En 1969, le Parlement canadien adoptait la Loi sur les langues officielles. Dans un pays au sein duquel l’anglais prédominait à l’extérieur du Québec, cette loi allait profondément changer les choses et enfin donner aux communautés francophones en situation minoritaire un instrument puissant pour assurer leur avenir.
À bien des égards, l’adoption de la Loi sur les langues officielles a légitimé tous ces mouvements populaires locaux qui, depuis des décennies déjà, cherchaient à donner une voix aux revendications des communautés linguistiques minoritaires. La Loi a permis à ce réseau associatif de se développer davantage, d’étendre ses champs d’activités et d’accroître son poids politique. Que l’on pense à la victoire de l’Hôpital Montfort à Ottawa, à l’expansion du réseau des écoles de langue française dans chacune des provinces de l’Ouest canadien ou à l’inclusion des droits linguistiques dans la Charte canadienne des droits et libertés, il est difficile d’imaginer qu’on ait pu obtenir une seule de ces avancées en l’absence de la pleine reconnaissance de l’égalité du français et de l’anglais au pays.
Quarante ans plus tard, il faut reconnaître les progrès concrets qui ont été réalisés dans toutes les communautés francophones du pays, que ce soit sur le plan des services, de la reconnaissance des droits ou de la qualité de vie des communautés minoritaires. Malgré certaines défaites frustrantes, certaines statistiques troublantes et certains reculs importants, les tendances de fond sont encourageantes. Bien plus qu’à n’importe quel moment de notre histoire, il est possible aujourd’hui, d’un océan à l’autre, de se faire instruire et soigner en français, de faire reconnaître ses droits, et de vivre dans la langue officielle de son choix.
Cela dit, après 40 ans de bilinguisme officiel, la francophonie canadienne est à un moment important de son histoire. Si la Loi sur les langues officielles a nourri le développement du réseau associatif, elle a aussi permis d’institutionnaliser — voire de professionnaliser — la francophonie canadienne. Pour transiger avec une fonction publique fédérale de plus en plus complexe, les leaders communautaires se sont dotés de structures capables de tenir tête aux gouvernements et de réaliser des gains pour leur communauté.
Par contre, du même élan, les succès du réseau institutionnel ont entraîné une certaine dissociation entre le mouvement et les citoyens. Alors qu’à ses débuts, le mouvement associatif puisait sa force dans ses liens étroits avec chaque communauté, ce n’est plus autant le cas de nos jours. Il est maintenant facile pour le simple citoyen de laisser aux organismes et aux associations la responsabilité de veiller au plein épanouissement des communautés. Particulièrement pour les générations de francophones hors Québec qui n’ont pas connu le temps « d’avant », celui d’un Canada sans Loi sur les langues officielles, il est aujourd’hui facile de prendre la situation pour acquis et de croire que quelqu’un, quelque part, s’occupe des besoins des francophones ; trop souvent, le citoyen de langue française ne se sent plus personnellement responsable de son destin linguistique.
La question fondamentale est la suivante : Comment la francophonie institutionnelle peut-elle tisser des liens plus forts avec la francophonie citoyenne, et comment ces liens peuvent-ils renforcer sa capacité d’agir et ses relations avec les instances publiques ?
Bien qu’il reste beaucoup de chemin à faire sur le plan de l’accessibilité à des services de qualité, du développement communautaire et de la consolidation des droits, cette dissociation me mène à croire que le grand défi à l’horizon pour la francophonie canadienne est celui de la gouvernance. Le modèle de gouvernance qui a si bien servi les communautés depuis 40 ans est appelé à changer à l’ère de l’information. Pour assurer son avenir, la francophonie canadienne doit accéder à un modèle de gouvernance 2.0.
Depuis près de 10 ans, un groupe de recherche du nom de Traverser les frontières (mieux connu par son nom anglais Crossing Boundaries) se questionne au sujet de l’impact des technologies de l’information et de la communication (TIC) sur l’appareil gouvernemental. Fait intéressant, ce projet de recherche qui se voulait au départ une enquête sur les modes d’organisation interne de la machine gouvernementale et sur les modes de prestation des services s’est rapidement transformé en projet de recherche sur la réforme démocratique. Somme toute, l’influence la plus importante des TIC sur le fonctionnement de nos gouvernements n’a rien à voir avec les services en ligne ou la ré-organisation de certaines fonctions administratives. À l’ère des Facebook, MySpace et Twitter, c’est l’essence même de la relation entre le gouvernement et le citoyen qui est appelée à se transformer.
En partie, cette transformation est le résultat des avancées technologiques des 15 dernières années, mais de plus en plus, elle est aussi provoquée par les attentes de la nouvelle génération d’électeurs. Ce n’est pas par hasard que pas moins de 12gouvernements — fédéral, provinciaux, municipaux — ont lancé, depuis 2000, des initiatives visant à mieux comprendre ce phénomène et à proposer des changements aux modes de prise de décision et à la nature des débats publics. L’espace public change, et nos gouvernements tentent tant bien que mal d’évoluer dans le même sens.
