Tout au long d’un demi-siècle de carrière, Claude Ryan s’est fait connaître comme un fervent défenseur de la cause de l’éducation, comme un des plus éminents éditorialistes du Québec, comme chef de l’opposition officielle de cette province, comme leader des forces du « non » au référendum de 1980 et comme titulaire de plusieurs ministères dans les gouvernements de Robert Bourassa et de Daniel Johnson. Au cours des dernières années, il a participé activement à de nombreux colloques de l’IRPP et a souvent collaboré à ses publications. L’Institut profite de son trentième anniversaire pour le nommer membre émérite. William Watson, rédacteur en chef d’Options politiques, s’est entretenu lui le 26 mars dernier.

 

William Watson : Pour commencer, j’aimerais que vous me disiez quelle influence les idées exercent sur les politiques publiques, d’après vous? Ont-elles une influence indépendante?

Claude Ryan : La politique n’est pas gouvernée uniquement par les idées. Elle est gouvernée également par les intérêts, par les sentiments et les passions. Mais les idées ont néanmoins une importance capitale. Nous en avons de nombreux exemples au Canada. Prenez l’assurance-maladie. Si nous avons un régime d’assurance-maladie au Canada, c’est parce que des idéologues ont d’abord conçu l’idée que l’État devait jouer un plus grand rôle dans la protection de la santé des citoyens. Puis on est arrivé à un régime public. L’assurance-automobile au Québec est un autre exemple intéressant; ainsi que la création du ministère de l’Éducation; de même en va-t-il, au Canada, de l’égalité des deux langues officielles et de la Charte des droits et libertés. Autant de mesures qui exercent une influence décisive sur la vie quotidienne des Canadiens et la culture canadienne, et qui doivent en grande partie leur origine à des idées mises de l’avant par des intellectuels. Au début, on a souvent pensé qu’il s’agissait d’idées abstraites, qui n’avaient pas beaucoup de chance de se réaliser. Les idées prennent du temps à faire leur chemin, ne réussissent pas tout de suite à s’imposer. C’est un peu comme le ruisseau qui peu à peu perce le rocher. Elles finissent cependant par exercer une très grande influence sur les politiques publiques.

William Watson : Mais l’élément décisif n’est-il pas que des intérêts se cachent derrière ces idées, et les prônent ou les appuient? Même en ce qui concerne l’assurance-maladie…

Claude Ryan : Vous avez raison. Ni les intérêts ni les idées n’existent séparément, à l’état pur. Ils s’interpénètrent les uns les autres, mais en bout de ligne, comme dans les exemples que je vous ai donnés, l’idée a souvent eu plus d’importance que l’intérêt de tel ou tel groupe.

William Watson : Alors, elles exercent une influence bien distincte, comme a dit lord Keynes?

Claude Ryan : Oui, distincte. Mais parfois interpénétrante aussi. Il est assez difficile de séparer ces choses au couteau.

William Watson : Est-ce que la situation est différente au Québec par rapport au reste du pays?

Claude Ryan : De ce point de vue-là, je ne pense pas… Laurier a déjà dit qu’au Québec, les sentiments avaient plus d’importance que les idées. Mais je pense que c’était une observation de politicien, limitée à son expérience personnelle. J’ai pour ma part une perception différente. À certains points de vue, les débats politiques au Québec sont plus animés parce que, sur les questions de fond, ils sont davantage influencés par les idées.

William Watson : On dit assez souvent qu’il n’y a pas au Canada anglais d’équivalent du journal Le Devoir.

Claude Ryan : Oui, mais il n’y a pas non plus un journal comme le Globe and Mail au Québec! Aucune des deux sociétés n’est vraiment supérieure à l’autre. Chacune a ses avantages et ses qualités. Même si je ne partage pas toujours ses positions éditoriales, je trouve que le Globe est un journal de calibre international.

William Watson : Où les idées sont assez importantes…

Claude Ryan : D’une très grande importance aussi.

William Watson : Quelle est votre opinion sur l’état du débat politique au Québec et au Canada ces jours-ci?

