
Federal-Provincial Diplomacy : The Making of Recent Policy in Canada est paru en 1972. Presque dix ans avant la naissance d’Options politiques, j’y examinais la dynamique des relations intergouvernementales des années 1960, comment elle avait influé sur la création des régimes de pension du Québec et du Canada, les accords fiscaux et la constitution en particulier.
Cette période fut déterminante pour le pays. Elle a vu l’essor de la Révolution tranquille dans un Québec désireux d’é‚tre « maiÌ‚tre chez lui », le paraché€vement de l’EÌtat-provi- dence par la réforme des pensions, l’adoption du Régime d’assurance-maladie et du Régime d’assistance publique du Canada, de mé‚me que les premié€res et sinueuses démarches en vue de rapatrier puis de modifier la constitution. Ce fut aussi une décennie de transition entre le modé€le paterna- liste d’un fédéralisme coopératif dominé par Ottawa ”” car- actérisé par des accords de « location fiscale » et des programmes aÌ€ frais partagés assortis de conditions rigoureuses ”” et un nouveau modé€le d’affirmation des provinces réclamant un partenariat plus équitable et résis- tant aux « intrusions » d’Ottawa dans leurs domaines de compétence. AÌ€ l’époque, un Donald Smiley s’inquiétait ainsi de l’« atténuation du pouvoir fédéral ». Tous ces débats ont entraiÌ‚né l’expansion massive d’un fédéralisme exécutif qui a trouvé son expression dans les conférences intergouverne- mentales, bientoÌ‚t qualifiées de « fédérales-provinciales » plutoÌ‚t que de rencontres « du Dominion et des provinces ».
Plus de trois décennies plus tard, comment ont évolué les schémas de relations intergouvernementales que j’avais dégagés pour les années 1960, et que j’ai ensuite tenté de résumer avec Ian Robinson dans le rapport intitulé State, Society and the Development of Canadian Federalism que nous avons rédigé en 1985 pour la Commission Macdonald? Le processus est-il aujourd’hui plus ou moins conflictuel, insti- tutionnalisé, efficace, ouvert, transparent?
Compte tenu des changements intervenus entre-temps, on s’attendrait aÌ€ observer une dynamique bien différente. La croissance économique d’apré€s-guerre s’est poursuivie tout au long des années 1960, et nous n’imaginions pas alors que les crises énergétiques de la décennie suivante perturberaient aÌ€ ce point l’économie. La dette publique, les déficits et les politiques d’austérité ne figuraient pas encore aÌ€ l’ordre du jour, et moins encore la mondialisation, le libre-échange et l’ALENA (mé‚me si le Pacte de l’automobile le laissait présager). Les assauts du néo- libéralisme contre l’EÌtat tentaculaire et l’EÌtat-providence se tra- maient aÌ€ peine. La Charte des droits et libertés, dont beaucoup prédisaient qu’elle transformerait la culture politique cana- dienne, restait aÌ€ élaborer. La méfiance et la perte de confiance de la population aÌ€ l’endroit des politiciens ne relevaient pas encore du phénomé€ne de société. Le Parti québécois n’avait jamais exercé le pouvoir ni organisé de référendum. Le multi- culturalisme et la diversité ethnique des grandes villes n’avaient rien d’une priorité politique. Et le concept d’autonomie gou- vernementale des autochtones était inconnu au bataillon.
Tous ces changements sont intervenus apré€s la période comprise entre 1960 et l’échec de la Charte de Victoria en 1971 (sur lequel se conclut mon étude), et l’on aurait pu croire qu’ils allaient radicalement modifier la dynamique et le processus des relations intergouvernementales.
C’est pourtant la continuité bien plus que le changement qui saute aux yeux lorsqu’on examine aujourd’hui les relations intergouvernementales. Ceux qui y prenaient part dans les années 1960 se retrouveraient ainsi en terrain tré€s familier, car bon nombre d’éléments de la dynamique actuelle trouvent un écho certain dans cette tumultueuse décennie.
