Il y a quelques mois, les chercheurs de la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton, à Ottawa, en partenariat avec iAffairs Canada, ont rendu publique leur évaluation annuelle de la politique étrangère et de défense du gouvernement fédéral. Après avoir passé en revue les politiques en matière d’aide au développement, de défense nationale, de diplomatie, de sécurité, d’immigration, de changements climatiques et de commerce, les experts ont accordé au gouvernement libéral un C+ et ont conclu qu’il poursuivait la politique des conservateurs, essentiellement alignée sur les grandes options de l’administration américaine de Donald Trump. Comment le gouvernement de Justin Trudeau en est-il arrivé là ?

 « Le Canada est de retour »

La redéfinition de la politique étrangère canadienne par l’équipe de Justin Trudeau à la veille de l’élection de 2015 est partie du postulat que le gouvernement conservateur a isolé le Canada sur la scène internationale en marginalisant l’ONU et en militarisant son action extérieure, rompant ainsi avec ce que les spécialistes appellent l’« internationalisme libéral » adopté par les élites politiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En un mot, la décennie conservatrice a transformé le Canada « Casque bleu » en Canada « Casque d’acier ».

Toutes les enquêtes d’opinion l’ont démontré : la greffe conservatrice n’a pas pris. Une étude réalisée et publiée quelques mois avant l’élection par le futur conseiller diplomatique de Justin Trudeau Roland Paris a confirmé la prégnance de l’internationalisme libéral chez les Canadiens. Les Canadiens demeurent profondément attachés au maintien de la paix, au multilatéralisme incarné par l’ONU, à l’aide aux pays en développement, à l’image pacifique du pays à l’étranger. Dans ces circonstances, les libéraux disposaient de tous les éléments dont ils avaient besoin pour soutenir les orientations internationalistes de politique étrangère exposées dans leur plateforme électorale Changer ensemble. D’où leur slogan selon lequel une victoire libérale permettrait le retour du Canada dans le monde.

Le temps des désillusions

Dans cet esprit, l’accent a été mis sur ce que le Canada sait faire de mieux. La diplomatie serait au cœur de l’action. Le chemin était balisé : consolider la relation avec les États-Unis, reprendre la participation aux opérations de paix, augmenter les budgets d’une aide au développement recalibrée en faveur des femmes et des enfants, relancer le dialogue avec la Russie, approcher plus intelligemment le conflit israélo-palestinien, se réengager en Afrique — continent dont tous les spécialistes estiment qu’il va connaître une révolution démographique, économique et politique sans précédent —, approfondir les liens avec la Chine et les États asiatiques, enfin, renforcer le multilatéralisme dont l’ONU est la pierre angulaire. Ce programme n’excluait pas un usage réfléchi de la force dans le cadre de l’ONU et de l’OTAN quand le besoin s’en ferait sentir, et donc un financement adéquat de l’outil militaire, mais il rejetait la notion harperienne du Canada « nation guerrière ».

De tout cela, que reste-t-il ? Pas grand-chose en réalité, sinon le sentiment que les libéraux font la politique des conservateurs, la rhétorique en moins. Il aura fallu plus de deux ans avant que le gouvernement libéral déploie à contrecœur, et seulement pour un an, quelques hélicoptères et un petit contingent de Casques bleus au Mali, alors qu’il s’est précipité pour renouveler de façon indéfinie les engagements militaires conservateurs en Irak, en Lettonie et en Ukraine, toutes des missions hors ONU. L’aide au développement est devenue « féministe », un clin d’œil à l’électorat féminin canadien, mais cette réorientation masque le déclin constant et irrémédiable du financement de l’aide aux plus pauvres de la planète.

Le conflit israélo-palestinien est dorénavant traité de manière schizophrénique : par exemple, la politique officielle est de reconnaître le droit des Palestiniens à l’autodétermination, mais lorsqu’il s’agit de voter en faveur de ce droit à l’ONU, le Canada est l’un des cinq pays sur 193 États membres à s’y opposer.

