(Cet article a été traduit de l’anglais.)

En 2006, « vous » étiez la personnalité de l’année du magazine Time, qui précisait : « Oui, vous. Car c’est vous qui contrôlez l’ère de l’information. Bienvenue dans votre monde. » L’article annoncé en couverture traduisait un consensus sociétal relativement fort à l’époque : Internet et les réseaux sociaux allaient provoquer un irrésistible processus d’autonomisation citoyenne. Ce consensus paraît aujourd’hui bien dépassé. Entre le scandale Cambridge Analytica de Facebook, les campagnes de désinformation en ligne, le déclin des médias traditionnels et l’essor d’une poignée de géants technologiques qui gèrent nos données, presque personne ne croit encore que le numérique favorise la participation démocratique. À l’importante exception près du « gouvernement numérique ».

Ce mode de gouvernement, fondé sur l’utilisation d’approches et d’outils numériques dans la fonction publique, est l’un des rares bastions de cyberenthousiasme qui résiste au « scepticisme numérique » ambiant. Il suffit d’assister à une conférence ou d’écouter le discours d’un ministre sur le sujet pour se gonfler d’espoir : en adoptant les nouvelles technologies pour élaborer ses politiques, fournir ses services et interagir avec la population, l’État place les citoyens au cœur de son dispositif et renforce la démocratie.

Le gouvernement numérique est présenté comme un processus fondamentalement positif qui produit d’excellents résultats (économies de coûts, services améliorés) et contribue notablement au renouvellement démocratique. Mais cette assertion non vérifiée d’une corrélation entre numérisation du gouvernement et renforcement de la démocratie mérite un examen beaucoup plus attentif, car elle est à la fois empiriquement inexacte et dangereuse.

La façon dont les gouvernements ont traditionnellement structuré l’approvisionnement des TI entrave plutôt que renforce la gouvernance démocratique.

Malgré les beaux discours des adeptes de la numérisation sur l’externalisation ouverte, les marathons de programmation et l’engagement citoyen, soulignons que la majorité des activités numériques des gouvernements sont gérées par des entreprises technologiques privées, et non par un écosystème de citoyens volontaires et de groupes technologiques à caractère civique. Certes, il n’y a rien de mal en soi à sous-traiter au secteur privé la création de services numériques, l’analyse de données ou l’infrastructure de gestion. Il est à la fois inévitable et judicieux que les gouvernements collaborent avec des entreprises technologiques à ces différentes activités. Le problème réside ailleurs : la façon dont ils ont traditionnellement structuré l’approvisionnement des TI entrave plutôt que renforce la gouvernance démocratique.

En sous-traitant notamment la conception et la prestation des services numériques à des entreprises privées, les gouvernements leur ont du même coup cédé la propriété des données collectées auprès des utilisateurs de ces services. De nombreuses municipalités ont ainsi confié à des fournisseurs l’installation et la gestion de capteurs dans les transports collectifs et les stationnements, sans toutefois préciser qu’elles resteraient propriétaires des données collectées. Il est pourtant crucial d’établir à qui appartiendront ces données compte tenu des questions de gouvernance qu’elles soulèvent. Par exemple, comment les utiliser dans l’élaboration des politiques et services publics ? Faut-il les diffuser au nom des ententes de partage de données ouvertes ? Selon quelles modalités les adapter et les monétiser, qui serait autorisé à le faire et qui en profitait ? Et avant tout, les citoyens acceptent-ils qu’on collecte ainsi des renseignements sur eux ?

Ces questions clés touchent à la responsabilité gouvernementale, à la confiance des citoyens et au bien-être général de la société. Mais en cédant à des entreprises privées la propriété et la gestion des données produites par leurs propres services et infrastructures, les gouvernements se privent de toute possibilité d’y apporter des réponses et d’agir en conséquence. Cet enjeu est au cœur du projet controversé de ville intelligente Sidewalk Toronto, lequel illustre bien l’insouciance de ceux qui font de la pleine numérisation des gouvernements un gage de gouvernance démocratique.

