(Cet article a été traduit en anglais.)
L’énergie est un secteur plein de paradoxes. Le prix de l’essence, par exemple, est scruté à la loupe, et des sites Internet comme GasBuddy.com permettent de comparer le prix du litre d’essence au dixième de cent près, notamment pour souligner des différences entre deux quartiers d’une même ville, ou d’un bout à l’autre du pays. Pour l’électricité, la situation est quasiment inverse. Si ce n’était de la publication annuelle d’Hydro-Québec « Comparaison des prix de l’électricité dans les grandes villes nord-américaines », il serait extrêmement laborieux de se faire une idée du prix moyen du kilowattheure (kWh) à travers le Canada. Pourtant, les différences sont autrement plus importantes que pour l’essence. En effet, si l’essence ordinaire s’est vendue en février 2017 entre un minimum de 93,5 ¢/litre à Regina et un maximum de 131,3 ¢/litre à St. John’s (selon Ressources naturelles Canada, 28 février 2017), le prix de l’électricité, quant à lui, variait du simple au double entre certaines villes. Pour un client résidentiel, le prix moyen était de 7,23 ¢/kWh à Montréal, mais de 17,81 ¢/kWh à Toronto, en passant par toute une gamme de prix : 11,96 ¢ à St. John’s, 12,5 ¢ à Moncton, 15,88 ¢ à Halifax et 16,02 ¢ à Charlottetown — pour ne nommer que des villes de l’est du pays.
Ces différences de prix extrêmement importantes ne font que refléter des systèmes électriques très différents. Comme l’illustre la figure ci-dessous pour les six provinces de l’est du Canada (Ontario, Québec, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard et Terre-Neuve-et-Labrador), les sources de production d’électricité sont très différentes (données de 2015). L’Ontario (ON) comme le Nouveau-Brunswick (NB) font appel au nucléaire et à l’hydroélectricité, en plus d’avoir des centrales thermiques (au gaz naturel en Ontario et au charbon ou pétrole au Nouveau-Brunswick) et un peu d’éolien. Le Québec (QC) et Terre-Neuve-et-Labrador (NL) ont essentiellement de l’hydroélectricité, alors que la production en Nouvelle-Écosse (NS) est dominée par des centrales thermiques (au charbon et au mazout). Le petit système électrique de l’Île-du-Prince-Édouard (PE) est le seul qui a une grande proportion d’éolien…, mais la province importe plus de la moitié de sa consommation.
Non seulement il y a de grandes différences entre les provinces pour ce qui est des sources d’approvisionnement, mais les quantités consommées, les échanges et la capacité de production installée par habitant varient aussi énormément, comme le montre le tableau ci-dessous. Les Québécois sont ainsi les champions de la consommation par personne, avec plus de 24 000 kWh en 2015, contre moins de 10 000 kWh en Ontario. Les autres provinces de l’Est se situent soit proches de la consommation québécoise — c’est le cas du Nouveau-Brunswick et de Terre-Neuve-et-Labrador, avec une consommation dépassant 20 000 kWh par personne —, soit proches de l’Ontario, avec environ 11 000 kWh — ce qu’on voit en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard. Ces provinces à plus faible consommation ont ainsi beaucoup moins de capacité de production installée par personne : entre 2,3 et 2,8 kW en 2015, alors qu’au Québec et au Nouveau-Brunswick, cette capacité est respectivement de 5,3 et 6 kW. À Terre-Neuve-et-Labrador, ce sont 14 kW installés par personne…, mais cette anomalie s’explique par le mégaprojet de Churchill Falls, qui depuis 1974 permet au Québec de recevoir autour de 30 milliards de kW annuellement du Labrador (voir K. Froschauer, 1999). En réallouant la capacité de la centrale de Churchill Falls aux Québécois (qui en bénéficient en pratique), on arrive à 5,53 kW installés par personne au Québec — et à seulement 3,74 kW à Terre-Neuve-et-Labrador —, ce qui est beaucoup plus que ce qu’on retrouve en Ontario, en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard.
Un cloisonnement qui coûte cher
Les systèmes électriques de l’Est canadien présentent aux consommateurs des factures très différentes. Ces prix, qui reflètent les coûts historiques de systèmes provinciaux conçus de manière indépendante, envoient des signaux artificiellement disparates aux consommateurs. Perpétuer une telle approche cloisonnée ne ferait qu’augmenter les coûts pour tous. Pourquoi ? Parce que les systèmes électriques fragmentés, selon les frontières politiques, ne permettent pas de profiter d’une variété de facteurs : diversité de la demande et des capacités installées, réduction des besoins en investissements ; choix accru et économies d’échelle dans la construction de nouveaux sites ; échanges d’énergie profitables ; meilleure coordination lors de l’entretien des systèmes et de la planification de leur fiabilité. (Pour plus de détails, voir notamment P.-O. Pineau, 2013.)
Dans un contexte de réfection massive de centrales nucléaires (10 000 MW en Ontario, produisant environ 68 millions de MWh par an), de lutte aux changements climatiques (en 2014, en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, respectivement 43 % et 31 % des émissions de gaz à effet de serre provenaient du secteur électrique) et de dépassements de coûts exorbitants dans la construction de nouvelles centrales hydrauliques (projet de Muskrat Falls), une ère de coopération serait très propice aux économies. Des investissements pourraient être évités en utilisant mieux les capacités disponibles dans certaines provinces — comme le Québec — pour combler les besoins des autres provinces de l’est du Canada. Cela coûterait moins cher aux provinces bénéficiaires tout en rapportant plus à celles qui exporteraient davantage. Ce sont en fait les gains traditionnels que les économistes voient dans le libre-échange. Ces gains sont non seulement mal documentés, mais surtout ignorés dans les politiques électriques des provinces canadiennes, notamment dans l’Est.
Des collaborations prometteuses mais insuffisantes
S’il existe quelques signes encourageants, comme l’accord de l’automne 2016 entre l’Ontario et le Québec sur l’échange d’électricité et de capacité entre 2017 et 2023 ou l’initiative Faire avancer la collaboration régionale en matière d’électricité de Ressources naturelles Canada, il faudra faire beaucoup plus pour mieux coordonner les systèmes électriques de l’Est du pays. L’initiative Porte d’entrée de l’énergie de l’Atlantique (Atlantic Energy Gateway), lancée en 2009 par le gouvernement fédéral, avait résulté en de multiples rapports en 2012. Ceux-ci documentaient les avantages et les possibilités de mieux intégrer les systèmes électriques des provinces atlantiques. Mais rien n’a changé depuis ces études.
Un dialogue plus profond devrait avoir lieu entre les provinces de l’Est pour qu’elles partagent leurs aspirations dans le domaine de l’électricité et entrevoient le potentiel de gains qu’une approche plus intégrée pourrait apporter. Bien que difficile à réaliser, ce travail d’harmonisation et d’intégration des systèmes électriques de l’est du Canada doit avoir lieu. Autrement, de coûteux projets électriques se succéderont, alors que certains consommateurs, en particulier au Québec, continueront de consommer de grandes quantités d’électricité propre à faible prix.
Cet article fait partie du dossier Les politiques publiques à l’horizon 2067.
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