Au lieu d’ouvrir un espace de dialogue avec la Russie comme le font tous les alliés du Canada, la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland dépense beaucoup d’énergie à envenimer les relations entre les deux pays et met ainsi en danger nos intérêts nationaux dans l’Arctique et ailleurs, tout cela afin de séduire le million d’électeurs canadiens d’origine ukrainienne. Si le premier ministre a eu raison de redéfinir la stratégie d’engagement avec la Chine afin d’amorcer la nécessaire diversification de notre commerce trop prisonnier de l’ami américain, sa mise en œuvre au jour le jour est marquée par de multiples faux pas. Loin de faire plus de place à la diplomatie, le gouvernement a asséché les sommes qu’il y consacre, alors que le budget militaire augmentera de 73 % au cours des prochaines années.

On ne sait pas trop pourquoi Justin Trudeau a décidé de laisser tomber une bonne partie de ses engagements initiaux en politique étrangère et de se rabattre sur le programme des conservateurs.

On ne sait pas trop pourquoi Justin Trudeau a décidé de laisser tomber une bonne partie de ses engagements initiaux en politique étrangère et de se rabattre sur le programme des conservateurs. Une des explications veut que l’élection de Donald Trump en novembre 2016 et sa remise en cause radicale de l’Accord de libre-échange nord-américain aient précipité le changement de cap. On redoutait, sans doute, qu’une politique étrangère trop activiste ne froisse la nouvelle administration républicaine. Il était préférable d’éviter de faire des vagues et de se concentrer plutôt sur la relation avec les États-Unis.

Pourtant, je ne crois pas à cette explication. En fait, dès juin 2016 — avant même la nomination de Donald Trump comme candidat officiel du Parti républicain à la présidentielle de novembre —, à Ottawa, la fibre libérale et internationaliste du gouvernement commençait à s’émousser. Le départ soudain et inexpliqué du conseiller diplomatique du premier ministre Roland Paris, un internationaliste convaincu, a été le premier signal. Le discours de Justin Trudeau devant l’ONU en septembre 2016, son premier devant cette instance, a été le deuxième signal. Ce discours, rédigé sans l’apport des Affaires étrangères, était axé sur la personne du premier ministre et n’articulait aucune contribution canadienne à la solution des grands problèmes internationaux. Puis, au fil du temps, le premier ministre a repris à son compte l’argumentaire conservateur sur le dossier israélo-palestinien, les relations avec la Russie, le gel du budget de l’aide au développement et l’augmentation de celui de la Défense nationale.

Cette dérive en a choqué plusieurs, et le premier ministre a bien senti le danger. D’où le discours prononcé par Chrystia Freeland le 7 juin 2017 devant la Chambre des communes, discours présenté comme l’énoncé de politique étrangère du gouvernement, deux ans après son élection… La ministre y a mis l’accent sur la défense de l’internationalisme libéral, attaqué non seulement par la Chine et la Russie, mais aussi par les États-Unis et de nombreux régimes « illibéraux » en Occident. En cette période troublée, elle n’a pas hésité à affirmer que le Canada est un « pays essentiel », sans pour autant dire pourquoi. C’est là, sans doute, toute l’ironie de cette allocution : elle rappelle la richesse des principes auxquels le Canada croit, mais se révèle étonnamment pauvre en mesures concrètes pour les défendre.

Que reste-t-il de quatre années de pouvoir ?

À défaut d’être une puissance économique et militaire de grande importance, le Canada est-il au moins une puissance d’influence qui le rendrait essentiel par son modèle de gouvernance, ses idées, ses valeurs ? Chrystia Freeland le croit. « Il y a de cela 70 ans, le Canada a joué un rôle de premier plan dans la mise en place d’un ordre mondial d’après-guerre, a-t-elle dit aux députés. Maintenant, notre expérience, notre expertise géographique et notre diversité ainsi que nos valeurs font en sorte que nous sommes appelés à répéter cet exploit. » Comment répéter cet exploit ? On n’en saura rien, d’où le sentiment que cette profession de foi ressemble plus à une formule de rhétorique qu’à une analyse bien sentie de la réalité du 21e siècle. La ministre semble oublier que les deux époques sont incomparables. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Canada était l’une des cinq ou six puissances mondiales disposant de ressources diplomatiques, économiques et militaires pour intervenir sur la scène internationale et en tracer les contours. Aujourd’hui, il peine à maintenir son statut de dixième puissance économique et tombera à la quinzième place dans quelques années. Il faudra plus que des discours pour garder la tête hors de l’eau.

