Pendant que les dirigeants politiques, les gestionnaires du système de soins de santé et les cliniciens s’affairent à gérer la pandémie de COVID-19 au quotidien, nous devons réfléchir dès maintenant à l’après-crise afin d’en tirer le maximum de leçons pour l’avenir. Deux dimensions sont cruciales dans toute analyse de la gestion de la pandémie, soit la capacité d’agir de l’État et le bon usage de l’urgence.
La capacité d’agir de l’État
La réflexion perpétuelle sur le rôle et la taille de l’État prend un relief particulier lorsqu’une pandémie étale au grand jour notre forte dépendance de l’État et d’une action gouvernementale compétente. Depuis les années 1970, au gré des chocs économiques et de la montée d’idéologies prônant le « moins d’État », la question des ressources et de la capacité de l’État à gouverner et à mettre en œuvre efficacement des politiques se trouve au centre des préoccupations.
Le parti actuellement au pouvoir au Québec, la Coalition avenir Québec, avait mis en avant dans son programme politique une réduction de la taille de l’administration publique. Le gouvernement libéral précédent avait déjà procédé à des coupes budgétaires dans le secteur de la santé publique. La pandémie offre l’occasion de remettre en question les automatismes idéologiques au sujet du rôle de l’État qui ont gagné en légitimité et circulé abondamment ces dernières années.
Ces automatismes prennent racine notamment dans ce qui a émergé depuis une quarantaine d’années comme l’idéologie dominante sur la réforme des États et des gouvernements : la nouvelle gestion publique (New Public Management). La NGP postule l’impossibilité d’une gestion publique efficiente et la supériorité des modes de gestion privés libres des règles et des contraintes dites bureaucratiques. Le corollaire de cette idéologie réformiste est la recherche d’un allégement considérable de l’État et de ses ressources au moyen d’une délégation de fonctions au marché. Pour les missions de l’État qui seraient maintenues, la NGP repose sur la foi en l’intervention de leaders héroïques, comme les grands chefs d’entreprise, pour accroître l’efficacité du secteur public. L’idée est simple : il suffit de recruter de tels leaders et de les rendre responsables devant la société.
Cette vision du gestionnaire privé au service de l’État n’est pas étrangère à l’idéal du leader politique en vogue au Québec actuellement. Elle ne doit cependant pas nous faire oublier qu’un leadership affirmé mais incapable de mobiliser les compétences et les ressources suffisantes pour faire face à une crise est peu utile. Il faut donc que l’État garde la capacité de concevoir des politiques publiques qui permettent une préparation adéquate aux crises de tous ordres et une réponse informée par les connaissances scientifiques disponibles.
La question des ressources et des capacités nécessaires pour gérer une pandémie dépasse la disponibilité des compétences et de l’expertise au sein du gouvernement. La mobilisation efficace par le politique d’une diversité de savoirs suppose un respect profond de la technocratie et des experts, et ce, qu’ils se trouvent à l’intérieur ou à l’extérieur de l’appareil gouvernemental. Elle suppose aussi que les leaders politiques fassent preuve d’une certaine humilité. Le politique doit disposer de mécanismes permettant d’établir une collaboration rapide et efficace avec les experts et accepter de se laisser influencer par eux.
La pandémie aura eu quelque chose de bon si elle permet de reconnaître les déficiences du projet d’État minimaliste et de la vision étroitement managériale de la conduite des affaires publiques.
Au-delà des savoirs experts à mobiliser, les appels répétés du premier ministre du Québec à la solidarité et à l’engagement des travailleurs de la santé et d’autres secteurs essentiels nous rappellent quotidiennement que ceux-ci sont indispensables au fonctionnement de la société. Une telle situation ramène au sommet de l’ordre du jour politique la valorisation de leur travail et l’importance d’établir une relation constructive entre le gouvernement et les associations professionnelles ou les syndicats. Or la recherche du « moins d’État » allait souvent de pair avec une remise en question des conditions de travail d’acteurs dont le quotidien diffère grandement de l’image qui est véhiculée.
La pandémie aura eu quelque chose de bon si elle permet de reconnaître les déficiences du projet d’État minimaliste et de la vision étroitement managériale de la conduite des affaires publiques, étant donné leurs conséquences possibles sur la disponibilité et la valorisation d’une main-d’œuvre dont le caractère indispensable est apparu plus clairement aux yeux de tous. Il faudra le rappeler au pouvoir politique une fois la crise passée.