Les années 1960 ont vu le fédéra- lisme exécutif s’imposer comme élé- ment central de la gouvernance du pays. Les rencontres intergouvernementales ”” entre premiers ministres, ministres et hauts fonctionnaires ”” se sont multi- pliées de façon exponentielle par rap- port aÌ€ la décennie précédente, tout comme le nombre et la portée des ques- tions qu’on y abordait. C’est au cours de ces rencontres que les questions fonda- mentales posées par la place du Québec dans la fédération ont été soulevées, dans la qué‚te d’une asymétrie non cons- titutionnelle dont témoignent notam- ment l’octroi d’un droit de retrait en 1964 et la création de deux régimes de pension (RRQ pour le Québec et RPC pour les neuf autres provinces). AÌ€ la fin de cette décennie, le fédéralisme exécu- tif était devenu une tribune ouÌ€ débattre de changements constitutionnels et exprimer des visions de plus en plus diversifiées de la fédération canadienne.
Les relations intergouvernementales de cette période ont aussi été le vecteur d’une transformation globale des accords fiscaux. AÌ€ mesure qu’elles gagnaient en ambition (on parlera bientoÌ‚t de « province building ») et en responsabilités (avec le muÌ‚rissement de l’EÌtat-provi- dence), les provinces réclamaient d’Ottawa des transferts majeurs corre- spondant mieux aÌ€ leurs revenus et responsabilités. Déplorant l’ampleur de ce « déséquilibre fiscal », selon la terminolo- gie actuelle, elles ont raflé la mise aÌ€ force de pression. Ottawa s’est retiré du champ de l’impoÌ‚t sur le revenu, dont la part provinciale a bondi de 10 p. 100 en 1956 aÌ€ 24 p. 100 en 1966. Elles ont ensuite regagné le droit d’établir leurs taux d’im- position puis de faire leurs propres ajuste- ments aÌ€ l’assiette fiscale, ce qui leur a conféré plus d’autonomie dans l’élabora- tion de leurs régimes fiscaux. Aujourd’hui manifeste, la décentralisation fiscale s’est ainsi amorcée dans les années 1960.
Tout comme le régime de péréqua- tion moderne. Apré€s que les provinces eurent obtenu d’établir leurs politiques fiscales ”” au lieu de toucher des sub- ventions au prorata du nombre d’habi- tants comme le prévoyaient les ententes de location fiscale ””, elles se sont attaquées aux disparités induites par leurs capacités fiscales variables. C’est ainsi que, dans les années 1960, on a élaboré l’essentiel de la formule de péréquation toujours en vigueur, malgré les torsions qu’elle a subies en cours de route. Son principe a d’ailleurs été inscrit dans la section 36 de la Loi consti- tutionnelle de 1982, ce qui a contribué aÌ€ perpétuer le schéma initial. Le Canada avait trouvé un moyen de concilier deux éléments : une forte autonomie fiscale des provinces et la grande inégalité des capacités de recettes de chacune.
Les choses se sont déroulées de façon tré€s semblable en ce qui a trait au pouvoir fédéral de dépenser dans les domaines sociaux, de compétence provinciale. Les provinces ”” le Québec surtout, qui s’était toujours opposé aux initiatives fédérales fondées sur ce mécanisme ”” ont dénoncé de plus en plus fermement aÌ€ partir de 1960 des conditions perçues comme une intru- sion injustifiée dans leurs champs de compétence. Pour se soustraire aux déci- sions unilatérales d’Ottawa en matié€re de financement et de programmes, les provinces ont donc réclamé des « subventions globales » assorties de condi- tions beaucoup plus souples.