Certains diront que la prestation de services n’a jamais été la première cible de ces promesses de démocratisation par la numérisation, et qu’il faut plutôt miser sur les programmes de gouvernement ouvert pour démocratiser l’administration publique. À n’en pas douter, les données ouvertes et l’engagement citoyen en ligne sont aujourd’hui des critères reconnus de bonne gouvernance. Ce qui marque une évolution notable si l’on remonte à une dizaine d’années seulement, quand les défenseurs du gouvernement numérique s’épuisaient à convaincre élus et fonctionnaires incrédules de l’intérêt de soumettre leurs institutions, processus décisionnels et services à un examen plus poussé et à la participation des citoyens.

À l’heure actuelle, les programmes de gouvernement ouvert sont toutefois minés par d’évidentes contradictions. Parmi les plus frappantes, nombre d’instances diffusent des données et appliquent le principe de transparence sans avoir adéquatement modernisé ni ressourcé leurs systèmes d’accès à l’information, comme on l’a tout particulièrement reproché au gouvernement fédéral.

Par ailleurs, les objectifs de certaines initiatives numériques du gouvernement entrent en conflit avec des engagements en matière de gouvernement ouvert. Cette contradiction est évidente dans la conception de nombreux sites Web gouvernementaux, sciemment dépourvus d’archives tenues à jour et difficiles à consulter pour quiconque recherche des informations politiques (discours de ministres, rapports ministériels, communiqués, etc.). Le tout parce qu’on donne priorité à la prestation de services.

Chercheurs, journalistes et groupes de défense — trois importantes sources d’examen de l’action gouvernementale — sont privés d’informations clés en raison des stratégies Web de gouvernements censément ouverts.

Au début des années 2010, des développeurs Web du Royaume-Uni m’ont expliqué que le gouvernement britannique publie sur son site de services (gov.uk) le strict minimum d’informations politiques parce que les citoyens ne s’intéressent ni à ses orientations ni à la reddition de comptes. Ils veulent simplement « s’y connecter et en sortir » — le temps de payer une amende ou de faire une demande de passeport par exemple — pour ensuite passer à Facebook. Mais l’ironie voulait qu’en tant que chercheuse, je tentais justement d’accéder à ces informations avant leur retrait ou leur remisage dans des entrepôts de données inaccessibles.

Il en va de même chez nous. Plusieurs documents fédéraux qui ont étayé mes recherches ne sont plus accessibles en ligne, et les liens recensés dans mes bibliographies n’existent plus. Il faut donc me croire sur parole lorsque j’en cite des extraits, car rien ne permet plus d’en vérifier l’exactitude ou la simple existence. Chercheurs, journalistes et groupes de défense — trois importantes sources d’examen de l’action gouvernementale — sont privés d’informations clés en raison des stratégies Web de gouvernements censément ouverts.

Plus fondamentalement, l’approche orthodoxe du gouvernement numérique se heurte aux principes et pratiques de la gouvernance démocratique, particulièrement dans le système de Westminster en usage au Canada. Les théories dominantes sur le gouvernement numérique reposent sur le postulat d’une administration publique traditionnelle devenue si déficiente qu’elle est au bord de la rupture. Cette « désintégration » favoriserait le passage à un fonctionnement semblable à celui des entreprises technologiques : agile et moins hiérarchisé, décloisonné et décentralisé, soumis à moins d’approbations et doté de fonctionnaires dynamiques et engageants. Bien sûr, ce postulat s’appuie sur une longue tradition de reproches sur le cloisonnement, la hiérarchisation et l’aversion au risque de la fonction publique. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les rapports des greffiers du Bureau du Conseil privé, qui déplorent depuis des décennies tous les problèmes suscitant aujourd’hui la réforme numérique des gouvernements. Mais en présentant les entreprises technologiques comme un exemple à suivre pour le secteur public, ces théories font l’impasse sur les restrictions spécifiques et les réalités concrètes à prendre en compte dans toute restructuration des institutions de l’État.

Bien qu’elles soient pléthoriques dans de nombreux gouvernements, les cloisons et les hiérarchies administratives conservent leur utilité car elles délimitent les chaînes de reddition de comptes et les modalités de coordination au sein de structures gouvernementales d’une grande complexité. Surtout, elles sont nécessaires au respect du principe de responsabilité ministérielle qui fonde le système de Westminster. Les approbations et contrôles verticaux peuvent certes ralentir la conduite des affaires gouvernementales, mais ils assurent l’application des normes d’équité, de transparence et de responsabilité dans la gestion des fonds publics. Or, en élargissant les liens entre fonctionnaires et citoyens, on soulève une série de questions sur l’adéquation de ces échanges accrus avec les principes de neutralité et d’anonymat essentiels à la négociation des services publics entre ministres et fonctionnaires.