Le bon usage de l’urgence
Alors que l’urgence est souvent vue comme une contrainte, elle peut se révéler un atout dans certaines circonstances. La pandémie actuelle montre que les systèmes de soins de santé possèdent des capacités d’adaptation insoupçonnées. Des ordres professionnels se sont entendus rapidement pour introduire davantage de flexibilité, valorisant la compétence des professionnels plutôt que leurs titres. Ainsi, le Collège des médecins du Québec (CMQ) collabore avec l’Ordre professionnel de la physiothérapie du Québec pour augmenter l’autonomie des physiothérapeutes et des ergothérapeutes dans le choix des appareils de soutien à la mobilisation (comme les déambulateurs) et pour leur permettre d’administrer les tests de dépistage de la COVID-19. Le principe immuable de la rencontre médecin-patient en face à face prend une tournure technologique avec l’autorisation des téléconsultations. Et le CMQ accepte finalement la prescription électronique ou télécopiée, délaissant le papier.
C’est la preuve que tous ces changements étaient possibles, même si des paramètres rigoureux (vie privée, confidentialité, reddition de comptes, qualité et sécurité des soins) doivent nécessairement accompagner le déploiement de ces nouvelles modalités. Le contexte d’urgence nous montre que nous sommes capables d’innovation malgré des pratiques et des rigidités bien ancrées. Retournerons-nous à « l’avant » sans plus faire d’histoire ? S’il est pour l’instant difficile de se prononcer sur cette éventualité, il importe de déterminer rapidement les mécanismes qui permettraient d’apprendre de la situation de crise, et ce, en prenant en compte le point de vue des acteurs qui auront vécu les innovations de près, comme les patients, les professionnels de la santé et les gestionnaires. La recherche a un rôle clé à jouer pour consolider ces apprentissages.
La pandémie nous enseigne que la préparation de l’urgence, plutôt que la réaction à celle-ci, constitue un investissement essentiel. Pendant de nombreuses années, la santé publique a été la grande négligée des investissements dans le domaine de la santé (de 1,5 à 4 % du budget des provinces en santé). Dans un monde aussi intégré que celui dans lequel nous vivons, les pandémies deviendront des réalités récurrentes, comme des chercheurs l’indiquent depuis longtemps. Il faut soutenir la recherche fondamentale dans ce secteur et développer des capacités au-delà de la surveillance pour inclure la modélisation des épidémies et la connaissance des facteurs sociaux, politiques et organisationnels qui influent sur les capacités d’anticipation d’une société, sur la qualité de la réponse à la crise et sur l’aptitude à s’en remettre.
Enfin, l’« état d’urgence sanitaire » est un concept juridique qui ne prend de véritable matérialité que lorsqu’il est mis en dialogue avec la science et la santé publique. L’importance de générer des données fiables, vérifiables, valides et de qualité en matière de santé publique est donc primordiale. Mais la mobilisation de cette science par les gouvernements ne doit pas occulter les droits humains.
En contexte d’urgence, il est donc important de maintenir un dialogue entre les juristes, les experts en santé publique et le gouvernement afin d’élaborer des stratégies de réponse non seulement pertinentes scientifiquement, mais aussi respectueuses le plus possible des droits humains. Le professeur de philosophie Daniel Weinstock recommandait récemment que le gouvernement du Québec mette en place un comité de sages ayant justement pour mandat de réfléchir, en continu, aux droits des individus en temps de pandémie. Or, dans l’urgence, ce dialogue risque d’être relégué au second plan, les citoyens se ralliant souvent aux directives de leurs gouvernements, qui bénéficient en temps de crise d’une légitimité parfois inégalée. Si un tel appui peut faciliter le respect des mesures de confinement, trop s’appuyer sur le leadership politique comporte des risques. Celui-ci doit s’adapter de manière à partager la gestion de la pandémie avec un réseau plus large d’experts et de leaders du réseau de la santé.
Malgré les exigences du moment, la crise doit nous amener à établir les changements politiques positifs qui pourraient en résulter pour l’avenir. Nous avons évoqué ici les rapports entre science et politique et entre gouvernants et gouvernés. Un nouveau contrat social faisant davantage de place à la contribution d’acteurs de statut et de condition plus modestes mais dont le rôle n’en est pas moins indispensable pourrait voir le jour. Une autre avenue d’investigation consisterait à s’interroger dès maintenant sur les mécanismes à mettre en place pour poursuivre le programme de transformation et d’adaptation du système de soins de santé qui a pris forme pendant la pandémie. Cette avenue n’est pas indépendante de la précédente, puisqu’elle s’appuierait nécessairement sur une volonté collective de remettre en question ce qui, de longue date, limite la performance de ce système de soins.
Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.