Claude Ryan : Nous vivons actuellement une période de calme relatif ”” de stagnation « tranquille », ce qui n’est pas nécessairement mauvais. Cette si­tuation est le résultat de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les échecs des dernières tentatives d’un règlement global sur la question constitutionnelle ont incité les Canadiens  ”” les dirigeants politiques en particulier ”” à adopter une attitude plus prudente. Actuellement, l’accent est davantage mis sur des règlements ponctuels, administratifs, plutôt que sur des grands débats qui trancheraient les questions une fois pour toutes. L’unité demeure un souci majeur, mais l’heure est au pragmatisme plutôt qu’aux solutions globales. Cela n’est pas nécessairement mauvais. La tranquillité que nous observons dans les débats publics canadiens s’explique peut-être par une certaine homogénéisation en douce qui s’accomplit dans les esprits sous l’influence notamment des chartes de droits, de la mondialisation et de la présence, de l’omniprésence, de la culture américaine.

William Watson : L’homogénéisation?

Claude Ryan : Tout ça joue et finalement on est moins porté à mettre en relief les éléments qui sont des sujets de divergence. On vit beaucoup plus en partageant des valeurs communes, je pense.

William Watson : C’est tranquille en matière constitutionnelle, mais est-ce aussi tranquille sur les autres questions politiques?

Claude Ryan : Sur d’autres questions également. Prenez la question du rôle de l’État, par exemple. Le patronat s’agite beaucoup, et insiste encore et encore pour qu’on réduise le rôle de l’État. Mais quand les dirigeants d’entreprises ont des problèmes, ils sont les premiers à aller voir le gouvernement! On le voit bien dans les négociations avec les États-Unis sur le bois d’œuvre. Nous avons besoin des gouvernements dans l’économie comme dans la culture. Et c’est pour ça que les débats purement idéologiques n’ont pas beaucoup d’impact sur le Canadien moyen.

William Watson : On aurait atteint un certain équilibre?

Claude Ryan : Oui. Et je pense que c’est bon, d’un certain point de vue.

William Watson : Quel est le rôle des instituts de recherche?

Claude Ryan : Aux États-Unis, il y a un grand nombre et leur rôle est très important. Au Canada, nous en avons très peu, seulement quelques-uns à ma connaissance, mais leur rôle a été très salutaire dans l’ensemble. Les trois principaux que je connaisse sont le C.D. Howe, l’IRPP et le Caledon. J’aime bien l’IRPP”ˆ:”ˆje le suis de près depuis des années. C.D. Howe, je ne suis pas abonné parce que le coët est trop élevé pour les individus. L’apport des centres non gouvernementaux de recherche s’est surtout fait sentir au niveau de la problématique, de la manière de percevoir les problèmes et de comprendre la réalité. Je n’attends pas de ces instituts des solutions, mais plutôt des données nouvelles, des manières inédites d’aborder la réalité. Surtout une capacité de faire se confronter les idées différentes. Je pense que l’IRPP remplit bien ce rôle. Ce qui est caractéristique de l’IRPP, c’est qu’il a réussi à remplir son rôle en fonctionnant dans les deux langues officielles du pays. C’est la seule institution de ce genre qui fonctionne dans le respect des deux langues. Je l’apprécie au plus haut point.

William Watson : Mais vous n’attendez pas de solutions de leur part?

Claude Ryan : Pas tellement. Les solutions doivent venir de différentes sources”ˆ:”ˆles partis politiques, les journaux, les organes de pression, les syndicats, les chambres de commerce, etc. Il peut arriver qu’un think tank publie le travail d’un chercheur qui préconise des solutions : cela est normal. Mais de l’IRPP ou du C.D. Howe, comme tel, je n’attends pas de solutions.

William Watson : Il y a beaucoup de gens, pourtant, qui attendent des solutions de ces instituts, mais d’après vous, elles viendront plutôt du gouvernement, des groupes d’intérêt…

Claude Ryan : La publication d’opi­nions qui contiennent des propositions de solutions, ça c’est très bien. Mais si l’Institut voulait trop faire de propositions sous sa responsabilité, il perdrait beaucoup de son autorité.

William Watson : Alors, le rôle des think tanks est plutôt public. Ce n’est pas de travailler avec les gouvernements, mais de susciter des échanges entre les décideurs publics et privés, les chercheurs, les groupes de pressions et les médias, autant que possible sur la base de recherches inédites.

Claude Ryan : Et de publier des travaux qui commanderont l’attention des gouvernements. Je vous donne un exemple. Les travaux de Pierre Lefebvre et Philip Merrigan sur les politiques familiales au Québec. L’Institut fut le premier à retenir les services de ces chercheurs, il y a déjà quelques années. À ce jour, leurs travaux n’ont guerre influencé les politiques du gouvernement, mais ils m’ont personnellement été très utiles dans la préparation de communications sur des sujets reliés. Ils ont mis au jour des données qui n’existaient nulle part ailleurs. C’est en grande partie grâce à l’appui de l’IRPP qu’ils ont pu faire ce travail. Je trouve que cela est bon.