Résultat : la décentralisation a pro- gressé. La Loi sur le financement des programmes établis (Arrangements provi- soires) de 1965 accordait aux provinces le droit de se retirer de plusieurs pro- grammes aÌ€ frais partagés en échange de points d’impoÌ‚t supplémentaires, un droit qui sera pleinement utilisé par le Québec. Les « arrangements » de 1967 comprenaient un mélange de transferts fiscaux et en argent (sans condition) pour l’enseignement postsecondaire et les soins de santé. Les régimes d’assu- rance-maladie et d’assistance publique, également négociés durant cette période, étaient assortis de condi- tions tré€s générales. Autant de pro- grammes qui ont suscité des débats préfigurant ceux d’aujourd’hui sur les conditions prévues dans la Loi canadienne sur la santé et celles qu’on devrait insérer dans un éventuel programme national de garderie.
Le plus frappant dans cette évolution, c’est le double mouvement d’un fédéralisme qui accentue sa décentrali- sation tout en soutenant une politique sociale aÌ€ l’échelle nationale. Mais les provinces jouaient aÌ€ ce stade un roÌ‚le beaucoup plus important dans l’élabo- ration des programmes, et les condi- tions assorties aux transferts sociaux avaient diminué en nombre et en couÌ‚t. On ne parlait pas encore de « fédéra- lisme coopératif », mais c’est bien de cela qu’il s’agissait.
Le fédéralisme exécutif des con- férences de Premiers ministres des années 1960 annonçait le roÌ‚le détermi- nant que joueraient ces rencontres apré€s la fondation d’Options politiques en 1980. Le sommet de septembre 1980 sur le rapatriement de la consti- tution assorti d’une charte donnera lieu aÌ€ un accord en novembre 1981. L’Accord du lac Meech découlera ensuite de deux conférences tenues en 1987, et un troisié€me accord issu d’un marathon d’une semaine mourra au feuilleton apré€s que Terre-Neuve et le Manitoba eurent refusé de le ratifier en 1990. C’est l’Accord de Charlottetown, rejeté par référendum en 1992, qui marquera la fin de cette grande période des conférences de Premiers ministres.
Elles seront déclassées dé€s l’arrivée au pouvoir de Jean Chrétien, en 1993. Rebaptisées « rencontres de Premiers ministres » et convoquées de façon ponctuelle, elles se contenteront le plus souvent de débattre d’une mé‚me question comme les soins de santé. On cessera en outre de les tenir aÌ€ la gare d’Ottawa, ouÌ€ s’était confirmé l’échec de l’Accord du lac Meech. Ce déclasse- ment allait de pair avec la suppression des questions constitutionnelles du programme intergouvernemental et traduisait la profonde hostilité que Jean Chrétien ”” aÌ€ l’instar de Pierre Elliott Trudeau ”” entretenait aÌ€ l’en- droit de rencontres considérées comme un lieu d’affirmation du pou- voir des provinces. Et si Paul Martin a quelque peu redoré leur blason en con- voquant des réunions sur la santé et certaines autres questions, elles n’ont pas retrouvé leur fonction de tribune propice aux grands débats nationaux.
Les années 1960 ont aussi vu la mul- tiplication des mécanismes de coor- dination interprovinciale. En 1960, Jean Lesage proposa de rétablir les rencontres annuelles de Premiers ministres provin- ciaux, lesquelles ont eu lieu aÌ€ chaque année depuis. Comme celles d’aujour- d’hui, ces rencontres combinaient acti- vités sociales, discussions sur des sujets d’intéré‚t commun et, de plus en plus, mise au point de stratégies vis-aÌ€-vis d’Ottawa. Au fil du temps, la Conférence annuelle des Premiers mi- nistres a gagné en importance et a donné récemment lieu aÌ€ la création du Conseil de la fédération. C’est dans cette mé‚me décennie que s’est raffermie entre les provinces une coopération régionale qui a inspiré la création des conférences des Premiers ministres de l’Est et de l’Ouest. Et si les deux territoires du nord (trois aujourd’hui) restaient subordon- nés aÌ€ Ottawa dans les années 1960, ils ont depuis intégré le réseau des provinces sans en avoir encore le statut, légalement du moins.
