(Cet article a été traduit de l’anglais.)

En période de campagne électorale fédérale, le cycle des nouvelles est souvent établi par les médias : télédiffuseurs (CBC/Radio-Canada, CTV, TVA et Global), journaux (Globe and Mail, National Post, Toronto Star, La Presse, Le Devoir) et l’agence nationale La Presse canadienne. Mais on sait généralement peu de choses sur ceux qui prennent les décisions et fixent les orientations éditoriales.

Il s’agit habituellement des directeurs de l’information (le masculin est employé ici à titre épicène). Par tradition, ce poste englobe plusieurs tâches et fonctions, de l’affectation des journalistes à la relecture des textes en passant par le « traitement » d’une nouvelle dans les bulletins télévisés et les quotidiens, sur les sites Web et les applications. Le directeur de l’information joue un rôle clé dans les préparatifs de couverture d’une élection, qui s’amorcent au moins un an à l’avance avec l’élaboration des budgets alloués aux déplacements, aux sondages et aux pigistes. Quant à la planification du contenu et des reportages électoraux, elle commence six mois avant le jour du scrutin avec les premiers « textes de présentation ». Au Globe and Mail, ces textes d’au moins 5 000 mots dressent le portrait détaillé des chefs de parti fédéraux, établi après discussions entre les chefs de bureau du pays et les sections des affaires et des actualités. La date de publication des portraits est fixée ultérieurement, tout comme les modifications à leur apporter et les photos qui les accompagneront, l’accès aux chefs de parti étant ici un facteur clé.

Les plus grandes salles de rédaction affectent généralement un gestionnaire à la « supervision électorale », chargé de la planification mais aussi de la coordination entre les journalistes et les directeurs de rédaction qui couvriront la campagne et ceux d’autres sections comme les affaires, l’énergie ou l’environnement, dont les articles spécialisés viendront enrichir la couverture. Le plus souvent, ce « superviseur électoral » est aussi un cadre supérieur qui peut travailler avec les directeurs de section, assigner les tâches aux journalistes et, au besoin, réagir promptement aux événements de campagne.

L’instauration d’élections à date fixe au Canada, il y a maintenant plus de 10 ans, a procuré aux directeurs de l’information plus de temps pour élaborer leur stratégie de couverture : en définir les thèmes, repérer les circonscriptions pivots ou baromètres, mobiliser les collaborateurs et analystes, créer les équipes de vérification des faits et assurer la couverture en direct des débats des chefs et du soir de l’élection. Pour autant, maintes décisions restent prises sur le vif étant donné les imprévus qui surviennent en campagne, au sein comme en dehors de la sphère politique.

La couverture relève du numéro d’équilibriste

La couverture simultanée des campagnes de plusieurs partis relève du numéro d’équilibriste. Un éventail de facteurs détermine ainsi l’importance de chaque parti et de son chef dans l’ensemble de la couverture. Il faut estimer leur poids apparent d’après les sièges qu’ils détenaient à la dissolution du Parlement, et leurs gains potentiels au vu des intentions de vote et des projections des sondeurs et agrégateurs. Les directeurs de l’information surveillent l’évolution de l’opinion publique tout au long de la campagne, surtout après les débats des chefs et dans les quelques jours précédant le scrutin.

Certains n’affectent aucun journaliste aux tournées électorales des chefs de parti. Il faut dire qu’il en coûte très cher : en 2019, il fallait compter 11 500 dollars pour monter dans l’avion du Parti conservateur et 27 000 dollars dans celui du Parti libéral, et le tarif du Nouveau Parti démocratique atteignait 55 000 dollars. Or, disent ces directeurs, le suivi des tournées produit un journalisme de faible qualité et peu de valeur ajoutée pour le public. En revanche, rester sur le terrain permet d’axer les reportages sur les citoyens de tout le pays au lieu de laisser les politiciens dicter les enjeux lors des points de presse quotidiens.

Mettre en évidence des enjeux négligés par les partis et leurs chefs : telle est sans doute la principale contribution des médias en période électorale. L’une des tâches clés des directeurs de l’information consiste donc à piloter la couverture sans s’aligner simplement sur les priorités des partis. Et c’est sans compter le risque de désinformation en ligne, préoccupation grandissante de toute campagne, suscité en grande partie par le climat politique aux États-Unis et la diffusion de faussetés sur les réseaux sociaux, notamment via Facebook et Google. Plusieurs médias confient donc à des journalistes le soin de vérifier les déclarations des politiciens et de réfuter les canulars, théories du complot et contenus fallacieux circulant sur Internet. À mi-chemin de la campagne de 2019, l’ampleur de ces « infox » semblait toutefois relativement faible au Canada.

Organiser les ressources et saisir les occasions

Le travail d’organisation est l’un des grands défis des directeurs de l’information. Les journalistes de terrain ont besoin d’eux pour évaluer les hypothèses et stratégies à la lumière d’informations complètes et actualisées. Pour rassembler les ressources nécessaires aux portraits détaillés des politiciens, par exemple, il faut prévoir plusieurs mois à l’avance comment les journalistes pourront les approcher et creuser leur parcours biographique, surtout s’il s’agit de chefs de parti.