William Watson : Comment les choses ont-elles changé depuis que vous êtes entré en politique? Il n’y avait pas beaucoup de think tanks à cette époque-là.

Claude Ryan : Non, il n’existait pas de think tank à cette époque. C’est un élément nouveau qui est venu s’ajouter. Nous avons absolument besoin de ce type d’organisme, étant donné la très grande importance que les institutions de ce genre remplissent dans des pays développés, plus développés, comme les États-Unis. L’Angleterre compte plusieurs organismes semblables, également. Il y a un institut de recherche (je ne me rappelle pas son nom) en Angleterre qui se spécialise dans l’étude de la société civile. Ils ont sorti des études très intéressantes. Je suis abonné à la Brookings Institution aux États-Unis”ˆ:”ˆje fais régulièrement venir des choses de Brookings et je l’apprécie au plus haut point. Mais on avait besoin d’organismes semblables au Canada également. On ne peut pas dépendre uniquement de sources américaines, britanniques ou françai­ses.­ Et, de ce point de vue, je pense que c’est excellent que le gouvernement fédéral, au début, ait mis des fonds dans la capitalisation pour la création de l’IRPP. C’est une institution qui vaut d’être appuyée.

Pour l’avenir, je ne pense pas que nous puissions nous payer de très nombreuses institutions de ce genre. Mieux vaut donner des bons moyens de fonctionnement à celles qui existent actuellement. Tout dépendra de la qualité du leadership. La qualité du leadership intellectuel est extrêmement importante. Si on réussit à maintenir une bonne qualité… Évidemment chaque leader a son charisme propre. Il y a des leaders dont le charisme est de rassembler des gens sans imposer d’idées eux-mêmes. Il y en a d’autres dont le charisme est d’attirer des gens par la qualité de leurs idées. Cela peut varier. Mais l’essentiel c’est que les instituts qui existent ”” je pense à l’IRPP en particulier ”” demeurent des plaques tournantes où des esprits d’orientations différentes puissent se sentir bien accueillis. Et deuxièmement, des lieux où l’on produit des travaux de qualité, qui imposent le respect.

William Watson : Quels sont les liens propres entre les gouvernements et les think tanks”ˆ?”ˆDoit-on utiliser des ressources publiques pour appuyer ces institutions ou plutôt les ressources privées”ˆ?

Claude Ryan : C’est surtout le secteur privé qui devrait financer les think tanks. Dans le cas d’un orga­nisme comme l’IRPP, mon souhait serait qu’il réussisse à trouver un financement provenant majoritairement du secteur privé mais ne se limiterait pas uniquement aux grandes entreprises et proviendrait également du mouvement syndical, du mouvement coopératif et des groupes sociaux. Mais je souhaiterais que le financement principal vienne plutôt du secteur privé. En ce qui touche les contrats gouvernementaux de recherche, je n’ai pas de position arrêtée là-dessus. à‡a peut être bon, ça peut être dangereux aussi. Il n’y a pas d’objections de principe à ce qu’une commande soit passée à un think tank. Mais en général, il ne faudrait pas trop de ces commandes gouvernementales, parce qu’elles finiraient à la longue par influencer l’orientation de l’institution.

William Watson : Est-ce qu’il y a des sujets sur lesquels vous aimeriez voir des études dans le futur”ˆ?”ˆPas pour l’IRPP, mais pour les think tanks en général?

Claude Ryan : Il y a la question des langues. On parle depuis des décennies de l’apprentissage de la langue seconde. Finalement, au point de vue connaissances, nous ne sommes pas tellement plus avancés. J’ai toujours déploré la rareté des travaux de recherche sérieux dans ce domaine. Voilà un domaine où un organisme comme l’IRPP pourrait éventuellement apporter une contribution originale, en parrainant des travaux de recherche ou en les provoquant même, dans certains cas.

William Watson : Et pour conclure, un commentaire final pour l’IRPP?

Claude Ryan : Je suis heureux que l’IRPP ait atteint son trentième anniversaire.

L’Institut occupe une place très importante dans la vie des idées au Canada, surtout en raison de son rôle de carrefour entre gens des deux cultures principales. J’espère qu’il conti­nuera à jouer ce rôle, tout en conservant une orientation qui le situe au-dessus des partis politiques.

 

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