Au-delaÌ€ des institutions, la dynamique mé‚me des échanges est restée tré€s semblable. D’une époque aÌ€ l’autre, le débat se heurte toujours aux mé‚mes querelles de statut, aux blaÌ‚mes et aux mérites qu’on tente d’éviter ou de s’attribuer dé€s que s’accroiÌ‚t l’impor- tance politique des questions aÌ€ l’étude. D’une époque aÌ€ l’autre, on observe la mé‚me tendance aÌ€ réduire les enjeux majeurs aÌ€ un problé€me de financement. D’une époque aÌ€ l’autre, chaque ordre de gouvernement cherche aÌ€ gonfler son influence tout en minimisant les limites imposées aÌ€ sa propre autonomie. D’une époque aÌ€ l’autre, le processus est resté tout aussi informel, sans statut consti- tutionnel, sans calendrier préétabli, sans ré€gles officielles en matié€re de prise de décisions et sans mécanisme formel d’application des ententes.
Les questions débattues dans l’aré€ne intergouvernementale des années 1960 étaient profondes et litigieuses, liées entre elles de maintes et complexes façons. J’ai toutefois l’im- pression ”” et cela reste une impression ”” qu’il y avait dans les échanges moins de méfiance et d’hostilité que dans la période récente. Diverses raisons peu- vent expliquer cette évolution. AÌ€ partir des années 1970, les discussions consti- tutionnelles quasi incessantes auront tout d’abord fait monter les enjeux poli- tiques des relations intergouvernemen- tales, aÌ€ tout le moins jusqu’aÌ€ l’échec de Charlottetown en 1992. La crise fiscale des années 1990 aura de mé‚me accen- tué les enjeux financiers, chaque gou- vernement essayant d’en faire porter le fardeau aÌ€ d’autres. Le paraché€vement de l’EÌtat-providence et les attaques sub- séquentes contre « l’EÌtat tentaculaire » auront ensuite fait oublier aux gou- vernements qu’ils étaient engagés dans un projet politique commun, en dépit de leurs dissensions sur les questions de financement et les responsabilités de chacun. La centralisation des affaires intergouvernementales dans les bureaux des Premiers ministres et les agences spécialisées aura en outre focalisé l’attention sur les considérations politiques. Enfin, il semblait y avoir dans les années 1960 une meilleure continuité du service assuré par les hauts fonctionnaires : malgré les désaccords entre leurs maiÌ‚tres, ils arrivaient aÌ€ maintenir une communication fondée sur une collaboration de longue date. De nos jours, le roulement du personnel des grands organismes politiques ou bureaucratiques rend difficile ce partage d’expérience et, du mé‚me coup, la mise en commun des valeurs et préoccupations nécessaires et l’élaboration en coulisses de compromis soigneusement dosés. VoilaÌ€ qui pourrait expliquer l’intensification graduelle de la rivalité et de la concurrence entre gouvernements, malgré l’engagement de partage et de coopération qui figure dans des documents comme l’Entente-cadre sur l’union sociale ou autres récents accords intergouvernementaux.
En 1972, le « déficit démocratique » lié aÌ€ la conduite des relations intergou- vernementales jouait encore un roÌ‚le mineur, mé‚me si Donald Smiley allait bientoÌ‚t critiquer le fédéralisme exécutif pour sa contribution aÌ€ ce problé€me. Hier comme aujourd’hui, les relations inter- gouvernementales n’ont jamais été qu’un simple processus exécutif. Mais aÌ€ mesure que ce processus a gagné en importance dans les années 1960, il a fait l’objet de critiques dont beaucoup sont toujours d’actualité. Selon les parlemen- taires, les conférences de Premiers min- istres risquaient ainsi de devenir un nouvel ordre de gouvernement fondé sur le pouvoir exécutif et soustrait de ce fait aÌ€ tout examen législatif. D’autres parlaient déjaÌ€ de responsabilisation : si les trans- ferts devaient augmenter sans condi- tions, comment tiendrait-on les politiciens fédéraux responsables de dépenses qu’ils ne controÌ‚lent pas, et comment réclamerait-on des provinces qu’elles rendent compte de dépenses qu’elles-mé‚mes n’ont pas engagées? Ici encore, les questions d’aujourd’hui se font l’écho du passé.
