la mobilisation autochtone, perçues comme des me- naces aÌ€ la fragmentation sociale et poli- tique. Le multiculturalisme, entendu au sens de projet de société (et non simple- ment de réalité démographique ou de politique publique), pose problé€me : on craint le communautarisme. Les pays occidentaux cherchent aÌ€ revaloriser leur citoyenneté.

En matié€re d’immigration, les spé- cialistes notent des convergences au sein des sociétés occidentales : aug- mentation des illégaux et des deman- deurs d’asile politique, transformation des sources nationales d’immigration ”” du Sud vers le Nord ””, durcisse- ment des politiques d’immigration, sélection de travailleurs hautement qualifiés pour les technologies et les industries de pointe, concertation internationale, primauté accordée aÌ€ la sécurité et aÌ€ l’unité nationale.

La crise politique du 11 septembre 2001 a provoqué un nouveau codage de l’ennemi extérieur et intérieur, le ren- forcement d’un discours dangereux et réducteur sur le choc des civilisations, des dichotomies simplistes : tradi- tion/modernité, féodalisme/civilisa- tion. Le dispositif discursif du néo-racisme qui se fonde sur le postulat de l’irréductibilité et de l’incompatibi- lité des cultures se décline maintenant sous diverses formes et affecte diverses cibles selon les contextes nationaux. La résurgence du thé€me de la torture, et de sa sous-traitance, effraie.

Ce nouvel air du temps est palpable sur la scé€ne canadienne. S’y ajoute la question de l’unité canadienne, mise en cause par les revendications d’autodéter- mination des peuples autochtones et du Québec.

Le Canada forme une société multi- nationale et multiethnique. Au recensement de 2001, les personnes affirmant une identité autochtone représentaient 3,3 p. 100 de la popula- tion totale du pays, par rapport aÌ€ 2,8 p. 100 cinq ans plus toÌ‚t. La pro- portion des personnes nées aÌ€ l’étranger s’élevait aÌ€ 18,4 p. 100 de la population canadienne. Le nombre de personnes identifiées comme membres de « minorités visibles » représentait 13,4 p. 100 de la population, par rap- port aÌ€ 4,7 p. 100 en 1981. On estime que la part des « minorités visibles » sera de 20 p. 100 en 2016.

Au cours des décennies 1970 et 1980, le Canada a eu recours aÌ€ d’im- portants dispositifs juridiques, institu- tionnels et politiques de promotion de la diversité et de lutte aux discrimina- tions : politiques du bilinguisme offi- ciel et du multiculturalisme, enchaÌ‚ssement d’une Charte des droits et libertés dans la Constitution de 1982, programmes d’équité en emploi, adhésion aux conventions interna- tionales, lutte au racisme.

Cette ouverture sera suivie ou accompagnée d’une période de frilosité au cours de la décennie suivante, une orientation qui s’accentuera avec la nouvelle conjoncture internationale des années 2000 et qui suscitera de nombreuses résistances au sein de la société civile. L’immigration est passée d’un enjeu de low politics (démographie et main-d’œuvre) aÌ€ un enjeu de high politics (relations inter- nationales, sécurité). Dans le discours étatique, on note une plus grande préoccupation pour les abus présumés de la sécurité sociale, pour la compa- tibilité des valeurs des immigrants avec les valeurs canadiennes, pour les pratiques transnationales actives des minorités liées aux enjeux et aux conflits politiques des pays d’origine.

Ainsi, la nouvelle Loi sur l’im- migration et la protection des réfugiés met l’accent sur la protec- tion du « caracté€re sécuritaire de notre société et le respect de nos valeurs et normes en matié€re de responsabilité sociale » (2002) et plusieurs autres initiatives prises récemment concernent l’harmonisation de nos politiques de sécurité avec celles des États-Unis. L’une de ces mesures, la Loi antiterroriste (C-36), pro- mulguée en décembre 2001, inquié€te les organismes de défense des droits et li- bertés et les milieux politiques (dont le Barreau canadien, le Conseil canadien des réfugiés, la Fédération canadienne arabe, le Conseil des Canadiens, les ligues des droits et libertés, le Bloc québécois, le NPD, etc.). Par ailleurs, l’avant-projet de la Loi sur la citoyenneté vise la revalorisa- tion du passeport canadien et propose un nouveau serment qui inté€gre le concept de loyauté au Canada. D’une manié€re générale, la politique du multicultura- lisme a maintenant, plus que jamais, pour objectif le renforcement de l’iden- tité canadienne, la justice sociale et la participation civique, par-delaÌ€ la diversité.

