(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Pour la population de la République du Haut-Karabakh ― une république non reconnue, peuplée d’Arméniens de souche depuis la nuit des temps, aussi connue sous le nom d’« Artsakh » ―, l’an 2021 apparaît aussi sombre que 2020 était tragique. Le 27 septembre 2020, en pleine pandémie mondiale, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont lancé une attaque non provoquée et de grande envergure contre la république. L’objectif était de réaffirmer leur autorité sur la région, malgré la volonté du peuple d’Artsakh, inébranlable depuis plus de 30 ans, d’exercer son droit à l’autodétermination.

Le pari a porté ses fruits : la communauté internationale a fermé les yeux devant les actes d’agression et les atrocités criminelles commis, jusqu’à ce que la Russie négocie une entente de cessez-le-feu entre l’Arménie (pour le Haut-Karabakh) et l’Azerbaïdjan le 10 novembre, mettant ainsi fin à une guerre de 44 jours. Cette guerre a causé des milliers de victimes et provoqué une crise humanitaire aiguë, tout en laissant irrésolu l’enjeu clé du statut définitif de l’Artsakh et rendant ainsi plus que probable une nouvelle attaque par l’Azerbaïdjan.

La réaction du Canada peut, au mieux, être qualifiée de timide et, au pire, de complicité tacite. Le 5 octobre 2020, François-Philippe Champagne, alors ministre des Affaires étrangères, avait annoncé la suspension des « licences d’exportation pertinentes vers la Turquie » à la suite d’informations sur l’utilisation de technologies canadiennes dans le conflit militaire du Haut-Karabakh. Il avait ajouté que le Canada demeurait préoccupé par le conflit qui a donné lieu à des « bombardements de collectivités et des pertes civiles ». On a loué cette décision du ministre, mais les éloges ont rapidement fait place à l’indignation, lorsqu’il s’est avéré que les licences en question concernaient des capteurs électro-optiques pour des drones que la Turquie avait déjà utilisés et pour lesquels elle faisait face à des accusations. Ces licences n’auraient jamais dû être délivrées, elles contrevenaient à la Loi sur les licences d’exportation et d’importation ainsi qu’aux obligations du Canada en vertu du Traité sur le commerce des armes.

Que s’était-il passé ? Quelques mois avant l’offensive turco-azerbaïdjanaise, le Canada avait donné son accord pour la délivrance de licences pour le printemps 2020, créant une exemption à un embargo sur les armes qui avait été établi en octobre 2019, en réponse à l’invasion turque de la Syrie. C’est cette exemption qui avait permis l’exportation vers la Turquie de la technologie canadienne WESCAM (voir la page 11 de ce rapport), dont les composants avaient été intégrés dans les drones turcs Bayraktar qui se sont trouvés au Haut-Karabakh en octobre 2020.

Les circonstances entourant la délivrance de ces licences permettant l’exportation de technologies militaires vers la Turquie demeurent inexpliquées, et l’enquête à ce sujet serait toujours en cours. Entre-temps, le Canada s’est limité à publier des communiqués demandant aux parties impliquées dans le conflit d’entamer des négociations pacifiques et à la Turquie de rester en dehors du conflit. Mais ses appels n’ont pas été entendus.

Le Canada a ainsi contribué, peut-être à son insu, à la crise humanitaire au Haut-Karabakh en fournissant des armes aux agresseurs. Sa réaction tiède équivaut à de l’inaction, même s’il a souscrit à la doctrine onusienne de la responsabilité de protéger (RDP). Celle-ci stipule que si un pays est incapable ou réticent à protéger ses civils d’atrocités de masse, la communauté internationale doit agir rapidement pour pallier l’absence de protection. Les pays ont aussi l’obligation de s’assurer qu’ils ne contribuent pas à de telles atrocités en dehors de leurs frontières et, à tout le moins, de s’abstenir d’exacerber des atrocités criminelles qui sont commises ailleurs.

Il est entendu que personne ne s’attendait à ce que le Canada intervienne militairement. Cependant, il avait des occasions d’adopter une position de principe contre l’agression gratuite et en faveur du respect des droits de la personne. Une telle occasion s’est présentée avec le dépôt, par le sénateur conservateur Leo Housakos, de la motion no 36 « tendant à exhorter le gouvernement du Canada à condamner immédiatement l’agression de la Turquie et de l’Azerbaïdjan contre la République d’Artsakh, à maintenir l’interdiction d’exporter du matériel militaire vers la Turquie, à reconnaître le droit inaliénable de la République d’Artsakh à l’autodétermination et, à la lumière de l’intensification continue des conflits et du ciblage d’innocents civils arméniens, à reconnaître l’indépendance de la République d’Artsakh ».

La RDP établit une gamme complète d’options pour une réponse rapide et décisive afin de protéger une population à risque. Cependant, chaque situation est différente et nécessite une action qui répond à sa particularité. Dans le cas de l’Artsakh, l’outil de la « sécession remède » serait particulièrement pertinent et efficace pour la résolution définitive d’un affrontement qui dure depuis des décennies, ressurgissant périodiquement avec violence. Il peut aussi être approprié lorsqu’un peuple qui tend vers l’autodétermination subit des atrocités criminelles, et surtout lorsque l’absence de reconnaissance empêche des gouvernements ou des organismes internationaux à se rendre sur les lieux, constituant ainsi un obstacle majeur.