Comment expliquer cette continuité des relations intergouvernemen- tales au cours d’une période pendant laquelle on a par ailleurs observé des changements fondamentaux sur le plan social, économique et international? La réponse semble résider dans ce que les politologues appellent la « dépendance de trajectoire » et les « contraintes et inci- tations institutionnelles ». Les grands déterminants de ces relations se trouvent en effet dans la structure institutionnelle de la vie politique canadienne : un fédéralisme réservant aÌ€ Ottawa et aux provinces une grande liberté en matié€re de fiscalité et de compétences combinée aÌ€ une division extré‚mement étanche des pouvoirs entre gouvernements fédéral et provinciaux (malgré une interdépen- dance de fait dans la plupart des domaines politiques), aÌ€ un systé€me bri- tannique de gouvernement qui concen- tre tous les pouvoirs au sein d’un exécutif central, et aÌ€ une structure politique fédérale offrant peu de chances aux intéré‚ts provinciaux et régionaux d’é‚tre représentés ou exprimés au sein des institutions centrales. Résultat : nos deux ordres de gou- vernement possé€dent chacun d’importantes ressources en matié€re de compétence, de fisca- lité et de bureaucratie ; ils réagis- sent chacun aÌ€ leur façon aux exigences de leur électorat et dis- posent de mécanismes trop peu nombreux ”” au-delaÌ€ des proces- sus intergouvernementaux eux- mé‚mes ”” pour coordonner les politiques nationales et régionales. D’ouÌ€, par rapport aÌ€ d’autres fédérations, le caracté€re conflictuel et concurrentiel des relations intergouvernementales canadiennes.
Dans les années suivant la décennie 1960, ouÌ€ un certain équilibre avait été trouvé entre les valeurs communes et les intéré‚ts particuliers inhérents au modé€le fédéral, le pendule a brié€vement oscillé dans la direction opposée. Le gouvernement Trudeau avait tenté d’établir un régime de citoyenneté nationale qui, se fondant sur la Charte des droits et libertés, aurait consacré l’« égalité des provinces » et défini en matié€re de poli- tique sociale des « normes nationales ». L’idée était forte et convaincante. Mais dans le Canada d’aujourd’hui, il semble que les schémas issus des années 1960 correspondent mieux aÌ€ la réalité.
Pourtant, les facteurs historiques et institutionnels ne disent pas tout. Les facteurs économiques et sociaux expliquent aussi une partie de l’histoire. Avant les années 1960, il était acquis pour les observateurs du fédéralisme que modernisation et centralisation allaient de pair, qu’un mouvement inexorable viendrait atténuer l’importance des con- sidérations ethniques et régionales au profit d’une con- ception nationale de la citoyenneté, incarnée dans une politique d’identité qui transcenderait les vieux réflexes identitaires. Dans les années 1990, des auteurs comme Tom Courchene ont soutenu que des forces tout aussi inexorables imposeraient la « glocalisation », mouvement selon lequel les gouvernements perdaient de leur influence vers le haut, au profit d’institutions supranationales associées aÌ€ la mondialisation, et vers le bas, au niveau le plus local.
