(Ce texte a été traduit en anglais.)

Santé Canada a mis sept ans à évaluer les risques que les pesticides néonicotinoïdes font courir aux pollinisateurs. Face au consensus scientifique mondial sur l’impact négatif de ces produits sur les abeilles et sur les autres organismes vivants, la décision récente du Canada de maintenir leur homologation n’a aucun sens. Le processus scientifique est fragmenté et lent au sein des instances canadiennes, et la gestion du risque que présentent les néonicotinoïdes se révèle inadéquate.

Une question de survie !

Les Nations unies ont déclaré le 20 mai Journée mondiale des abeilles, puisque notre survie dépend de ces pollinisateurs :

En pollinisant les végétaux et les arbres, les pollinisateurs (abeilles, papillons, chauves-souris, colibris, etc.) jouent un rôle fondamental dans le développement des fruits, des légumes et des semences. […] Au total, les pollinisateurs contribuent à 35 % de la production végétale mondiale, en faisant augmenter de quelque 75 % la production des principales cultures alimentaires partout dans le monde. Sans eux, notre diversité alimentaire serait restreinte pas de citrouilles, ni fraises, ni café, ni même cacao avec des conséquences lourdes sur l’équilibre de l’alimentation humaine.

Les néonicotinoïdes sont des insecticides qui se sont d’abord fait connaître par leur funeste implication dans le déclin des colonies d’abeilles à l’échelle mondiale. Les scientifiques indépendants n’ont pas tardé à constater les effets néfastes de ces produits et ont conclu qu’ils représentent une menace sérieuse pour la biodiversité, les écosystèmes et la sécurité alimentaire à l’échelle du globe.

Pendant ce temps, le Canada accouche d’évaluations incomplètes et multiplie les délais dans un processus de réévaluation déjà très lent et très fragmenté.

Le Canada se traîne les pieds

Rappelons que c’est en 2012, après avoir reçu un grand nombre de déclarations liées à la mort d’abeilles au moment des semis de maïs et de soya traités avec des néonicotinoïdes, que l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) a amorcé un processus de réévaluation des néonicotinoïdes.

Le 11 avril 2019, soit sept ans après avoir entamé un processus d’évaluation de ces produits, l’ARLA annonçait ses décisions finales en matière de réévaluation des risques de trois principaux néonicotinoïdes pour les pollinisateurs : l’imidaclopride, le thiaméthoxame et la clothianidine.

Mais cette réévaluation minimise l’impact des semences enrobées, qui constituent l’utilisation la plus répandue des néonicotinoïdes au Canada et qui sont une source majeure de contamination. Les conclusions de l’ARLA à ce sujet vont à l’encontre d’évaluations semblables effectuées par l’Union européenne, qui confirment le danger que présente toute forme d’utilisation des néonicotinoïdes pour les abeilles.

L’ARLA soutient que l’adoption de certaines mesures d’atténuation des risques peut rendre acceptable le maintien de l’homologation des produits contenant ces néonicotinoïdes. Toutefois, ce n’est que dans deux ans que les mesures proposées ― soit des changements aux conditions d’homologation, dont l’interdiction de certains usages ― devront être inscrites sur l’étiquette des produits. Or peu nombreux sont les mesures qui ont trait aux semences enrobées de néonicotinoïdes.

Cette décision s’apparente à permettre immédiatement la vente d’un médicament aux effets secondaires graves, mais à attendre deux ans avant d’aviser les professionnels de la santé des contre-indications dans l’ordonnance de ce médicament. Autrement dit, au Canada, les pollinisateurs devront attendre deux ans avant d’être adéquatement protégés des risques déjà connus des néonicotinoïdes.

Qui plus est, en 2016, l’ARLA avait déjà conclu qu’un des néonicotinoïdes, l’imidaclopride, présente des risques inacceptables pour les organismes aquatiques, ce qui justifiait une interdiction complète de son utilisation en agriculture. L’abandon de l’imidaclopride devait se faire graduellement, sur une période de trois à cinq ans après l’annonce officielle de l’interdiction. Or, deux ans et demi après avoir terminé l’évaluation scientifique de cet insecticide, l’ARLA a remis sa décision finale en la matière à 2020. Même scénario pour deux autres insecticides largement utilisés au Canada : en août 2018, l’ARLA proposait l’élimination graduelle du clothianidine et du thiaméthoxame, mais ce n’est qu’en 2020 qu’elle rendra sa décision finale.

