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Les pessimistes ont longtemps eu le dessus dans le débat sur l’opportunité de couper le cordon ombilical qui lie, depuis sa naissance, le Canada à la famille royale britannique. Les obstacles entre les points de départ et d’arrivée ont toujours semblé trop nombreux ou insurmontables, ne serait-ce même que pour essayer.

Ce n’est pourtant pas le cas. La démocratie canadienne dispose de tous les outils nécessaires pour se défaire de la monarchie dans un délai relativement court, de façon ordonnée et respectueuse, et sans risque pour la résilience de nos institutions. Il ne manque qu’une bonne dose de volonté politique.

Voyons d’abord les obstacles, puis comment ils peuvent être surmontés.

L’existence du lien royal est inscrite dans la Constitution, qu’il faut donc modifier. Pour ce faire, un amendement constitutionnel doit être approuvé dans chacune des dix provinces, puis par la Chambre des communes et le Sénat. C’est déjà beaucoup, mais l’histoire moderne nous apprend aussi que lorsqu’on tente de modifier la Constitution pour une raison précise, chacun y va de ses propres propositions, sur d’autres sujets, ce qui conduit inévitablement à l’échec.

En outre, depuis que l’Accord du lac Meech a été négocié à huis clos en 1990, plusieurs provinces ont adopté des lois exigeant la tenue de référendums provinciaux pour ratifier des modifications constitutionnelles importantes. Depuis le référendum québécois de 1995, chaque région du pays – le Québec, l’Ontario, les provinces de l’Atlantique et les provinces de l’Ouest – s’est aussi vu accorder par le Parlement un droit de veto sur tout changement à la Constitution.

Pour rendre les choses encore plus intéressantes, dans les Prairies et les provinces de l’Atlantique, les premiers ministres se sont engagés à exercer ce droit de veto si une seule province de leur région s’oppose au changement. De plus, l’expérience australienne nous apprend que même si une majorité de citoyens veut rompre avec la monarchie, ils ne sont pas tous d’accord sur ce par quoi la remplacer, ce qui peut conduire à une victoire par défaut du statu quo.

Il faut donc concevoir une feuille de route qui permette de franchir chacun de ces obstacles de manière prévisible et transparente. Avant tout, l’ensemble du processus doit reposer sur la plus grande légitimité qui soit : le vote populaire.

Si les Canadiens sont divisés sur l’opportunité de larguer les amarres royales, ils ont une idée claire de la méthode à utiliser pour trancher la question : un référendum national. En septembre dernier, un sondage IPSOS a montré que 58 % des répondants souhaitaient que Justin Trudeau organise une telle consultation. Évidemment, le souhait est plus fort au Québec (73 %), mais on retrouve une majorité partout au pays, sauf dans les Prairies (où le chiffre se situe entre 45 et 49 %).

Si ce référendum avait lieu maintenant, quel en serait le résultat? Au moment du sondage IPSOS, 54 % des personnes interrogées auraient dit adieu aux monarques. Mais les Québécois, une fois de plus, ont tiré cette moyenne vers le haut, avec 79 % d’opinions favorables. Il n’y a qu’en Saskatchewan et au Manitoba (54 %) qu’une majorité s’est dégagée en faveur du maintien du lien royal.

Le roi Charles III et la reine consort sur les marches de Buckingham Palace, à Londres, lors d’une fête, le mercredi 3 mai 2023. (Yui Mok/Pool via AP)

Pour le reste, les antimonarchistes obtenaient entre 42 % en Ontario et 46 % en Colombie-Britannique. Il semble cependant que ces chiffres sous-estiment l’évolution de l’opinion publique depuis le sondage.

Les données les plus fiables et les plus récentes proviennent d’un sondage Angus Reid publié en avril. Partout, des majorités s’opposent à la « reconnaissance de Charles comme roi du Canada », allant de 53 % d’opposition en Ontario à 59 % et plus partout ailleurs. Pour ce qui est de prêter serment au roi Charles « lors de certaines cérémonies officielles », au moins 57 % des résidents de chacune des provinces y sont opposés.

Angus Reid n’a pas posé de question directe sur la rupture totale des liens royaux, mais il a constaté que malgré les difficultés constitutionnelles, des majorités y semblent favorables dans chacune des provinces. En effet, même hors du Québec, moins du tiers des personnes interrogées souhaitent que le pays « reste une monarchie constitutionnelle pour les générations à venir », la proportion la plus élevée étant en Ontario, à 34 %.