Malgré ces grandes forces struc- turelles et institutionnelles, le ton des relations intergouvernementales est aussi donné par ses tout premiers acteurs. Mon étude traitait surtout des années Pearson, un homme qui incar- nait la notion de compromis et qui a tenté de réagir avec créativité au nation- alisme québécois en instillant dans la fédération une dose non négligeable d’asymétrie. Mais son successeur Pierre Trudeau s’est ouvertement employé aÌ€ renverser cette tendance, qui engageait selon lui le Québec sur la dangereuse pente de l’indépendance. D’ouÌ€ sa viru- lente opposition aÌ€ la montée des provinces. On retrouve beaucoup du modé€le Pearson chez Brian Mulroney, dont l’ambition de forger un nouvel accord au lac Meech a été anéanti par des forces qui l’auront dépassé. Jean Chrétien était l’héritier de Trudeau, pro- fondément méfiant aÌ€ l’égard des provinces et des décisions prises avec leur collaboration. Et s’il est trop toÌ‚t pour se prononcer sur Paul Martin, il incli- nerait plutoÌ‚t vers le modé€le pearsonien (sauf pour sa vive résistance aÌ€ la dévolu- tion des pouvoirs de taxation). Au niveau des provinces, la personnalité des Jean Lesage, Daniel Johnson et William Davis avait de mé‚me imprimé un ton particulier aux relations intergouverne- mentales, tout comme le font aujour- d’hui celle des Ralph Klein, Jean Charest, Dalton McGuinty et Danny Williams.
L’histoire du fédéralisme canadien des années 1960 est celle du renouveau des forces régionales et provinciales. L’histoire du fédéralisme au XXIe sié€cle sera déterminée par l’évolution de ces forces.
Donald Smiley parlait d’« atténua- tion du pouvoir fédéral » pour résumer ces années 1960. Les choses semblent aujourd’hui se répéter. Oui aÌ€ un finance- ment accru qui assure la présence d’Ottawa dans des domaines clés comme la garde d’enfants, mais non aÌ€ vos exi- gences car vous n’avez plus les leviers fis- caux et politiques pour nous les imposer. Oui aÌ€ des normes nationales, mais pas question de nous les faire dicter car elles doivent émaner d’un consensus inter- gouvernemental. Tel était précisément le message des années 1960. Impossible de gérer une fédération dans ces conditions, diront les pessimistes. Nous avons pour- tant fait du bon boulot aÌ€ l’époque, dira l’optimiste, et rien ne devrait nous empé‚cher de faire de mé‚me aujourd’hui.
Le balancier a certes bougé. La position fiscale d’Ottawa et des provinces présente aujourd’hui d’im- portants parallé€les ”” contraintes gran- dissantes sur les budgets provinciaux et foisonnants surplus fédéraux ”” qui accentuent fortement les demandes de redressement du déséquilibre fiscal.
Et pourtant, le systé€me est confron- té aÌ€ de nouveaux défis. Celui de la mobilisation des intéré‚ts urbains, par exemple, qui réclament pour les muni- cipalités un nouveau roÌ‚le sur l’échiquier intergouvernemental. Ou des gouvernements autochtones, désireux d’é‚tre reconnus comme « troisié€me ordre » de gouvernement. Des changements qui laissent aÌ€ tout le moins entrevoir une évolution de la gouvernance multi- niveau au Canada. On ne parlerait plus alors de relations fédérales-provinciales mais bien de relations fédérales-provin- ciales-municipales-autochtones. Auquel cas les shémas établis dans les années 1960 puis élaborés dans les années 1990 deviendront inopérants. Si une réforme du Sénat ou du mode de scrutin venait de surcroiÌ‚t renforcer la représentativité du gouvernement fédéral, on modi- fierait les fondements mé‚mes des rela- tions intergouvernementales. Et l’on en transformerait carrément la dynamique si on les démocratisait davantage en favorisant l’engagement des législatures et de leurs comités, de mé‚me qu’en ouvrant le processus aÌ€ une participation et aÌ€ un examen plus poussés. Mais l’on en restera sans doute aux vœux pieux compte tenu de la force d’inertie légendaire des institutions. L’expérience des années 1960 montre toutefois qu’en dépit de nombreuses difficultés, les rela- tions intergouvernementales peuvent aussi donner lieu aÌ€ des politiques sus- ceptibles de maintenir un certain équili- bre entre les identités et intéré‚ts contradictoires qui forment l’héritage du Canada. Cette décennie a encore beaucoup de leçons aÌ€ nous apprendre. (Article traduit de l’anglais)