En dépit du consensus scientifique international sur la grave menace que posent ces pesticides pour l’environnement et pour la sécurité alimentaire mondiale, et malgré l’évaluation scientifique concluante de l’ARLA, on devra attendre jusqu’en 2023, voire 2025, avant de pouvoir mettre en œuvre l’interdiction pourtant largement justifiée de ces dangereux produits au Canada.

Les néonicotinoïdes devant les tribunaux : encore des délais !

Rappelons qu’au Canada, plusieurs néonicotinoïdes n’avaient reçu qu’une homologation conditionnelle, ce qui permettait à l’industrie d’obtenir un permis de vente conditionnel (et donc, temporaire) au pays, puisqu’il manquait des données scientifiques sur les risques des pesticides en cause. Or l’ARLA a renouvelé pendant dix ans l’homologation conditionnelle de ces néonicotinoïdes sans combler ses lacunes dans les données scientifiques. En 2016, des organisations environnementales canadiennes ont contesté ces homologations conditionnelles en Cour fédérale. Le 5 avril 2019, la cour a décidé de ne pas statuer sur les questions juridiques soulevées par la poursuite, le gouvernement canadien et les fabricants de pesticides ayant présenté un certain nombre de motions qui ont bloqué les procédures.

Nous n’aurons donc jamais de réponse à une question pourtant fondamentale : l’homologation des pesticides néonicotinoïdes au Canada est-elle illégale depuis le début ?

L’Europe les interdit, le Canada les maintient

Alors que la France interdit l’utilisation des néonicotinoïdes depuis septembre 2018 et que l’Europe lui a emboîté le pas en décembre 2018, les Canadiens attendent toujours des décisions finales et des interdictions d’utilisation.

Il est pour le moins incohérent que l’ARLA donne le feu vert à l’usage continu de plusieurs néonicotinoïdes et qu’en même temps, elle continue de les évaluer en attendant de mettre en œuvre leur interdiction totale en raison des risques inacceptables qu’ils représentent pour certains organismes.

Ces délais répétés dans la réévaluation des néonicotinoïdes par le gouvernement canadien arrivent au moment même où une méta-analyse internationale confirme le déclin rapide des insectes, dont 40 % des espèces dans le monde pourraient disparaître au cours des prochaines décennies et un tiers risque de devenir des espèces en voie de disparition.

L’analyse indique que l’agriculture intensive et l’utilisation récurrente de pesticides figurent parmi les principaux facteurs de ces baisses. Ce sont là des conclusions fort inquiétantes, puisque les insectes sont essentiels au bon fonctionnement de tous les écosystèmes ; ils pollinisent les plantes, recyclent les nutriments et servent de nourriture de base aux autres animaux.

L’inquiétude des Canadiens

Les Canadiens sont très préoccupés par les effets néfastes des néonicotinoïdes sur les écosystèmes : depuis 2013, plus de 460 000 d’entre eux demandent à Santé Canada d’interdire les néonicotinoïdes. Cette requête est légitime : compte tenu de tous ces délais et de la faiblesse des restrictions proposées, comment peut-on avoir confiance en la capacité de l’ARLA de protéger notre santé, notre sécurité alimentaire et notre environnement ?

Ces retards supplémentaires dans un processus d’évaluation du risque déjà lent causeront des dommages écologiques irréversibles au Canada et soulèvent de sérieuses questions sur la crédibilité scientifique et l’impartialité des évaluations des pesticides et du processus décisionnel de Santé Canada.

Photo : Shutterstcck / Catalin Petolea


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Nadine Bachand
Nadine Bachand est chargée de projet, Pesticides et produits toxiques, au bureau de Montréal d’Équiterre. Elle détient une maîtrise interdisciplinaire en sciences de l'environnement de l’Université du Québec à Montréal. Dans le cadre son mémoire, elle s'est penchée sur les enjeux sociopolitiques de l'utilisation des pesticides en milieu urbain.

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