La détérioration rapide de la situation au Mali montre sans équivoque l’échec lamentable de l’intervention internationale. La crise actuelle a commencé en août 2020 avec un coup d’État militaire qui faisait la démonstration de cet échec. Un second coup d’État a suivi en mai 2021, lorsque la junte a arrêté le président du pays, le premier ministre et le ministre de la Défense.

À la fin de l’année 2021, la junte avait demandé à la France de réviser les accords de coopération militaire, s’était entendue avec le groupe de sécurité privée russe Wagner sur le déploiement de 500 hommes – apparemment en échange de concessions minières – et avait déclaré un gouvernement de transition qui durerait 4 ans avant la tenue de prochaines élections. C’était la goutte qui fait déborder le vase. En janvier 2022, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest imposait des sanctions économiques et fermait les frontières avec le Mali.

Comme l’indiquait un article de janvier du Globe & Mail, le Canada « étudie toujours ses options ». La police, les militaires et le personnel civil canadiens resteront sur place et continueront à soutenir les efforts de consolidation de la paix des Nations unies et du Mali. Cela n’est pas surprenant. Se joindre aux sanctions n’aurait probablement pas changé la situation. Si le Canada avait quitté le pays, cela aurait été une réaction excessive. L’ONU et de nombreux Maliens et Maliennes ont encore besoin d’aide, et l’ONU ne s’en va nulle part. Pour faire pression sur la junte, il vaut mieux rester.

Mais qu’en est-il de la Russie ? Beaucoup avait été dit et écrit sur le soi-disant retour de la Russie en Afrique avant même que l’invasion de l’Ukraine n’ajoute un nouveau rebondissement à cette histoire. Alors que l’Union européenne mettait en garde le Mali contre le recours à des mercenaires russes, le Canada et ses alliés doivent-ils s’inquiéter ? Quel effet un groupe de sécurité privé comme Wagner peut-il réellement avoir sur la situation au Mali ?

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Des Russes au Mali

Dans la capitale Bamako et d’autres villes maliennes, des rassemblements massifs ont démontré que les Maliens et Maliennes en ont assez de la France, de l’ONU et de la CEDEAO. La junte est populaire. Son ouverture à la Russie et au groupe Wagner est présentée comme de meilleures options et comme l’exercice de la souveraineté malienne.

À Paris et dans d’autres capitales occidentales, le problème que pose Wagner est exagéré. Oui, Moscou désire sûrement l’échec des Occidentaux, non seulement au Mali mais dans l’ensemble du Sahel ouest-africain. Oui, le groupe de sécurité privée Wagner vient avec son lot de risques et d’incertitudes. Ses pratiques sont problématiques à plusieurs égards, comme on a pu le constater ailleurs, notamment en République centrafricaine. Au mieux, les mercenaires de Wagner n’exacerberont pas les dynamiques de conflit dans les régions du centre et du nord du Mali. Si la junte croit le contraire, ses dirigeants seront vite désillusionnés.

Cela dit, Wagner contribue aux tensions et aux luttes politiques maliennes, tout en nourrissant les discours populistes. Wagner et les réactions à son déploiement sont d’abord et avant tout les symptômes et les conséquences d’une situation qui se dégrade depuis une décennie. En ce sens, les conséquences de la présence de cette milice dépendront de la réaction des autres acteurs.

Les réactions à la présence russe sont largement le produit de la politique interne malienne, de formes de populisme (largement anti-français) et des tactiques des élites maliennes qui se battent pour l’opinion publique et le soutien des populations. Dans les années 1960 et 1970, le Mali avait développé des relations avec l’Union soviétique – perçue comme une alternative à l’Occident –, mais sans jamais fermer la porte à la France et aux avantages de la relation spéciale entre elle et l’Afrique francophone. Le groupe Wagner joue de cette nostalgie d’une « relation spéciale » qu’auraient le Mali et la Russie.

Bref, il y a toujours eu un fort sentiment anti-français en Afrique francophone, conséquence de la domination coloniale. Les opérations militaires françaises au Mali – l’opération Serval lancée en janvier 2013, devenue l’opération régionale Barkhane en 2014 – étaient d’un genre nouveau, mais n’en demeuraient pas moins trop souvent condescendantes. Elles étaient gérées en dissociation avec les dynamiques politiques et sociales maliennes.

En 2022, l’opération Barkhane était devenue le symbole et l’expression des limites de l’influence et de la puissance françaises. Elle avait surtout démontré les limites de l’intervention militaire comme outil de résolution des crises politiques et sécuritaires. Les interventions françaises en sont venues à représenter l’échec des interventions internationales et de l’imagination face à ce genre de situation. Pour cette raison, ces opérations ont pu être facilement présentées comme responsables de l’absence de progrès en matière de résolution du conflit.

Dénouement

La « manipulation russe » n’est pas la source des dynamiques, des actions et des décisions maliennes. Comme l’écrivait Bruce Whitehouse, « et si la vraie souveraineté signifiait la liberté de faire ses propres erreurs, et de dire « non » à qui on veut ? ».

En effet, tout se joue et se jouera à l’intérieur du Mali, entre Maliens et Maliennes, bien que selon certains paramètres et certaines limites de la politique des interventions internationales. Ces paramètres et limites ne sont pas éternels ou tout-puissants. Les acteurs maliens les repoussent, négocient dans leur cadre, les mettent au défi et écrivent ou réécrivent leurs propres règles du jeu.

Il s’agit d’une lutte entre la souveraineté nationale et l’autorité internationale. Pour certains Africains, il s’agit d’un processus de décolonisation 2.0. Tout le monde s’accorde à dire que la situation générale au Mali n’a cessé de se dégrader depuis 2015. Les acteurs internationaux ont fait valoir que le problème se trouve en grande partie à Bamako et serait le résultat de mauvaises pratiques de gouvernance ou de la corruption.

Dans une certaine mesure, la junte est du même avis. C’est d’ailleurs sur la base de l’incompétence gouvernementale qu’elle a justifié deux coups d’État. Toutefois, elle affirme également que les conditions internationales ont soutenu et contribué à la corruption et à l’ineptie du gouvernement. D’où la nécessité de transformer radicalement ces conditions, de s’y opposer et de reconquérir la souveraineté du Mali – surtout face à certains partenaires internationaux qui refusent obstinément de changer leur approche.

Dans cette lutte, la Russie et Wagner sont des options et des outils tactiques pour la junte. Ce sont des cartes qui peuvent servir contre des acteurs internationaux ou pour gagner l’opinion publique en alimentant la nostalgie populiste du passé glorieux du Mali.

Ainsi la junte malienne joue à un jeu dangereux, d’autant plus que la Russie a perdu sa crédibilité internationale depuis l’invasion de l’Ukraine. En utilisant des tactiques populistes et en appelant Moscou à la rescousse, la junte malienne a créé un espace et des opportunités pour renégocier les paramètres de l’intervention internationale.

Avec l’invasion de l’Ukraine, il est trop tôt pour dire ce qui adviendra du pari russe de la junte. Cela dépendra grandement de la compréhension et des perceptions maliennes des événements en Ukraine. En attendant, le Mali s’est abstenu de voter à la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies du 2 mars demandant le retrait des militaires russes d’Ukraine. Une semaine plus tard, les journaux rapportaient que le ministre malien de la Défense, le colonel Sadio Camara, et le chef d’état-major des forces aériennes, le colonel Alou Boï Diarra, étaient en Russie pour discuter de transferts d’armes russes.

À court terme, il est peu probable que l’invasion de l’Ukraine modifie la position ou les tactiques de la junte malienne. Mais si le statut de paria de la Russie se maintient dans les mois ou les années à venir – et tout porte à croire que ce sera le cas – Bamako voudra peut-être prendre ses distances, revoir ou annuler son contrat avec le groupe Wagner. Sinon, elle risque de s’aliéner ses partenaires africains et internationaux. En dehors des cercles populistes, une position favorable à la Russie – ou même un appui modéré – pourrait s’avérer insoutenable face aux pressions internationales visant à condamner Moscou.

Au final, les forces françaises Barkhane et européennes de Takuba sont parties, emportant avec elles des troupes, des équipements et des fonds dont le Mali a sans nul doute grand besoin. Cela laisse la junte avec des mercenaires russes obscurs et peu fiables, et avec des insurrections djihadistes dans tout le pays qu’elle ne pourra pas contrôler ou gérer à coups de populisme.

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Bruno Charbonneau
Bruno Charbonneau est professeur titulaire et directeur du Centre sur la gouvernance sécuritaire et de crise au Collège militaire royal de Saint-Jean et directeur du Centre FrancoPaix de la Chaire Raoul-Dandurand.

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