Cette nouvelle relation entre le gouvernement et le citoyen est donc au cœur de la transformation du gouvernement à l’ère de l’information, et elle pousse tous les autres intervenants dans notre système démocratique à évoluer dans le même sens. Les partis politiques, par exemple, doivent renouer avec les citoyens et repenser le rôle de leurs membres, tandis que les groupes d’intérêt ne peuvent plus se contenter de mesurer leurs appuis populaires à l’aide des données de sondage ; ils doivent créer des liens avec des citoyens qui, de plus en plus, s’associent et s’expriment autrement.
Les organismes qui œuvrent au sein de la francophonie canadienne ne sont pas à l’abri de cette nouvelle tendance. Pour eux, la question fondamentale est la suivante : Comment la francophonie institutionnelle peut-elle tisser des liens plus forts avec la francophonie citoyenne, et comment ces liens peuvent-ils renforcer sa capacité d’agir et ses relations avec les instances publiques?
Certes, la notion de renouvellement institutionnel et de réforme du cadre de gouvernance n’est pas un débat nouveau pour les communautés de langue officielle. Plusieurs des leaders communautaires sont déjà sensibles à cette nouvelle dynamique, et un nombre grandissant d’organismes tentent d’innover en ce qui a trait à la participation des citoyens dans l’élaboration des priorités communautaires.
À titre d’exemple, en juin 2007, sous l’égide de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), les dirigeants des organismes porte-parole ont tenu un sommet pour mieux définir les priorités de politiques publiques des communautés pour la prochaine décennie et élaborer un plan d’action pour y arriver.
En préparant le sommet de la francophonie, les organisateurs ont pris la décision d’élargir le processus de consultation menant à l’assemblée délibérative, et ont invité plusieurs leaders communautaires. Ces derniers ont non seulement contribué à la réflexion menant au sommet, mais depuis, sous la bannière du Forum des leaders, ils assurent également un suivi aux actes du sommet.
Pour les organisateurs du sommet, la présence de ces leaders communautaires était essentielle au succès du rassemblement. Presque autant que le contenu des décisions prises au sommet, cette détermination d’élargir la consultation au-delà des organismes porte-parole ajoute à la légitimité des actes du sommet et du plan d’action communautaire. Par leur présence, ces leaders ont confirmé que les priorités établies en plénière ne représentaient pas simplement l’opinion des organismes porte-parole présents au sommet, mais constituaient le résultat d’un plus large processus de consultation.
L’un des éléments importants des actes du sommet est le qualificatif que les participants ont choisi pour décrire la nature de la relation qu’ils souhaitent entretenir avec les gouvernements. À plusieurs reprises, on y fait appel à la notion de partenariat. Comme l’indiquent si bien les actes du sommet, les communautés francophones et acadienne sont maîtres de leur destin. Au sommet, elles ont établi leurs priorités et élaboré leur plan d’action. Elles ne cherchent donc pas à ce que les gouvernements agissent en leur nom, mais bien qu’ils travaillent avec elles pour atteindre les objectifs qu’elles se sont fixés.
Plus que toute autre caractéristique, cette notion de partenariat différencie les communautés francophones et acadienne des autres groupes d’intervenants qui participent au débat public. Par contre, cette même notion de partenariat rend la participation des citoyens dans les processus internes des organismes porte-parole d’autant plus importante. Si, par exemple, la FCFA décidait de faire un suivi du sommet dans cinq ans pour évaluer les progrès accomplis, il serait difficile de le faire sans la participation des citoyens. Pour obtenir et conserver le statut de partenaire auprès des instances publiques, les organismes de la francophonie doivent démontrer clairement qu’ils ont l’appui des francophones.
Sollicités par un nombre grandissant d’intervenants, les autorités gouvernementales vont insister de plus en plus pour que les organismes qui participent à l’élaboration des politiques fassent la preuve qu’ils sont véritablement représentatifs. À l’ère de l’information, la légitimité d’un choix d’orientation ou d’une priorité vient autant du processus qui a mené à la décision que de la teneur de la décision elle-même.
Sur la place publique, les citoyens vont, eux aussi, être de plus en plus exigeants en ce qui a trait à la reddition de compte. Pour les organismes porteparole, « la question qui tue » est : De quel droit ces organismes parlent-ils au nom des citoyens? Au cours des 40 dernières années, les organismes se sont justifiés par leurs réalisations : nouvelles écoles, services de santé en français, réseau de collèges ou de radio communautaire. À l’avenir, par contre, ce type de reddition « par résultats » sera insuffisant ; ils devront démontrer que leurs modes de gouvernance et de prise de décision sont ancrés solidement dans les communautés.
Bien sûr, voilà qui est très facilement dit, mais beaucoup moins facilement accompli. Adopter un mode de gouvernance 2.0 ne se fera pas d’un bond, et il y aura sans doute des ratés en cours de route. D’ailleurs, au début, les initiatives de gouvernance 2.0 ressembleront probablement plus à des consultations publiques qu’à de véritables exercices d’engagement des citoyens. Dans le premier cas, des individus et des groupes intéressés sont appelés à faire valoir leurs points de vue à tour de rôle. Le processus d’engagement va plus loin et exige des participants la mise en commun des priorités exprimées par chacun des intervenants pour choisir — ensemble — celles qui seront revendiquées par la communauté et les organismes porte-parole.