Depuis la grande frayeur référendaire de 1995, un effort parti- culier a également été consacré pour contenir l’expression ultime de la diversité nationale, soit les revendica- tions d’autodétermination du Québec. Cet effort s’est traduit par diverses mesures, parmi lesquelles la distribu- tion de drapeaux canadiens, les bourses du millénaire, les chaires de recherche du Canada, les normes nationales, le programme des commandites.

Selon un sondage mené en 2003 par signifie pas qu’il n’y ait plus de disle Centre de recherche et d’infor- mation sur le Canada, le Globe and Mail et les Archives de recherche sur l’opin- ion publique canadienne, « 54 p. 100 des Canadiens déclarent que le multi- culturalisme les rend tré€s fiers d’é‚tre Canadiens ». Une grande ambiguïté est toutefois liée au substantif du multicul- turalisme. S’agit-il de la démographie plurielle canadienne? De la politique fédérale du multiculturalisme? Du pro- jet philosophique et politique d’une citoyenneté différenciée? Les auteurs concluent trop haÌ‚tivement que les résultats du sondage éclairent le débat sur « la politique canadienne de multiculturalisme » et donnent raison aÌ€ Will Kymlicka dans sa contro- verse avec Neil Bissoondath et Richard Gwyn, selon lesquels cette politique contribue aÌ€ créer des communautés enclavées. Les auteurs notent d’ailleurs que « s’accommoder de la diversité ne crimination ni de racisme ».

En effet, attitudes et pratiques sociales ne sont pas nécessairement convergentes et doivent é‚tre nette- ment distinguées.

On sait par exemple que les désa- vantages subis par les nations autochtones, les minorités racisées et les immigrants récents persistent. En fait, les obstacles sont d’ordre structurel et interpellent le roÌ‚le de l’État. La margin- alisation économique des peuples autochtones perdure (les hommes ont un salaire de 21 p. 100 inférieur aÌ€ celui des non-autochtones, les femmes, de 14 p. 100). Le taux de choÌ‚mage des immi- grants dépasse celui des Canadiens (12,7 p. 100 contre 7,4 p. 100), ce qui con- stitue une nette détérioration compara- tivement aÌ€ la situation prévalant en 1981 (7 p. 100 contre 7,1 p. 100). Récemment dans Le Devoir, Genevié€ve Bouchard notait aussi que le salaire des immigrants récents correspond aÌ€ 77 p. 100 du salaire des travailleurs nés au Canada, ce qui représente une chute d’environ 10 p. 100 par rapport aÌ€ 1981.

En dépit d’un niveau de scolarité comparable aÌ€ celui de l’ensemble de la population, les Afro-descendants ont un taux de choÌ‚mage supérieur aÌ€ celui de la population canadienne dans son ensemble, des revenus moyens moins élevés, un taux supérieur de pauvreté, des écarts salariaux attribuables aÌ€ la discrimination dans l’embauche et la promotion sur les lieux de travail, une sous-représentation dans la fonction publique fédérale et le Parlement.

L’Enqué‚te sur la diversité ethnique de Statistique Canada (2003) révé€le qu’une personne sur cinq faisant partie d’une « minorité visible » déclare avoir parfois ou souvent subi de la discrimi- nation ou un traitement injuste, que la « race » et la couleur de la peau sont les raisons les plus fréquentes de la dis- crimination ou des traitements injustes et que la discrimination ou les traitements injustes sont plus suscepti- bles de se produire en milieu de travail.

Avec les peuples autochtones et les Afro-descendants, les Arabes et les per- sonnes de confession musulmane demeurent, depuis le 11 septembre 2001, les cibles privilégiées du racisme dans la société canadienne, selon le rapport soumis en 2004, par Doudou Dié€ne, le rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée. Le rapporteur recommande l’élaboration d’un programme national et d’une commission nationale de lutte contre le racisme, de mé‚me que des mesures spécifiques de réparation pour les citoyens d’origine chinoise ou les membres de leurs familles qui ont souf- fert de la mesure discriminatoire de la head tax. Il s’arré‚te également au cas des personnes déplacées d’Africville, en Nouvelle-Écosse. Ce rapport a remis le devoir de mémoire aÌ€ l’ordre du jour.

AÌ€ titre de société globale et de com- munauté politique moderne aspi- rant aÌ€ la justice sociale et aÌ€ la reconnaissance de son identité nationale sur la scé€ne internationale, le Québec a été amené, lui aussi et tout comme le gouvernement fédéral, aÌ€ composer avec les diverses expériences historiques, les diverses mémoires et les manifestations de la diversité sur son territoire. Au recensement de 2001, la population du Québec comp- tait plus de 7 millions d’habitants, dont 9,9 p. 100 étaient nés aÌ€ l’étranger (18,4 p. 100 dans la région métropoli- taine de Montréal).