Les grandes théories sur le gouvernement numérique propagées par des universitaires, des consultants et des « maîtres à penser » trahissent un enthousiasme naïf pour les pratiques et principes des grandes entreprises technologiques.

Je ne soulève aucunement ces préoccupations en défense du statu quo. La hiérarchisation excessive, les processus d’approbation opposés à toute forme de risque et les pratiques de communication désuètes doivent faire l’objet de réformes et freinent l’adoption d’innovations indispensables. Il s’agit plutôt de montrer que les théories inspirées du secteur technologique, propagées par nombre d’universitaires, de consultants et de « maîtres à penser » du numérique, négligent le plus difficile en s’abstenant d’expliquer comment les gouvernements peuvent réformer leur hiérarchie, gérer les risques et s’ouvrir au public tout en respectant les principes fondamentaux de gouvernance démocratique du système de Westminster. Au mieux, ces grandes théories sur le gouvernement numérique sont ainsi d’une faible utilité pratique pour les décideurs. Au pire, elles constituent une approche de gestion publique irresponsable.

Heureusement, un mouvement a entrepris de démocratiser le gouvernement numérique. Au niveau municipal, des militants et des administrateurs s’affairent à redéfinir les modalités de leurs projets de villes intelligentes et préconisent un engagement accru du public en matière de services numériques et de gouvernance des données. Certains gouvernements ont amorcé la révision de leur processus d’approvisionnement pour diversifier leurs écosystèmes de fournisseurs de services numériques (au lieu de privilégier une poignée de grandes entreprises technologiques). Ils imposent aussi de nouvelles normes contractuelles pour la prestation de services, exigeant par exemple que les entreprises rendent publics les algorithmes qui servent à leurs processus décisionnels. À terme, on verra dans quelle mesure la prestation de services à base de technologie, qui n’agit pas directement sur le renforcement de la démocratie, peut au moins stimuler indirectement le renouvellement démocratique. Si la numérisation des services publics permet de mieux répondre aux attentes des citoyens, la confiance de la population à l’égard des gouvernements devrait logiquement s’améliorer.

La Presse canadienne / Chris Young

Mais restons prudemment optimistes. Car si les citoyens s’opposent aux politiques qui sous-tendent les services numériques, leur simplicité d’utilisation ne changera rien à leur avis. Aussi perfectionnée soit-elle, aucune interface numérique ne peut suppléer aux besoins des utilisateurs. Par exemple, le gouvernement ontarien s’est efforcé pendant deux ans de numériser et de simplifier son Régime d’aide financière aux étudiants de l’Ontario, mais les récentes compressions du gouvernement de Doug Ford ont rendu ces efforts dérisoires. Autrement dit, les déclarations empathiques sur les services numériques centrés sur l’humain susciteront paradoxalement la méfiance des citoyens si elles recouvrent des politiques qui répondent mal aux attentes et aux besoins plus fondamentaux que l’État doit remplir.

Et c’est précisément pourquoi il est dangereux d’affirmer inconditionnellement que la numérisation du gouvernement entraîne forcément sa démocratisation. Nous devons plutôt en faire un élément du vaste débat collectif sur l’état de notre démocratie à l’ère numérique. Jusqu’à présent, ce débat a surtout porté sur les élections, les partis politiques et les médias, trois institutions dont nous pensions naïvement qu’elles survivraient dans l’ère numérique avant de nous rendre compte qu’il faut des efforts concertés pour les protéger. Des efforts qui seront toutefois insuffisants si nous négligeons de fonder la numérisation de nos institutions publiques sur de rigoureuses normes de gouvernance démocratique, indispensables au rétablissement de la confiance des citoyens de l’ère numérique.

Cet article fait partie du dossier Les défis d’un gouvernement numérique.

Photo : Shutterstock, Yanik Chauvin


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Amanda Clarke
Amanda Clarke est professeure associée à l’école de politique et d’administration publiques de l’Université de Carleton. Elle est l’auteure de Opening the Government of Canada : The Federal Bureaucracy in the Digital Age et co-créatrice de govcanadacontracts.ca. Mme Clarke figure sur la liste des 100 universitaires les plus influents auprès du gouvernement établie par Apolitical.

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