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Le Québec est la seule juridiction en Amérique du Nord avec des lois limitant les droits linguistiques et religieux. Des lois, votées récemment, interdisent aux employés de l’État de porter des symboles religieux et ont introduit des nouvelles mesures pour restreindre l’utilisation de l’anglais dans les affaires.  

Ces lois continuent à faire l’objet de débats. Elles ont été largement condamnées hors du Québec francophone. Or, de telles condamnations font trop facilement fi d’une distinction fondamentale: il a toujours été plus facile pour le Canada anglais d’assurer sa langue et son identité. Il n’avait pas besoin de lois.  

Comme petite minorité en Amérique du Nord, le Québec français a toujours dû recourir à l’intervention de l’État pour assurer la survie de sa langue et de sa culture. Cela en fait un outsider de ce côté-ci de l’Atlantique. Un« délinquant ». Lorsque, comme maintenant, les politiques linguistiques et religieuses se confondent, il devient encore plus facile de faire jouer au Québec le rôle du méchant.   

Les accusations et contre-accusations d’intolérance, qui ne font qu’attiser les fractures entre Canadiens, sont particulièrement contreproductives à l’heure où la souveraineté même du Canada est menacée. Tous les Canadiens doivent comprendre un point essentiel: l’objectif ultime des lois québécoises est l’inclusion et non pas l’exclusion. Il s’agit de la construction et de la protection d’une culture, d’un modèle social. Le dialogue exige le respect mutuel, encore plus lorsque des valeurs s’affrontent.  

Une société fermée ?  

La loi 21, qui interdit les signes religieux, fait actuellement l’objet d’une contestation, tout comme le projet de loi 96, qui limite l’usage de l’anglais dans les entreprises et la fonction publique. Toutes deux se retrouveront bientôt devant la Cour suprême du Canada. Je n’envie pas les juges. 

Thomas Mulcair, ancien chef du NPD fédéral et ministre québécois, a récemment dénoncé « le recul des droits au Québec », la province étant à la veille de devenir, prétend-il, « un désert (backwater)  de droits de l’homme ». Ce sont des mots forts.  

Comme preuve du peu de regard du Québec pour les droits fondamentaux , on peut remonter aux lois linguistiques, à commencer par la Charte de la langue française de 1977 (la loi 101), qui a provoqué un exode massif des anglophones à l’époque. Le projet de loi 21 est maintenant la cerise sur le gâteau. Comme la loi 96, elle invoque la clause dérogatoire, faisant ainsi fi de la Charte canadienne des droits et libertés.  

Pensons aussi aux énoncés malheureux du premier ministre du Québec condamnant la prière publique et sur la menace de l’immigration pour la langue française. Il est facile de conclure que les nationalistes québécois sont, au fond, anti-immigrants, voire xénophobes. De là à conclure que le nationalisme québécois est intrinsèquement raciste il n’y a qu’un pas.  

Pourtant, si le Québec était en Europe occidentale, ni ses lois ni la rhétorique anti-immigration ne feraient sourciller. Le Québec serait même salué comme un modèle de tolérance.  

Trente-cinq pour cent des Français admettent être racistes, contre 20 % au Québec (et 50 % aux États-Unis). En Europe, la rhétorique anti-immigration est bien plus extrême, certains leaders politiques appelant à des expulsions massives.  

Plusieurs pays d’Europe occidentale ont interdit le port de symboles religieux sur les lieux de travail. La Cour européenne de justice a validé ces interdictions à au moins deux reprises, les jugeant admissibles pour atteindre des objectifs sociaux plus larges. Ces arrêts continuent à faire l’objet de débats.   

Le débat est normal dans des sociétés démocratiques; le projet de loi 21 continue d’être débattu six ans après son adoption par l’Assemblée nationale du Québec. Ce qui est moins normal, c’est sa condamnation quasi-unanime, ainsi que la loi 96, hors Québec francophone.  

Je ne suis pas entièrement content, non plus, des deux lois. Je n’aurais pas inclus les enseignants dans la loi 21. Mais là où je m’éloigne des autres est la conclusion que ces lois sont le signe d’une société foncièrement fermée et intolérante.   

De fait, les Québécois sont plus ouverts à l’immigration que les autres Canadiens. En octobre dernier, un sondage Environics a révélé que 62 % des Canadiens hors Québec estimaient qu’il y avait trop d’immigrants au Canada, mais seulement 46 % des Québécois.  