Au cours des trois dernié€res décen- nies, le gouvernement du Québec s’est doté de plusieurs dispositifs juridiques, politiques et consultatifs pour affirmer son identité nationale et reconnaiÌ‚tre la diversité du peuple québécois : la franci- sation de l’espace public avec la Charte de la langue française (Loi 101), la mise en place d’un cadre juridique pour con- trer la discrimination, promouvoir l’é- galité et garantir les droits culturels (adhésion aux conventions et pactes internationaux sur les droits de la per- sonne, Charte des Droits et Libertés du Québec, en 1975, Déclaration sur les relations interethniques et interraciales, etc.). Des programmes d’équité en emploi, de formation interculturelle, d’adaptation des services publics, des mesures d’accommodements rai- sonnables, et l’engagement dans la soli- darité internationale complé€tent le tableau. Il a également négocié avec Ottawa un certain droit de regard dans la responsabilité de la sélection des immigrants indépendants et des services d’établissement. Le fédéral garde entié€re prérogative sur les réfugiés et la catégorie des parrainés. Il conserve la responsabil- ité des normes et des objectifs nationaux, il détermine l’admissibilité au Canada et accorde la citoyenneté.

Mé‚me si elles convergent sur plusieurs points avec la politique fédérale du multiculturalisme, notam- ment en matié€re de respect du plura- lisme, d’insistance sur la justice sociale et la participation civique des citoyens de toutes origines, les politiques québécoises s’en distinguent quant aÌ€ la représentation de ce qu’est la commu- nauté politique québécoise.

Dans son premier plan d’action (Autant de façons d’é‚tre Québécois. Plan d’action aÌ€ l’intention des communautés culturelles), adopté en 1981, le gou- vernement québécois proposait une politique de convergence culturelle : le peuple québécois y était présenté comme formant une nation, la culture française comme un foyer de convergence des diverses cul- tures. En 1990, le gouvernement libéral avancera la notion de con- trat moral entre les immigrants et la société d’accueil, assortie de la notion de culture publique com- mune (Au Québec, pour baÌ‚tir ensem- ble). Ces notions deviennent alors les principaux référents du dis- cours québécois sur l’intégration et l’interculturalisme. Égaux en droits et en obligations, les citoyens sont invités aÌ€ adhérer aÌ€ une culture publique commune, en dépit de leurs différences. Cette dernié€re repose sur la démocratie, la laïcité, le français, seule langue officielle, la résolution pacifique des conflits, le pluralisme, le respect du patrimoine culturel, l’égalité entre les hommes et les femmes.

L’élection du Parti québécois en 1994 et le référendum sur la sou- veraineté du Québec en 1995 provo- quent un « virage aÌ€ la citoyenneté ». Un nouveau ministé€re des Relations avec les citoyens et de l’Immigration (1996) promeut désormais les notions de cadre civique commun et de participation civique, l’exercice des droits et respon- sabilités, la solidarité et l’exclusion zéro. Ce passage de la culture au politique est remarqué. Pour l’État du Québec, la citoyenneté québécoise est « un attribut commun aÌ€ toutes les personnes résidant sur le territoire du Québec (…) Cette citoyenneté reconnaiÌ‚t les différences tout en se fondant sur l’adhésion aux valeurs communes. »

Ce changement de ton s’accompa- gne de la mise en veilleuse de la notion de « communautés culturelles » qui s’est imposée dans l’espace public depuis plus de 20 ans pour désigner les Québécois d’origine autre que française ou britannique. AÌ€ l’instar du gouvernement fédéral canadien, le Québec assure la promotion de son discours normatif au moyen d’événe- ments symboliques, tels la semaine de la citoyenneté, le prix de la citoyen- neté, les certificats de mérite civique.

Cette orientation n’ira pas sans heurts. En 2000, par exemple, alors que la controverse entourant les lois C-20, au niveau fédéral (Loi sur la clarté) et 99 au niveau provincial (Loi respectant l’exercice des droits fondamentaux et des prérogatives du peuple québécois et de l’État du Québec) battait son plein, le Forum national sur la citoyenneté et l’intégration des immigrants provoquera d’im- portants remous. En particulier, cette dernié€re initiative gou- vernementale donnera l’occasion de s’interroger publiquement : un gouvernement provincial a-t-il l’autorité et/ou la légitimité nécessaire pour discuter de citoyenneté québécoise? Certains opposants y voyaient non seulement une prétention aÌ€ une souveraineté dépassée dans le contexte « post-nation- al » de la modernité actuelle, mais une nouvelle étape dans le plan d’« assimila- tion aÌ€ la française » qui aurait caractérisé l’action étatique québécoise depuis la Loi 101. On s’interrogeait également sur l’impact d’une reconfiguration de la ten- sion citoyenneté/diversité : cette recon- figuration portera-elle ombrage aÌ€ la diversité? Se concrétisera-t-elle par des coupures budgétaires dans le soutien aux associations de défense des groupes minoritaires et des immigrants?