Tous les premiers ministres depuis Pierre Elliott Trudeau ont marqué la politique étrangère canadienne. Au cours de leur mandat, souvent dès les premières années, ils ont fait preuve d’audace et de courage, et, d’une certaine façon, sont devenus le nom de quelque chose. Pierre Elliott Trudeau a reconnu la Chine communiste, s’est rapproché des pays du Sud et s’est lancé dans une campagne pour la réduction des armes nucléaires. Brian Mulroney a négocié l’Accord de libre-échange avec les États-Unis, animé la campagne mondiale contre l’apartheid en Afrique du Sud et, avec le président français François Mitterrand, créé la Francophonie. Jean Chrétien a adopté une nouvelle philosophie ― la sécurité humaine ―, qui a entraîné la signature de la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel et la création de la Cour pénale internationale. Il a dit non à la participation du Canada à la guerre contre l’Irak. Stephen Harper a lancé l’Initiative pour la santé des mères, des nouveau-nés et des enfants dans les pays en développement et engagé les négociations sur les traités de libre-échange avec l’Europe et les États de l’Asie-Pacifique, et celles sur l’Accord de Paris sur les changements climatiques. Justin Trudeau demeure étrangement absent de cette liste.

Pris un à un, les éléments de politique étrangère proposés dans le programme électoral de Justin Trudeau n’allaient pas changer le monde. C’est leur combinaison qui aurait formé un tout cohérent et fait du Canada un acteur essentiel sur la scène internationale.

Pris un à un, les éléments de politique étrangère proposés dans le programme électoral de Justin Trudeau n’allaient pas changer le monde. C’est leur combinaison qui aurait formé un tout cohérent et fait du Canada sur la scène internationale un acteur essentiel pour renforcer les principes à la base de l’internationalisme libéral et promouvoir des solutions constructives visant à répondre aux problèmes environnementaux, géopolitiques, économiques, sécuritaires et identitaires d’aujourd’hui comme de demain. Le Canada a raté cette occasion. En fait, au moment où ces lignes sont écrites, le Canada n’a jamais été aussi isolé. Il n’est pas seul à porter la responsabilité de cette situation, mais la réalité est incontournable : il est en mauvais termes avec les quatre grandes puissances du moment, les États-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie ; il est brouillé avec le monde arabe à cause de son alignement sans nuances avec Israël et de la rupture avec l’Arabie saoudite ; il est de plus en plus absent du continent africain ; il se désintéresse des opérations de paix.

À la lecture de ce bilan, on mesure l’ampleur de l’impasse diplomatique dans laquelle le Canada est plongé, impasse qui révèle aussi un échec intellectuel. Les quelques discours prononcés ici et là par le tandem Trudeau-Freeland sont marqués par une vision idéalisée du monde, sans rapport avec le réel, et ne constituent en rien une feuille de route concrète où l’équipe au pouvoir ferait part de sa lecture du monde actuel et à venir, et de la place que le Canada devrait y tenir. La diplomatie trudeauiste est trop souvent guidée par les émotions et les bons sentiments, et non par la froide analyse diplomatique, seule en mesure de déterminer nos véritables intérêts nationaux et de les défendre.

Qu’est-ce alors que le trudeauisme en politique étrangère ? Le premier ministre reste populaire à l’étranger, mais ses actions, lorsqu’elles existent, demeurent modestes. L’hypercommunication qui l’entoure n’arrive plus à masquer la minceur du bilan, sinon son échec. Arrivé au terme de son mandat, il n’est donc pas surprenant que le gouvernement libéral obtienne chez les experts de politique étrangère une note médiocre et qu’on se demande de quoi Justin Trudeau est-il le nom sur la scène internationale.

Cet article fait partie du dossier Élections 2019.

Photo : Le premier ministre Justin Trudeau prononce une allocution à l’Assemblée générale des Nations unies, le 20 septembre 2016, à New York. La Presse canadienne / Justin Lane.


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Jocelyn Coulon
Jocelyn Coulon est chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM). Il a été conseiller politique du ministre des Affaires étrangères en 2016-2017. Il vient de publier À quoi sert le Conseil de sécurité des Nations unies ? aux PUM.

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