(Cet article a été traduit en anglais.)
Ici comme ailleurs, les réflexions sur le monde d’après la pandémie vont bon train. À la question brûlante de savoir comment réinventer nos villes, de multiples réponses sont possibles, mais aucune ne peut faire l’impasse sur les pouvoirs des municipalités. Si le droit encadrant ces pouvoirs a largement évolué au cours des 25 dernières années, la période charnière que nous traversons est le moment idéal pour s’arrêter un instant et réfléchir à la suite des choses en la matière.
Il faut souligner d’abord que les municipalités n’existent pas en droit constitutionnel canadien. Elles sont plutôt considérées comme un champ de compétence provincial parmi d’autres, selon l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Les municipalités agissent ainsi comme des extensions des provinces pour gérer leur territoire et disposent des seuls pouvoirs que les provinces décident de leur accorder. Les tribunaux ont interprété de façon large ce pouvoir exclusif des provinces et leur ont reconnu un contrôle absolu sur les municipalités, allant de leur création à leur dissolution.
Cependant, depuis les années 1990, les municipalités bénéficient d’une autonomie et d’une reconnaissance grandissantes au Canada, en dépit de ce cadre constitutionnel rigide. En effet, une importante vague de réformes législatives ― pour ne pas dire une petite révolution ― a déferlé sur la plupart des provinces, qui ont choisi presque tour à tour, avec l’Alberta en tête dès 1994, de faire davantage confiance aux autorités locales en leur accordant plus de flexibilité, de marge de manœuvre et de pouvoirs sur le plan juridique. La Cour suprême du Canada a elle aussi contribué directement à ce que l’on peut qualifier d’« autonomisation municipale », en rendant plus difficiles les tentatives de faire invalider les règlements adoptés par les autorités locales.
Un changement d’approche
Un des aspects les plus marquants de ces réformes est la manière de rédiger les lois provinciales qui délèguent des pouvoirs aux municipalités. Une transformation s’est produite : la méthode dite de la « liste d’épicerie » (« laundry list », dans la littérature anglophone), consistant à énumérer longuement, en détail et restrictivement tout ce qu’une municipalité peut faire, a cédé la place à une approche plus globale, fondée sur le transfert de domaines de pouvoirs généraux (ou de sphères de compétence) des provinces aux municipalités. Selon l’ancienne approche, une municipalité ne pouvait agir que dans les cas précis mentionnés dans la loi ; ce qui n’y était pas inscrit n’était pas de son ressort. En vertu de la méthode moderne, il est présumé, au contraire, qu’une municipalité a tous les pouvoirs nécessaires à sa mission dans ses domaines de compétence. Il y a, ni plus ni moins, inversion de la logique de pensée.
Prenons le Québec : en adoptant la Loi sur les compétences municipales, qui est entrée en vigueur en 2006, la province a rompu avec la tradition des longues listes d’épicerie. Cette loi attribue des compétences larges aux municipalités québécoises dans huit domaines, notamment la culture et les loisirs, l’environnement, la salubrité, les nuisances et la sécurité. Elle accorde aux municipalités, en théorie du moins, une plus grande marge de manœuvre pour gérer des problématiques, actuelles ou futures, dans ces domaines, sans qu’elles aient à demander chaque fois au législateur provincial un amendement formel à la « liste d’épicerie ».
En adoptant la Loi sur les compétences municipales, qui est entrée en vigueur en 2006, le Québec a rompu avec la tradition des longues listes d’épicerie. Cette loi attribue des compétences larges aux municipalités québécoises dans huit domaines.
La différence entre l’ancienne approche et la nouvelle est considérable. Si, avant 2006, par exemple, les municipalités pouvaient adopter des règlements pour « empêcher qui que ce soit de transporter du feu sur la voie publique, dans un jardin, une cour ou un champ, autrement que dans un vase de métal » ou pour « réglementer ou prohiber l’usage de cloches, carillons, sifflets et autres choses faisant du bruit, ainsi que l’usage des cloches et des sifflets des locomotives et bateaux à vapeur », elles ont maintenant le pouvoir d’adopter des règlements en matière, respectivement, de « sécurité » et de « nuisances ».
Une analyse des travaux parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi montre que le législateur québécois visait à donner plus de flexibilité et d’autonomie aux municipalités, ainsi que d’encourager les meilleures pratiques sur le plan local. Il cherchait aussi à renouveler, à simplifier et à rendre plus cohérent le corpus législatif, et, en mettant fin à une vision passéiste de ces gouvernements de proximité, à ouvrir une nouvelle ère dans les relations entre la province et les municipalités.