Le virage aÌ€ la citoyenneté sera blo- qué par le gouvernement libéral élu en 2003. Le ministé€re des Relations avec les citoyens et de l’Immigration du Québec (retransformé en ministé€re de l’Immigration et des Communautés culturelles en février 2005) propose alors un nouveau plan d’action (Des valeurs partagées, des intéré‚ts communs) qui renoue avec l’énoncé de 1990, les notions d’interculturalisme, de « com- munautés culturelles », de valeurs morales et fait disparaiÌ‚tre toute référence aÌ€ la citoyenneté québécoise.

Le thé€me de la sécurité publique appa- raiÌ‚t pour la premié€re fois dans le plan d’action, aÌ€ titre de principe directeur. Selon Jean Charest, la sécurité cons- titue maintenant l’enjeu majeur des relations entre le Québec et les États- Unis. Ceci représente un alignement vers les préoccupations fédérales et un net tournant conservateur.

La reconnaissance des 10 nations autochtones et du peuple inuits du Québec en 1985 et la Paix des braves (une entente conclue de nation aÌ€ nation, entre les Cris du Québec et le gouvernement québécois) signée en 2002, représentent d’autres moments clés. La Paix des braves contribue, selon les leaders et intellectuels cris, aÌ€ redéfinir en profondeur les rapports entre les nations autochtones et la nation québécoise. La Paix des braves va plus loin que la reconnaissance du statut de nation telle qu’affirmée en 1985 : elle confirme le droit aÌ€ l’au- tonomie gouvernementale des autochtones et constitue un jalon dans la lutte des autochtones pour leur droit aÌ€ l’autodétermination. Il s’agit de la reconnaissance des aspirations poli- tiques autochtones, avec ce que cela suppose de remise en question poten- tielle de l’identité, de la citoyenneté et de la territorialité québécoise.

Au cours des 25 dernié€res années, le Québec aura donc été un lieu intense de débats sur le roÌ‚le de l’État et des institutions publiques dans la prise en compte de la diversité, sur la redéfi- nition de la nation ou de la société dis- tincte, de mé‚me que sur les implications afférentes aÌ€ la notion de citoyenneté québécoise. Cette dynamique a modifié l’univers symbolique des identités.

De nombreux sondages et études qualitatives témoignent en effet du passage d’une identité ethnicisée (celle de Canadien français) aÌ€ une identité terri- toriale, politique, nationale chez les francophones et chez les groupes minoritaires (celle de Québécois), con- juguée ou non avec d’autres options identitaires (Québécois/Canadien, Italo- Canadien, Italo-Québécois, Québécois d’origine marocaine, etc.). Ce passage d’une « identité-résistance » aÌ€ une « identité-projet » laisse place aÌ€ la décli- naison et au bricolage de diverses com- posantes identitaires. Un sondage de Génération Québec, effectué en 2003, aupré€s de 1 025 jeunes répondants nés aÌ€ l’étranger ou issus de parents nés aÌ€ l’étranger révé€le que 28 p. 100 d’entre eux ont adopté une identité québécoise et 34 p.100 une identité canadienne. Par ailleurs, 67 p. 100 considé€rent que le Québec forme une nation distincte du reste du Canada et 40 p. 100 se mon- trent favorables aÌ€ la souveraineté du Québec assortie d’une offre de partena- riat avec le reste du Canada.

Le mouvement souverainiste a lui-mé‚me été transformé en pro- fondeur sous l’influence de la diver- sité croissante de la société québécoise. La présence de Québécois de diverses origines dans diverses instances politiques souverainistes a contribué aÌ€ fissurer l’homogénéité traditionnelle en faveur du maintien du fédéralisme. Le vote se distribue désormais dans diverses formations politiques québécoises. Au sein des minorités, les tenants de la sou- veraineté du Québec évoquent non seulement la rationalité économique et politique du projet souverainiste, le besoin de changements structurels compte tenu du déséquilibre fiscal et de l’empié€tement du fédéral sur les compétences des provinces, mais une meilleure intégration des Québécois de diverses origines autour d’un pro- jet basé sur des valeurs citoyennes, la fin de la confusion entre les politiques publiques du Québec et du Canada, la défense des intéré‚ts du Québec sur la scé€ne internationale. Les tenants de l’option contraire évoquent la loyauté au Canada, l’insécurité économique, la crainte de perdre le passeport cana- dien, la protection des droits des minorités, etc. Les argumentaires se sont raffinés et font l’objet de délibérations publiques plus déliées.