L’édifice de l’Assemblée nationale dans le district central de Stepanakert, capitale de la République autoproclamée d’Artsakh (Haut-Karabakh). Shutterstock / Karsten Jung.

La reconnaissance du Bangladesh par le Canada en 1972, par exemple, se basait sur l’idée que ce n’était qu’en reconnaissant ce pays que le Canada pouvait lui fournir l’assistance nécessaire pour prévenir une catastrophe humanitaire majeure. À la lumière des résolutions quasi unanimes du Sénat français (le 25 novembre 2020) et de l’Assemblée nationale française (le 3 décembre 2020) invitant notamment le gouvernement à reconnaître l’Artsakh, l’adoption, par le Sénat du Canada, de la motion no 36 aurait, elle aussi, pu constituer une réponse appropriée. À cet effet, nous avons corédigé une analyse juridique des différentes options et obligations du Canada.

Peu de sénateurs se sont prononcés sur la motion du sénateur Housakos, et un vote s’est tenu le 8 décembre, après que le sénateur indépendant Peter Boehm, un ex-diplomate de carrière, a exprimé l’avis que « le Canada ne peut tout simplement pas reconnaître la ‘République d’Artsakh’ ». Le sénateur Boehm a exhorté les sénateurs à mettre la realpolitik au-dessus des principes. Étrangement, il leur a dit de rester sur leur garde dans leurs échanges avec des communautés ethniques, décrivant celles-ci comme étant fortes et bien organisées, surtout la communauté arménienne. Et cela, malgré la gravité de la situation dans leur patrie historique et en dépit du rôle que le Canada semble avoir joué dans l’aggravation de la violence.

En réduisant à de simples chicanes interethniques relevant de la « vie politique des diasporas » les inquiétudes justifiées au sujet d’atrocités criminelles commises et d’une possible complicité canadienne, le sénateur Boehm a semblé satisfaire ses honorables collègues. La motion a été rejetée en bloc : des sénateurs du bureau du représentant du gouvernement, le Groupe progressiste du Sénat et une majorité écrasante du Groupe des sénateurs indépendants ont voté contre. Aucun amendement n’a été proposé.

Cette indifférence au sort des Arméniens d’Artsakh, qui perdure, est inacceptable. Pourtant, de nombreux rapports sur les 44 jours de guerre révèlent l’utilisation de manière indiscriminée d’armes à sous-munitions, d’armes chimiques ainsi que le déploiement de mercenaires, et de nouvelles preuves depuis le cessez-le-feu font état d’actes de torture, de mutilations, d’exécutions et de disparitions de prisonniers de guerre arméniens tout comme de civils au Haut-Karabakh.

Obnubilé par la victoire, l’Azerbaïdjan a intensifié son discours anti-arménien, dirigé désormais contre l’Arménie même, au nom d’une philosophie irrédentiste qui considère le territoire arménien comme étant historiquement azerbaïdjanais. Si, avant la déclaration de cessez-le-feu, il subsistait un doute sur les éléments génocidaires de l’agression de l’Azerbaïdjan, les actes et les déclarations qui ont suivi constituent la preuve de l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe ethnique arménien habitant dans les territoires avoisinants.

Le rejet en bloc de la motion par le Sénat constitue une occasion ratée, tout comme le silence de la Chambre des communes. Mais la place du Canada dans l’Histoire n’est pas figée. Même s’il n’est pas prêt à reconnaître l’Artsakh en ce moment, il n’a certainement pas besoin de jeter le bébé avec l’eau du bain en refusant, de quelque manière que ce soit, d’aider à soigner une plaie.

Cet enjeu en est un pour tous les Canadiens. Il ne peut être réduit, comme l’a fait le sénateur Boehm, à une affaire de vie politique des diasporas, qu’il présente comme étant le  « danger qui se manifeste lorsqu’un groupe ethnique s’en prend à un autre dans son pays d’accueil, à savoir notre pays, le Canada » (c’est nous qui soulignons). De telles déclarations, qui dépeignent les Canadiens en « nous » contre « eux » en ignorant les graves erreurs du gouvernement, ne pourraient être plus contraires aux valeurs canadiennes profondes.

Il est utile de rappeler qu’en 2006, le gouvernement du Canada a reconnu le génocide arménien (après des résolutions avant-gardistes du Sénat et de la Chambre des communes en 2002 et en 2004 respectivement), malgré les objections de la Turquie et du ministère canadien des Affaires étrangères même. La position de principe que le Canada a alors adoptée lui a permis d’accroître son rayonnement international. Avec tout le respect que nous devons au sénateur Boehm, nous pensons néanmoins que le Parlement n’a pas besoin d’une leçon de realpolitik sur la question de l’Artsakh, mais bien d’une leçon de courage et d’intégrité.

Photo : Stepanakert, la capitale de la République autoproclamée d’Artsakh (Haut-Karabakh) en 2017. Shutterstock / Karsten Jung.

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Sheila Paylan
Sheila Paylan est avocate en droit international des droits de la personne et ancienne conseillère juridique pour les Nations unies.
Vrouyr Makalian
Vrouyr Makalian est avocat en droit public et ancien conseiller en affaires parlementaires au Sénat du Canada.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License