Comment alors expliquer la contradiction entre une société visiblement ouverte à l’immigration et des lois qui limitent les droits des nouveaux arrivants en matière de scolarisation, de langue et de religion ?  

Intégration naturelle ou promue par l’État ?  

La première réponse est d’ordre démographique. Les francophones restent une petite minorité en Amérique du Nord (environ 2 %), ce dont ils sont douloureusement conscients. Jusque dans les années 1960, les taux de natalité élevés ont permis aux francophones de renouveler leur population et même de coloniser de nouvelles terres (Manitoba, Saskatchewan…). Ces premiers francophones, rappelons-le, étaient visiblement ouverts au métissage, donnant naissance à la nation métisse. 

Mais la baisse de la natalité des années 1960 a fait que le renouvellement de la population francophone ne pouvait désormais se faire que par l’intégration de nouveaux arrivants. Ce simple fait explique en grande partie pourquoi les Québécois francophones sont plus ouverts à l’immigration que les autres Canadiens dans l’espoir que les immigrants rejoignent la majorité francophone.  

Ce qui m’amène à la deuxième réponse : l’intégration. L’intégration linguistique et culturelle sont la norme naturelle en Amérique du Nord anglophone. Aucune loi n’est nécessaire. La majorité des Canadiens anglophones d’aujourd’hui sont fort probablement d’origine non britannique. Mais au Québec, entouré d’une mer anglophone, l’intégration dans la société francophone nécessite l’intervention de l’État, en premier lieu pour faire que les enfants d’immigrants soient scolarisés en français, pièce-maîtresse de la loi 101, qui abrogeait du même fait le « droit » historique du libre choix en matière de langue d’enseignement.  

Sans surprise, cette loi est toujours vue par beaucoup comme une atteinte aux droits fondamentaux. Cependant, elle peut aussi être perçue comme le signe d’une société qui cherche à accueillir, et non à exclure. En somme, le message de cette loi est : joignez-vous à nous. 

Les Québécois de souche sont minoritaires dans les écoles publiques françaises que fréquentent mes petits-enfants; c’est bien là l’objectif. Le Québec français, comme le Canada anglais, est devenu une société multiraciale où des personnes d’origines diverses partagent une langue commune, mais aussi une culture civique commune. 

Ce qui m’amène à la religion.  

Une église à Bromont, dans la région de l’Estrie, au Québec.

Nous assistons ici à un véritable choc de cultures. Le rapport du Québec français à la religion diffère de celui du reste de l’Amérique du Nord. La place de la religion dans la société, moins bien perçue et considérée comme une pratique à contrôler. Jamais on n’entendrait au Québec un politicien ou une politicienne invoquer Dieu, du genre God bless America, dans un discours public. 

L’objectif de la loi 21 est le maintien d’un secteur public «laïc», y compris dans le domaine de l’éducation, où les symboles de la religion n’ont pas leur place. Sa promulgation, en 2019, peut être largement attribuée à l’immigration musulmane et à la montée de l’islam politique. Prétendre le contraire serait hypocrite.   

Les sondages confirment effectivement que les Québécois sont davantage portés à avoir une perception défavorable de l’islam que les autres Canadiens (52 % contre 39 % pour le ROC). Cependant, leur perception de toutes les religions, y compris le christianisme, est également moins favorable. Viser explicitement les symboles musulmans (c’est-à-dire le hijab), comme le font certaines législations européennes, serait toutefois encore plus difficile à défendre dans le contexte canadien.  

En janvier, le gouvernement québécois a déposé le projet de loi 84, qui se veut un cadre d’intégration des immigrants. Le texte se tient pour le moment aux grands principes directeurs, dont la laïcité et la primauté du français. Il rejette expressément le multiculturalisme au profit de l’interculturalisme. Les deux concepts continuent de faire débat. Cependant, la distinction marque une rupture explicite avec la vision fédérale d’intégration des immigrants.  

Les droits sont les droits  

En décembre 1988, Clifford Lincoln, alors ministre de l’Environnement du Québec, démissionne du gouvernement libéral de Robert Bourassa pour protester contre l’utilisation de la clause dérogatoire pour soustraire le projet de loi 178 à l’examen des tribunaux. Le projet de loi imposait l’utilisation exclusive du français dans l’affichage commerciale. 