Mais la société québécoise est également confrontée aux inégalités et aÌ€ la discrimination. Au Québec, le taux de choÌ‚mage des immigrants était de 12 p. 100 en 2001, de 15,4 p. 100 pour les personnes faisant partie des « minorités visibles » et parmi celles-ci, de 16,1 p. 100 pour les Afro-descendants, contre 8 p. 100 pour l’ensemble de la population. La reconnaissance des diploÌ‚mes, le financement et l’accé€s aux services de francisation et d’intégration, la représentation dans l’espace public (fonction publique, gou- vernement, partis politiques, institutions) constituent des enjeux cruciaux, comme dans le reste du Canada.

Au cours des deux dernié€res décennies, les acteurs politiques autochtones ont mené des campagnes d’infor- mation et de sensibilisation afin de faire connaiÌ‚tre aÌ€ la face du monde les conditions économiques et politiques de leurs communautés et leurs revendications. Cette stratégie transnationale n’est pas l’apanage exclusif des nations autochtones. Une étude qualitative réalisée au Québec en 2001 avec mon collé€gue François Rocher aupré€s de 60 acteurs politiques qui représentent et défendent les intéré‚ts des nations autochtones, des minorités ethniques et racisées et des femmes révé€le des convergences intéressantes aÌ€ ce chapitre. Leurs asso- ciations et les ONG ont de plus en plus recours aux forums, aux sommets et aux institutions internationales (ONU, OEA, OIT, etc.), afin de se réclamer des normes et des orientations de ces dernié€res instances de délibération dans la promotion de leur cause. Ces organisations tissent des réseaux transnationaux dont la finalité est d’impulser des transformations dans l’espace public et de reconfigurer les paramé€tres de la citoyenneté cana- dienne et québécoise. Les inégalités et les discriminations demeurent les vrais facteurs de l’action transnationale des peuples autochtones, des femmes et des minorités ethniques et racisées.

Il n’est pas aisé de dégager des pistes d’avenir. Il nous semble cependant que la frilosité du climat politique qui a déteint sur les politiques publiques au cours de la dernié€re décennie sera con- trecarrée par un renouveau des luttes sociales et de la contestation. Les inéga- lités et les discriminations sont inhérentes au systé€me économique dans lequel nous vivons. En dépit de l’éloge de la diversité, voire des visions affairistes et marchandes qu’elle suscite depuis quelque temps dans diverses officines du pouvoir, les obstacles aÌ€ l’exercice réel de la citoyenneté demeurent. Les acquis reliés aÌ€ l’État- providence, aux droits de la personne, aÌ€ la protection des droits des autochtones, des minorités, des réfugiés, des demandeurs d’asile sont un objet de combat perpétuel.

Les effets du 11 septembre sur les rapports interculturels sont parti- culié€rement préoccupants. Ce nou- veau contexte a favorisé un certain déplacement des questions intercul- turelles vers le terrain de la lutte au racisme. Les questions de profilage racial et ethnique sont aÌ€ l’ordre du jour, au sein de l’appareil gouverne- mental, dans les municipalités, au sein des organisations de défense des droits des minorités. Sur la scé€ne interna- tionale, le racisme devient si préoccu- pant qu’il fait l’objet d’un grand projet de Coalition internationale des villes unies contre le racisme, sous la responsabilité de l’UNESCO.

La question des religions prend une place prépondérante et dangereuse dans les débats et on assiste au retour d’explications cultu- ralistes. Des visions globa- lisantes des cultures et de l’islam, en particulier, risquent de figer et de coincer les dif- férends sur des sujets comme le port du foulard ou les tribunaux islamiques, les subventions aux écoles privées confessionnelles, la laïcité. Enfin, la question du devoir et du travail de la mémoire envers les injustices historiques dont ont été vic- times des minorités précises demeure aÌ€ l’ordre du jour.

Toutes ces questions devront é‚tre traitées dans une perspective d’ensemble, en lien avec la ques- tion sociale. La qualité des rapports inter- culturels en dépend. En somme, la prise en compte de la diversité, pourtant célébrée sur toutes les tribunes par les chantres du multiculturalisme, soulé€ve des enjeux qui risquent d’ébranler les colonnes du temple de la sacro-sainte « tolérance » aÌ€ la canadienne.

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