De nombreux tribunaux, y compris la Cour suprême du Canada, ont déjà saisi et affirmé l’importance du principe de cette nouvelle approche et le virage qu’elle implique. Par exemple, la Cour d’appel du Québec a jugé en 2011 qu’en vertu de sa nouvelle compétence en environnement, la Ville de Québec avait le droit d’adopter un règlement obligeant les propriétaires riverains à renaturaliser les berges du lac Saint-Charles, source d’approvisionnement de 50 % de l’eau potable de la ville. Nos recherches actuelles visent maintenant à examiner l’utilisation concrète de l’ensemble des nouveaux pouvoirs par les municipalités québécoises, ainsi que le résultat des contestations judiciaires à leur sujet depuis 2006.
Une marge de manœuvre encore limitée
Bien sûr, des obstacles subsistent, au Québec comme dans les autres provinces. Le législateur provincial peut, par exemple, limiter ou encadrer certains aspects de ces pouvoirs larges. Aussi, tous les pouvoirs municipaux ne font pas l’objet d’une dévolution large et nécessitent encore une actualisation de la « liste d’épicerie » lorsque de nouveaux enjeux se présentent. C’est le cas, notamment, en matière de zonage. Malgré ses demandes, la Ville de Montréal a dû attendre des années avant de recevoir expressément le pouvoir d’obliger les promoteurs immobiliers à intégrer du logement abordable, social ou familial dans leurs projets.
La province peut choisir de se soustraire à l’application de règlements municipaux. À ce sujet, la construction du Réseau express métropolitain (REM) a souvent fait la manchette : les municipalités que traverse le REM ont peu ou pas de contrôle sur le projet.
De plus, la règle provinciale prime souvent sur la règle municipale. Ainsi, la distance minimale de 500 mètres entre une source d’eau potable et un forage gazier ou pétrolier que la province impose prévaut sur la volonté des plus de 300 municipalités québécoises qui souhaitent la voir porter à 2 kilomètres. Enfin, la province peut choisir de se soustraire à l’application de règlements municipaux. À ce sujet, la construction du Réseau express métropolitain (REM), un métro léger de 67 kilomètres dans la région de Montréal, a souvent fait la manchette : les municipalités que traverse le REM ont peu ou pas de contrôle sur le projet.
Sur un autre plan, celui des revenus des municipalités, qui proviennent majoritairement des taxes foncières, une diversification des sources, entre autres mesures, passerait… par des amendements aux lois provinciales! Bref, le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ? Est-il approprié qu’aujourd’hui encore, les municipalités canadiennes demeurent largement à la merci des provinces, et ce, malgré les avancées évoquées plus haut ? Il convient que les Canadiens s’interrogent sur les pouvoirs et la marge de manœuvre qu’ils souhaitent accorder à leurs gouvernements de proximité au 21e siècle. Cette réflexion est encore plus à propos dans un monde postpandémique.
En effet, la crise sanitaire ayant exacerbé les injustices, notamment sociales et environnementales, il est plus que jamais nécessaire que la relance post-COVID soit inclusive et écologique, fondée sur les droits de la personne et la réconciliation avec les Premières Nations. Elle nécessitera des mesures visant à garantir, sans discrimination, les droits socioéconomiques de la population, comme les droits au logement, à l’alimentation, à l’éducation, à la santé et au travail. Or, sur presque tous ces fronts (et bien d’autres), les municipalités canadiennes sont particulièrement bien placées pour apporter leur contribution de manière importante. Au Canada, aujourd’hui, un mombre accru d’enjeux complexes relèvent de plus d’un ordre de gouvernement et touchent les municipalités, quoi qu’en dise la Loi constitutionnelle de 1867.
Il faut donc s’assurer que les municipalités, d’un océan à l’autre, disposent des moyens, notamment juridiques et financiers, de leurs ambitions pour continuer à faire partie de la solution. Les municipalités canadiennes, proches de leurs citoyens et de leurs réalités, habituées à innover et à collaborer, sont des acteurs incontournables. C’était vrai avant la pandémie et cela le sera encore plus dans le monde d’après.
Cet article fait partie du dossier Réinventer nos villes après l’onde de choc de la pandémie.