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OTTAWA – L’accord de principe qui a mis fin à la plus grande grève fédérale depuis des décennies pourrait ouvrir un tout nouveau conflit autour du travail à distance.
Le télétravail est arrivé en deuxième position pendant les deux semaines d’impasse, juste après la grève. Cette revendication n’est pas près de disparaître.
« C’est une grève qui n’avait pas lieu d’être », dit Linda Duxbury, professeure de gestion à l’université de Carleton et spécialiste de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et du travail à distance. Elle accuse le gouvernement et le principal syndicat fédéral, l’Alliance de la fonction publique du Canada, de ne pas avoir su gérer les attentes des travailleurs en matière de travail à distance. Selon elle, le télétravail est un « privilège, et non un droit ».
« Le gouvernement a créé lui-même le problème en décrétant sans fondement que les employés devaient être au bureau deux ou trois jours par semaine », analyse-t-elle.
« Ça n’a aucun sens lorsqu’il y a un si grand nombre d’emplois différents… On ne peut pas traiter tout le monde de la même manière. En essayant d’être justes avec tout le monde, ils ne sont justes avec personne. Les gens sont furieux ».
Au cours des prochains jours, 155 000 fonctionnaires voteront pour ratifier ou non une entente dont certains craignent qu’il ne précipite un affrontement entre le gouvernement et ses employés. L’ancien greffier du Conseil privé, Kevin Lynch, s’est interrogé sur la façon dont l’accord pourrait permettre à la fonction publique d’être plus productive et d’offrir de meilleurs services.
L’AFPC n’a pas obtenu l’augmentation qu’elle souhaitait pour tenir compte de l’inflation, mais l’entente de quatre ans est l’une des plus élevées négociées récemment dans le secteur public. Elle prévoit des augmentations de 12,6 % – et d’autres adoucissements.
L’accord sur le télétravail ne constitue toutefois pas la percée souhaitée par l’AFPC.
Le travail à distance demeurait une ligne rouge pour les deux parties. La centrale syndicale voulait que le droit de travailler depuis le domicile soit inscrit dans la convention collective. La présidente du Conseil du Trésor, Mona Fortier, a maintenu fermement que la façon dont les employés travaillent et l’endroit où ils travaillent relèvent du droit de gérance, auquel la direction ne renoncera pas.
Les demandes pour le télétravail seront plutôt examinées individuellement par les gestionnaires, par écrit. Les refus seront examinés par un comité mixte syndicat-employeur, mais ne pourront faire l’objet d’un grief. Le Conseil du Trésor a également promis de consulter les syndicats sur la révision de la politique de télétravail, vieille de 30 ans. D’autres responsables syndicaux n’y croient guère.
Un négociateur de longue date s’est montré sceptique. « Avez-vous déjà vu un gouvernement consulter un syndicat pour aboutir à une révision majeure de quoi que ce soit? Soyons réalistes. »
Les premières personnes affectées par la nouvelle entente seront les cadres, qui devront jongler avec les responsabilités et les complications du travail à distance.
« Je ne peux pas vous dire qui a gagné cet accord, mais je peux certainement vous dire qui a perdu : les gestionnaires de première ligne et de niveau intermédiaire qui, soudainement, doivent en assumer toute la responsabilité », estime Linda Duxbury.
Les cadres sont déjà en difficulté. Selon Mme Duxbury, les données montrent que ceux qui font preuve d’empathie à l’égard de leur personnel ont travaillé d’arrache-pied pendant la pandémie, coincés entre les ordres de la direction et les employés qui font le travail sur le terrain.
« Ils sortent de la pandémie, déjà épuisés, et que faisons-nous ? Nous leur imposons cette responsabilité. Nous ne leur donnons aucun outil. Nous ne leur donnons pas de conseils. Nous ne leur disons même pas à quoi ressemble la productivité des personnes qui travaillent à domicile », souligne-t-elle.
De nombreux problèmes liés au travail à distance pourraient être résolus par une meilleure gestion. La relation entre les gestionnaires et les employés est primordiale, mais ces derniers sont maintenant « placés dans la position de juger qui peut travailler à domicile. Ils ne peuvent pas gagner », observe Mme Duxbury.
« S’ils disent non, pour quelque raison que ce soit, ils se retrouvent soudainement avec des heures de suivi, des plaintes, des comités et encore des comités, en plus de tout ce qu’ils ont à faire. »
Comment mesurer la productivité?
Il est particulièrement difficile de mesurer la productivité des travailleurs intellectuels, et le gouvernement s’est empressé de mettre en place un système hybride sans pouvoir en assurer le suivi, note Linda Duxbury.
Le système gouvernemental, désuet, a désespérément besoin d’être revu pour qu’il puisse mesurer la productivité d’emplois aussi divers que des menuisiers, des cuisiniers, des scientifiques et des économistes. La définition de la productivité varie énormément selon le poste, le service et même la personne qui effectue le travail.