« Rights are rights are rights » (« Les droits sont les droits sont les droits »), déclara alors Lincoln dans un cri du cœur devenu célèbre. Il n’y a pas de droits intérieurs et de droits extérieurs et il n’y a pas de droits pour les grands et de droits pour les petits, avait-il ajouté, précisant qu’il n’y a pas de droits partiels et que les droits sont des droits fondamentaux. 

Je ne doute point de la sincérité de Lincoln. Mais il avait tort. Les droits linguistiques sont toujours des compromis politiques. En Suisse, par exemple, des droits linguistiques individuels reconnus sur tout le territoire national sont l’exception. Les droits linguistiques ne figurent pas dans la Déclaration universelle des droits de l’homme 

La nature politique des droits linguistiques est manifeste dans la Charte canadienne des droits et libertés. Citant le guide d’interprétation du ministère de la Justice : « Contrairement à d’autres dispositions de la Charte, l’article 23 et les autres droits linguistiques ressemblent plus à des droits qu’à des libertés (…) L’article 23 garantit à la fois un droit social et collectif et un droit civil et individuel ». 

Comme tout compromis, l’effort louable de la Charte de concilier droits collectifs et individuels laisse place à l’interprétation. Cela ne rend pas les droits concernés moins valables. Cependant, les énoncés de supériorité morale (ou condamnations de laxisme moral) n’ont pas leur place dans ce débat.  

Plus concrètement, les lois linguistiques du Québec, continuellement condamnées par les médias anglophones, ne peuvent qu’influencer le climat global et le discours public. La confluence malheureuse de politiques linguistiques et religieuses a produit un discours moralisateur dans lequel le Québec est invariablement le méchant.  

Rien n’illustre mieux l’amalgame de droits linguistiques et religieux que la décision de la Commission scolaire English-Montréal de se joindre à une coalition contestant le projet de loi 21. Le message implicite est clair : nous, la communauté anglophone, sommes les gardiens naturels des valeurs libérales; notre commission scolaire est plus respectueuse des droits religieux que les écoles de langue française.  

Y voir un conflit moral est contre-productif. Il s’agit plutôt d’un conflit de conditions. Dans un cas, l’intégration linguistique et culturelle se fait naturellement, pas dans l’autre. Or, l’intervention de l’État, tout particulièrement dans des questions personnelles de religion et de langue, est rarement la bienvenue.  

La « liberté » marche, pour ainsi dire, lorsque le libre choix produit les résultats souhaités. La méfiance de l’État est profondément ancrée dans la psyché nord-américaine (en particulier américaine). Elle trouve en partie ses origines dans l’éthique protestante (calviniste), qui place l’individu en communication directe avec Dieu. Cette éthique individualiste est à l’opposé de celle de l’Église catholique, une structure quasi-étatique, qui, à son tour, a produit une vision différente du rôle de l’État dans le maintien de la cohésion sociale.  

Avec la Révolution tranquille, l’État québécois a simplement remplacé l’Église comme gardien naturel de la nation. Le modèle social-démocrate québécois est directement issu de cet héritage interventionniste (certains diraient socialiste). Là encore, cela fait du Québec un cas à part en Amérique du Nord. 

Est-ce possible de briser ce mur d’incompréhension ? 

Le Québec sera toujours un outsider – un « délinquant » – en Amérique du Nord. Le recours préventif à la clause dérogatoire pour les lois 96 et 21 est, certes, critiquable. Cependant, ce recours par le Québec est aussi un rappel utile : les Canadiens n’ont pas tous la même vision des droits. Est-ce possible de concilier des visions opposées? C’est le défi de la Cour suprême. Définir quels droits sont fondamentaux et lesquels ne le sont pas sera toujours un exercice délicat. Le Canada s’est construit sur des compromis. Aujourd’hui, plus que jamais (merci Donald Trump), le compromis est nécessaire. 

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Mario Polèse
Mario Polèse est professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique, à Montréal. Il a écrit abondamment sur l’économie urbaine et le développement régional. Ses livres les plus récents sont The Wealth and Poverty of Cities: Why Nations Matter (Presse de l’Université Oxford) et Le miracle québécois (Boréal).

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