Cette transition ne sera pas facile pour les organismes porte-parole, mais on peut tout de même se permettre d’être optimiste. Par leurs recherches et des projets pilotes, des organismes tels MASS Talk et Ascentum sont en train de déterminer des pratiques exemplaires pour les organisations communautaires désireuses de faire la transition. Au sein de la francophonie, le nouveau commissaire aux services en français du gouvernement de l’Ontario, François Boileau, vient de lancer un blog, par l’entremise duquel les citoyens peuvent lire, en temps réel, ses perspectives au sujet d’enjeux d’actualité et lui faire part de leurs opinons et réactions. Au cours des plus récentes élections fédérales, la FCFA a tenu un débat sur la place de la francophonie au sein de la fédération canadienne.
Plutôt que de décider seule des thèmes, elle a invité le public à lui soumettre les questions à l’intention des candidats. Bien entendu, ce ne sont que de petits pas ; mais, ensemble, ils nous orientent dans la bonne direction. Et bien qu’ils se doivent d’être prudents et patients, les organismes doivent viser rien de moins qu’un plein engagement des citoyens dans leurs activités, qu’il s’agisse d’une table ronde publique sur un enjeu particulier, d’une intervention dans un débat électoral ou d’élections aux postes clés au sein même des organismes.
Chose certaine, même au terme de cette transition, les organismes ne seront pas remplacés par les citoyens. Il y aura toujours un rôle pour le réseau institutionnel. Mais pour assurer sa pertinence à l’avenir, le réseau doit évoluer. Particulièrement en raison du taux de « décrochage militant » de la nouvelle génération de francophones hors Québec, les organismes se doivent de renforcer leurs liens avec ces jeunes adultes qui constituent l’avenir des communautés. Dans une certaine mesure, la pertinence à long terme des organismes sera décidée par les thèmes qu’ils aborderont, les luttes qu’ils mèneront et les priorités qu’ils établiront. Mais de plus en plus, leur pertinence vis-à-vis de la génération Facebook sera déterminée par leurs modes d’engagement.
À l’origine, la Loi sur les langues officielles signifiait pour plusieurs le souhait d’instituer le bilinguisme au sein du gouvernement du Canada et de toutes ses instances ; elle concernait aussi l’ensemble des programmes et services qui permettent aux citoyens d’accéder aux services publics dans la langue officielle de leur choix. Aujourd’hui, bien qu’on souhaite encore le bilinguisme institutionnel, les organismes et institutions de la francophonie canadienne parlent beaucoup plus de dualité linguistique, soit la capacité de chaque citoyen de vivre pleinement dans la langue officielle de son choix n’importe où au pays.
Pour les non-initiés, cette nuance peut sembler mineure, voire même capricieuse, mais en fait, elle signale une différence profonde en ce qui a trait au but ultime des politiques publiques en matière de langues officielles. Le bilinguisme institutionnel de l’appareil fédéral sera toujours un objectif important à atteindre et à soutenir, mais la dualité linguistique entraîne des conséquences beaucoup plus importantes pour le Canada. Des deux objectifs, seule la dualité linguistique a le potentiel d’avoir un impact sur l’ensemble des citoyens — même ceux qui ne connaissent qu’une seule des deux langues officielles.
Reconnaître l’importance de la dualité linguistique pour le bon fonctionnement de la fédération canadienne, c’est endosser une façon de voir, de comprendre et d’accommoder l’autre. Bien plus que nos leaders politiques ne veulent le reconnaître publiquement, notre appui collectif à la dualité linguistique nous donne un point de vue unique sur les relations entre les individus et les peuples. La dualité linguistique est au cœur de l’approche canadienne en matière de conflits ethniques et nationaux et elle enrichit les interventions du Canada sur la scène internationale.
Pour actualiser pleinement la notion de dualité linguistique, et pour que le pays dans son ensemble en bénéficie pleinement, les organismes de la francophonie canadienne doivent mobiliser les citoyens. Il revient à tous les citoyens d’expression française de la revendiquer haut et fort. Voilà pourquoi il est important de souligner l’apport de la Loi sur les langues officielles. Elle a contribué non seulement au développement des communautés de langue officielle, mais à celui de l’ensemble du pays. Voilà pourquoi il faut reconnaître qu’après 40 ans, le mode de gouvernance du réseau institutionnel de la francophonie est appelé à changer et à évoluer vers une gouvernance 2.0. Il est grand temps de faire le premier pas.
Cet article est tiré de deux conférences, l’une donnée dans le cadre du Symposium sur le 40e anniversaire de la Loi sur les langues officielles organisé par le Commissariat aux langues officielles, et l’autre à l’assemblée générale annuelle 2009 de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada.