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Les discussions sur la façon dont les Canadiens perçoivent leur fédération mettent inévitablement l’accent sur les différences régionales. Les Canadiens de l’Ouest sont aliénés, les Québécois sont nationalistes, les Canadiens de l’Atlantique se sentent oubliés et les Ontariens sont plus ou moins inconscients.

Les termes que nous utilisons pour décrire ces différentes perspectives – mécontentement, colère, ressentiment – peuvent varier.  Mais l’unité d’analyse reste constante : la région. Pour comprendre ce que les Canadiens pensent, on doit avant tout regarder où ils habitent. En tout cas, c’est ce que nous avions tendance à croire.

Et si nous nous trompions? Il semble de plus en plus évident que ce qui nous divise, lorsqu’il est question du fonctionnement de la fédération, n’est pas l’endroit où l’on vit, mais notre âge. La génération, et non la région, est peut-être le clivage le plus important au pays.

Prenons l’exemple de deux questions traditionnelles sur l’équité dans la fédération, qui sont incluses dans notre enquête annuelle sur la Confédération de demain. Dans le sondage le plus récent, réalisé en février 2023, à peine 29 % des Canadiens estiment que le gouvernement fédéral traite équitablement les différentes régions du pays (figure 1).

La moitié des Canadiens (50 %) pensent qu’Ottawa favorise une région par rapport aux autres, et 21 % n’ont pas d’opinion. La proportion de ceux qui croient qu’Ottawa favorise une région par rapport aux autres varie d’un minimum de 39 %, au Québec, à un maximum de 73 %, en Saskatchewan.

Lorsque l’on demande à ceux qui voient du favoritisme d’identifier la province qui en bénéficie, les différences régionales sont encore visibles. Naturellement, certains sont visés, principalement au centre du pays. Quatre-vingt-cinq pour cent des personnes vivant dans l’ouest, l’est ou le nord du pays considèrent qu’une région du centre – le Québec ou l’Ontario – est favorisée. Plus précisément, alors que 17 % des Québécois admettent qu’Ottawa pourrait les favoriser, ils sont deux fois plus nombreux (37 %) dans le ROC. C’est semblable pour l’Ontario : 35 % des Ontariens admettent qu’ils sont les préférés d’Ottawa, mais bien plus de non-Ontariens (49 %) le pensent (figure 2).

 

C’est tout?

On pourrait s’arrêter ici, mais on raterait une grosse partie de l’histoire. Les différences entre les groupes d’âge sont en effet tout aussi frappantes. La proportion de Canadiens qui affirment que le gouvernement fédéral actuel favorise une région plutôt qu’une autre passe de 37 % chez les 18-29 ans à 57 % chez les 60 ans et plus. À l’inverse, les plus jeunes (42 %) sont deux fois plus susceptibles de trouver que toutes les régions sont traitées équitablement que les plus âgés (21 %), comme le montre la figure 3.

Les jeunes et les aînés ont également une idée très différente de la province préférée d’Ottawa. Parmi ceux qui voient du favoritisme de la part du fédéral, la proportion de ceux qui désignent le Québec passe de 15 % chez les 18-29 ans à 46 % chez les 60 ans et plus. À l’inverse, la proportion de ceux qui nomment l’Ontario est de 54 % chez les jeunes, mais tombe à 39 % chez les aînés. Si on retire les répondants du Québec de l’équation, l’âge creuse davantage le fossé : parmi ceux qui soutiennent qu’une région est privilégiée, seulement 12 % des 18 à 29 ans pointent le Québec, contre 55 % chez les 60 ans et plus (figure 4).

C’est en combinant les réponses aux deux questions en une seule mesure que l’on obtient l’image la plus complète. Il en ressort une absence de toute préoccupation (négative) envers le Québec chez les jeunes vivant dans le ROC. Chez les 18 à 29 ans, une pluralité (40 %) ne perçoit aucun favoritisme, et une autre proportion assez importante (22 %) considère que s’il y a une région chouchoutée, c’est l’Ontario. Seulement 5 % des jeunes soutiennent que le système fédéral est inégal en faveur du Québec, soit presque autant que ceux qui affirment qu’il profite à l’Alberta (4 %).

À l’opposé, la proportion de la population hors Québec qui affirme qu’une région est favorisée, et que cette région est le Québec, augmente régulièrement avec l’âge (figure 5).

Une analyse plus poussée confirme donc que c’est l’âge, et non la province de résidence, qui est le meilleur indicateur de la façon dont les Canadiens résidant hors du Québec répondent à ces questions. Oui, l’endroit où vous vivez influence votre opinion à l’effet que le Québec bénéficie d’un traitement de faveur. Mais l’âge est encore plus déterminant.

(Ces résultats ne sont pas une bizarrerie liée à la sélection de deux questions particulières. La même tendance se dégage pour une question visant à déterminer si le Québec contribue suffisamment à la fédération. Hors du Québec, la proportion de 60 ans et plus qui évaluent que le Québec offre moins que sa juste part (55 %) est deux fois plus élevée que celle des personnes âgées de 18 à 29 ans (26 %). Encore une fois, une analyse plus élaborée montre que les variations sont davantage expliquées par l’âge que par la province de résidence).

Une question de cycle de vie ou de génération ?

Cela n’explique pas pourquoi l’âge joue un rôle si important dans la perception de la façon dont le Québec est traité par Ottawa. Deux hypothèses sont possibles. La première met en évidence un effet de cycle de vie : soit à l’effet qu’en vieillissant, les Canadiens hors Québec absorbent la mentalité anti-québécoise qui prévaut dans la culture politique canadienne; ou soit encore qu’ils sont exposés à un plus grand nombre d’occasions où le Québec obtient la faveur du fédéral. Chaque génération successive accumulerait donc du ressentiment à l’égard du Québec à mesure qu’elle vieillit.

L’autre hypothèse repose sur un effet générationnel. Des événements ont façonné l’opinion des générations de Canadiens plus âgés sur la fédération, et en particulier sur le Québec. Les exemples les plus évidents sont les différents épisodes de la crise prolongée de l’unité nationale qui a dominé la politique canadienne depuis le début de la Révolution tranquille dans les années 1960 jusqu’au référendum de 1995. Les Canadiens qui ont 60 ans aujourd’hui étaient dans la vingtaine, la trentaine et la quarantaine lorsque le pays a subi les retombées du rapatriement de la Constitution et de l’Accord du lac Meech, et ils ont vieilli avec ce traumatisme. Les Canadiens âgés d’environ moins de 40 ans n’ont aucun souvenir adulte direct de ces événements.

Les données (tirées d’enquêtes Environics qui remontent jusqu’au début des années 1980) confirment cette deuxième explication. Cela s’explique en partie par le fait que les jeunes Canadiens d’aujourd’hui sont très différents de ceux d’il y a 30 ou 40 ans. Par rapport à leurs parents – et grands-parents –, les jeunes d’aujourd’hui sont environ deux fois plus susceptibles de dire qu’aucune région n’est favorisée par Ottawa, et beaucoup moins susceptibles de dire qu’une région est favorisée et que cette région est le Québec. Chez les 18 à 29 ans, la proportion de ceux qui disent que le Québec est favorisé a diminué constamment, passant de 36 % en 1994 à seulement 5 % aujourd’hui.

On ne peut donc pas dire que les jeunes Canadiens ont toujours été indifférents à la question du Québec. Mais les opinions des jeunes des décennies précédentes étaient très différentes de celles d’aujourd’hui, probablement parce qu’elles étaient façonnées par les crises constitutionnelles de l’époque.

Une autre raison soutient l’explication de l’effet générationnel. C’est que les opinions des Canadiens plus âgés ont évolué différemment de celles des jeunes au fil du temps. Après avoir atteint un sommet en 1994, le sentiment dans le ROC à l’effet que le Québec est favorisé par Ottawa a diminué à la fin des années 1990 et 2000, à mesure que le débat constitutionnel s’atténuait. Mais ce sentiment a rebondi après 2014, probablement en raison du changement de gouvernement fédéral en 2015. De façon plus notable, le rebond a été plus visible chez les Canadiens plus âgés, notamment les 60 ans et plus – c’est-à-dire ceux qui étaient en âge de voter au début des années 1980, la dernière fois qu’un Trudeau dirigeait le pays.

À lire : le ressentiment dans la fédération canadienne

Si le cycle de vie était déterminant dans la perception que le Québec est favorisé, il serait difficile d’expliquer cette baisse suivie d’une hausse de la perception de favoritisme envers le Québec chez les Canadiens plus âgés. Au contraire, le groupe le plus âgé de chaque période devrait être plus ou moins également susceptible de partager ce point de vue, peu importe la période pendant laquelle on le mesure. Or, ce n’est pas le cas. Après les élections fédérales de 2015, les Canadiens plus âgés ont recommencé à montrer du doigt le Québec. Cela suggère que la nature de la politique fédérale au cours de la période la plus récente a réveillé des souvenirs chez ceux qui ont vécu les crises d’unité nationale passées.

En sommes, les perspectives des Canadiens plus âgés continuent d’être façonnées par les événements qui ont marqué le pays il y a plusieurs décennies. Ils revivent les perspectives déclenchées par les débats sur le rapatriement de la Constitution, le Programme énergétique national, les accords du lac Meech ou de Charlottetown, ou les référendums québécois de 1980 et 1995. Quant aux jeunes, ce n’est pas qu’ils aient tourné la page; ils n’ont simplement pas lu le même livre. Presque un adulte canadien sur deux vivant aujourd’hui n’était pas né ou avait moins de 18 ans au moment du référendum de 1995, lorsque le pays a failli éclater.

C’est plus qu’une simple anecdote. On assiste à un correctif important d’une façon trop familière de voir le Canada – comme un pays irrémédiablement divisé par la géographie – qui peut être trompeuse et nuisible. Oui, le ressentiment à l’égard du Québec est répandu chez certains Canadiens vivant en dehors de cette province, et plus répandu dans certains coins du pays que d’autres. Mais il est bien plus remarquable que très peu de Canadiens de moins de 30 ans pensent que le pays est déséquilibré en faveur du Québec.

Nous pouvons ajouter ce dernier élément à la liste des façons dont les conversations politiques que les jeunes Canadiens aimeraient avoir aujourd’hui sont déréglées par les préoccupations de leurs parents et grands-parents. Nous nous demandons pourquoi les jeunes s’impliquent moins dans les partis politiques et pourquoi ils votent moins, mais nous continuons à rejouer les débats politiques d’hier, qui ont de moins en moins de sens pour chaque nouvelle génération.

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Andrew Parkin
Andrew Parkin est directeur général de l’Institut Environics. @parkinac
Justin Savoie
Justin Savoie est candidat au doctorat en sciences politiques à l’Université de Toronto. Ses recherches portent sur la politique canadienne et les méthodes statistiques en sciences sociales.
Charles Breton
Charles Breton est le directeur du Centre d’excellence sur la fédération canadienne à l’IRPP, et l'ancien directeur de la recherche à Vox Pop Labs. Il détient un doctorat en science politique de l’Université de la Colombie-Britannique.

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