Une majorité semble donc à portée de la main partout au pays, même si le risque d’échec demeure. Posons l’hypothèse, hardie, que Justin Trudeau souhaite compléter l’œuvre familiale. Trudeau père a rapatrié en 1982 la Constitution canadienne – qui n’était jusqu’alors qu’une loi britannique –, brisant un lien essentiel avec Londres. Trudeau fils pourrait mettre la touche finale et rendre le Canada véritablement indépendant, en rompant définitivement le lien colonial.

Comment faire?

Tout d’abord, en formulant habilement l’amendement constitutionnel requis. À mon avis, cet amendement devrait énoncer que la fonction de chef d’État du Canada sera dorénavant occupée non par le chef de la famille royale britannique, mais par le gouverneur général, jusqu’à ce qu’une conférence constitutionnelle en décide autrement.

La formulation distingue clairement les deux débats clés : se débarrasser de la monarchie maintenant et décider par quoi la remplacer plus tard. Pour l’instant, elle proposerait un changement minimaliste : le gouverneur général serait chargé d’exercer toutes les fonctions qu’il a exercées jusqu’à présent – non plus au nom d’un roi à Londres, mais au nom du gouvernement canadien qui l’a nommé. Chacun comprendra que, sauf décision contraire, cette configuration perdurera. L’amendement doit également prévoir que s’il est adopté par les dix provinces et le Parlement, une conférence constitutionnelle sera organisée dans les trois ans avec un seul point à l’ordre du jour : la formule de remplacement du gouverneur général en tant que chef d’État. Aussi, le texte de l’amendement doit stipuler que ce seul sujet sera discuté lors de la conférence.

Deuxièmement, et conformément à l’idée de donner à l’amendement la plus grande légitimité possible par le biais du vote populaire, un référendum national devrait être organisé avant que des votes aient lieu sur l’amendement dans les législatures provinciales et au Parlement. Si l’opinion publique se montre favorable, les élus seront politiquement tenus d’accepter le verdict de leurs électeurs.

Tout dépendra alors de la formulation des deux questions qui seront posées lors de ce référendum pancanadien organisé par Ottawa, avec ou sans l’accord des provinces.

La première devrait ressembler à ceci : souhaitez-vous que le Canada nomme un chef d’État canadien, plutôt que de maintenir le chef de la famille royale britannique à ce poste? Oui ou non.

Poser cette seule question nous expose à obtenir des réponses négatives de la part d’une ou deux provinces. Il est évidemment politiquement impossible d’utiliser la moyenne canadienne pour imposer la décision, car cela donnerait au Québec, farouchement antimonarchiste, une voix beaucoup trop forte, ce qui polluerait irrévocablement tout le débat référendaire.

Cette difficulté peut être contournée en posant une deuxième question de type « j’embarque », qui imite une méthode d’amendement constitutionnel existante – la formule 7/50. Elle serait formulée de la façon suivante : si une majorité de Canadiens répond par l’affirmative à la question précédente dans sept provinces représentant 50 % de la population du pays, souhaitez-vous que la législature de votre province adopte l’amendement constitutionnel proposé pour doter le Canada d’un chef d’État canadien? Oui ou non.

Un tel mécanisme permettrait à la réforme d’être adoptée, même si trois petites provinces disaient non. Les parlements provinciaux seraient donc tenus d’obéir au vote de leurs électeurs, et le lien royal serait rompu. L’étape suivante consisterait à organiser des consultations et des débats en vue de la conférence constitutionnelle promise. Cela se fera en sachant que s’il n’y a pas de consensus sur un changement substantiel de régime (ce qui est probable) le résident de Rideau Hall, nommé par les représentants du peuple canadien plutôt que par le résident du palais de Buckingham, tiendra le sceptre symbolique de la souveraineté canadienne.

Il se pourrait alors que la question la plus importante qui resterait à débattre lors de la conférence soit la procédure de nomination du gouverneur général et un éventuel un changement de nom – « gouverneur » étant plutôt rétrograde. On pourrait l’appeler le Canadien en chef.

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Jean-Francois Lisée
Jean-François Lisée est auteur, chroniqueur au Devoir et ex-chef du Parti Québécois. Son dernier livre s’intitule Guerre froide P.Q. – La CIA, le KGB et l’énigme québécoise (Carte blanche). On peut lire son blogue à jflisee.org

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