Avant la pandémie, le service public mesurait la productivité en fonction du nombre d’heures travaillées, et ceux qui travaillaient le plus longtemps et étaient disponibles 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 étaient « les plus méritants et les plus susceptibles d’être promus », a selon Mme Duxbury.
La pandémie a renvoyé tout le monde à la maison, où les employés affirment qu’ils sont aussi productifs, voire plus. Ils travaillent en effet plus longtemps – environ 11 heures de plus par semaine, selon les études de M. Duxbury. Mais ces heures supplémentaires peuvent-elles être assimilées à de la productivité?
« L’allongement du nombre d’heures n’est qu’un facteur de travail. Ce qui nous intéresse, c’est la production. Qu’est-ce que vous faites? Personne ne l’a mesuré, de sorte que les affirmations de productivité ne peuvent être étayées. Nous n’en avons pas la moindre idée. »
Mme Duxbury estime que la grève n’aurait peut-être jamais eu lieu si le Conseil du Trésor s’en était tenu à son plan initial, qui consistait à laisser les ministères décider comment passer à une main-d’œuvre hybride et des employés à ramener au bureau.
Le Conseil du Trésor a essuyé de nombreuses critiques pour cette approche non interventionniste. Avec plus de 100 ministères et agences, le résultat a été une mosaïque de directives, certaines exigeant un jour ou deux au bureau et d’autres autorisant les gens à travailler entièrement à domicile. Et les ministères n’ont pas fait respecter les différentes normes.
En fin de compte, le gouvernement a adopté une approche uniforme, et provoqué un tollé lorsqu’il a obligé les gens à retourner au bureau deux ou trois jours par semaine.
« Si le gouvernement s’était tout simplement abstenu, s’il avait suivi les plans des ministères, s’il avait donné de l’autonomie aux sous-ministres qui connaissaient le type de travail effectué, qui connaissaient leur personnel et qui savaient ce qui était possible, rien de tout cela ne se serait produit », a soutient M. Duxbury.
L’AFPC a puisé dans la fureur et la frustration suscitées par le décret de retour au travail du gouvernement pour alimenter son vote de grève, alors qu’elle savait que le gouvernement n’allait pas céder.
Mais les observateurs syndicaux estiment que l’AFPC est confrontée à un contrecoup de la part de ses membres pour n’avoir pas su gérer les attentes. L’accord a déjà créé des fractures au sein de l’AFPC. L’un de ses syndicats affiliés, qui représente 37 000 travailleurs et travailleuses, mène une campagne pour voter contre l’accord.
Le syndicat de l’AFPC représentant les travailleuses et travailleurs de l’Agence du revenu du Canada n’a pas voulu de l’entente et a maintenu la grève. Sans l’appui des 120 000 grévistes du Conseil du Trésor, il a conclu quelques jours plus tard un accord à peu près identique.
Qu’en est-il des tensions entre les travailleurs de première ligne qui doivent se rendre au travail et les employés de bureau qui peuvent travailler à domicile? Plusieurs croient que cela conduira inévitablement à des postes à deux vitesses, et que ceux qui ne peuvent pas faire leur travail à distance voudront recevoir une prime pour compenser leurs frais de déplacement, que leurs collègues à distance économisent.
Les fonctionnaires seront-ils politisés ?
Certains craignent que la grève ait si gravement ébranlé la paix sociale que les fonctionnaires pourraient se politiser contre leur employeur.
Selon Larry Savage, professeur d’études syndicales à l’université Brock, ce type de politisation pourrait se manifester lors des prochaines élections. Les syndicats fédéraux craignent l’élection d’un gouvernement conservateur hostile aux travailleurs et qui réduit les coûts, mais ils ne veulent pas être « considérés comme aidant le premier ministre qui les a poussés sur le piquet de grève ».
(Lors des élections de 2015, certains syndicats fédéraux ont ouvertement fait campagne contre le gouvernement Harper à propos d’une loi qui leur retirait leur droit à la négociation collective. Les libéraux ont abrogé cette loi).
Pour le prochain vote de ratification, l’AFPC présente le travail à distance comme une avancée majeure sur laquelle s’appuieront les prochaines négociations collectives.
Et qu’en est-il des autres syndicats qui négocient encore? Un dirigeant syndical de longue date a sa propre idée. « Quelle influence les autres syndicats ont-ils pour obtenir une meilleure entente, alors que c’est tout ce qui est ressorti d’une grève de 12 jours? Après tout ça, pensez-vous que le gouvernement va dire : “Oh oui, nous vous donnerons plus que ce que nous leur avons donné”? »
L’autrice a bénéficié d’une bourse de journalisme Accenture sur l’avenir de la fonction publique. Découvrez ici les autres chroniques de Kathryn May.