Les élections suscitent aussi des occasions d’affaires. On peut en profiter pour créer des canaux de distribution, comme des bulletins contextuels, qui accroissent la visibilité du contenu et suscitent la participation, paramètre clé pour la plupart des entreprises médiatiques. Dans une économie numérique et notamment sur les réseaux sociaux, cette participation désigne toute forme d’interaction entre utilisateur et contenu : clics, mentions « J’aime », partages, commentaires et temps passé en ligne. Pour des publications comme le Globe and Mail, qui misent de plus en plus sur les abonnements numériques pour assurer leurs revenus, le contenu gratuit vise à stimuler la participation et le contenu payant à conserver ou attirer des abonnés. Les directeurs de rédaction se fient à leur instinct et leur intuition pour déterminer le contenu réservé aux abonnés, mais s’en remettent souvent aux algorithmes pour d’autres contenus. Les reportages exclusifs seront évidemment payants, mais on publiera en libre accès ceux qui invitent à un vaste débat sur certains enjeux.

À l’heure où leurs structures rédactionnelles s’amenuisent et deviennent donc plus stratégiques, plusieurs journaux misent sur les abonnements plutôt que la publicité pour générer des revenus. Afin de convaincre leurs lecteurs de payer pour s’informer en ligne, ils privilégient un contenu à valeur ajoutée, soit des articles exclusifs et un éclairage inédit. Dans ce contexte, les directeurs de l’information doivent souvent prendre des décisions hors du champ journalistique, par exemple en matière d’auditoire, d’indicateurs, de revenus et de marketing. Entre développement de produits et gestion de projet, ils cumulent ainsi les rôles et s’exercent à un nouveau type de jugement : quelles informations méritent d’être tarifées ?

Des questions difficiles pour les journalistes

Un débat sur les priorités journalistiques a surgi durant la campagne de 2019 concernant la révélation d’éléments du passé de deux chefs de parti et les répercussions éventuelles sur la perception de leur leadership et de leur tempérament. Les deux épisodes portaient sur des faits accessibles aux journalistes, mais qui n’avaient pas encore été divulgués au grand public.

Le premier concernait Justin Trudeau, qui s’était présenté plusieurs fois avec le visage, le cou et les mains recouverts de maquillage sombre (« brownface » ou « blackface ») avant d’être élu député, et qui a reconnu pendant la campagne qu’il s’agissait d’une pratique raciste. La nouvelle a d’abord paru dans le Time Magazine américain avant d’inonder les réseaux sociaux, et fut rapidement confirmée par Trudeau lui-même. Si l’information méritait assurément d’être reprise par le Globe and Mail, l’équipe éditoriale a plutôt débattu de l’intérêt des photos du jeune Trudeau. Lorsqu’on a su qu’il s’était maquillé de la sorte au moins trois fois (et peut-être davantage), elle a décidé de publier toutes les photos disponibles. La photo à l’origine de l’histoire figurait dans l’album souvenir d’une école privée de Vancouver, que les médias auraient facilement pu obtenir s’ils en avaient été informés ou avaient enquêté sur les années où Trudeau y avait enseigné. L’affaire a d’ailleurs soulevé maintes questions sur le peu d’empressement des journalistes à scruter le passé du futur premier ministre. De fait, la photo n’a pas été découverte par un journaliste canadien, mais par une personne du milieu scolaire, qui l’a transmise au magazine américain.

Moins explosif, le second épisode illustre le type de journalisme qui aurait justement permis de dévoiler des aspects de la vie de Justin Trudeau. En faisant des recherches pour leur portrait du chef conservateur Andrew Scheer, des journalistes du Globe and Mail ont noté qu’un élément de ses quelques antécédents professionnels semblait douteux. Pour comprendre l’homme qu’il était vraiment, deux journalistes ont mis plusieurs semaines à retracer son passé. Andrew Scheer ayant consacré à la politique l’essentiel de sa vie adulte, quelle était au juste son expérience de travail ? Avait-il réellement vendu des produits d’assurance en Saskatchewan et, le cas échéant, était-il assureur agréé ? L’affaire est restée nébuleuse, elle s’est encore obscurcie en cours de campagne et a finalement suscité un mème utilisé contre lui. Ici, le Globe and Mail devait régler la question suivante : faut-il consacrer un article distinct à cette information glissée dans un portrait de 5 000 mots ? Vu les attaques incessantes et inopinées qui caractérisaient la campagne, le journal a préféré permettre aux lecteurs de l’assimiler dans le contexte d’ensemble du portrait. D’autres médias ont toutefois repris l’information, tout comme ils ont largement rapporté les critiques d’autres aspects de la carrière politique d’Andrew Scheer relevés par les libéraux sur les réseaux sociaux, notamment ses déclarations antérieures sur l’avortement et le mariage homosexuel.

L’élection de 2019 est chose du passé, mais d’importantes questions journalistiques demeurent concernant l’insuffisance de la recherche sur le passé de Justin Trudeau et, plus généralement, la nécessité de scruter plus en détail la vie des chefs de parti et des autres candidats. Entre-temps, les directeurs de l’information continuent de jouer un rôle considérable en définissant les actualités du jour, malgré les ressources limitées de leurs salles de rédaction et le nombre grandissant de Canadiens qui consomment gratuitement l’information sur les réseaux sociaux.

Cet article fait partie du dossier Dans les coulisses d’une campagne électorale.

Photo : Shutterstock / Billion Photos

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Colette Brin
Colette Brin est professeure titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval et directrice du Centre d’études sur les médias (CEM). Elle a copublié l’ouvrage Journalism in Crisis: Bridging Theory and Practice for Democratic Media Strategies in Canada (2016) et a fait partie du panel consultatif pour l’élaboration du rapport Le miroir éclaté du Forum des politiques publiques.
Ryan MacDonald
Ryan MacDonald est chef de la programmation du Globe and Mail, où il exerce des fonctions éditoriales depuis 2007. Il était auparavant directeur national de la rédaction de l’Ottawa Citizen. Il a supervisé la couverture de la campagne électorale du Globe and Mail de 2019.

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