(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Il y a trois ans, notre équipe de recherche a commencé à mettre sur pied une plateforme visant à offrir de nouvelles avenues qui permettront aux chercheurs en arts, en sciences humaines et sociales (SHS) d’appliquer leur expertise dans la communauté, là où se trouvent les besoins. Ce projet a été l’occasion de réfléchir à de nombreuses questions qui sont au cœur du rôle des universités, notamment à celle-ci, qui revenait sans cesse : Quelles sont les compétences qui font la valeur d’une formation en sciences humaines et sociales ?

Hors de la « tour d’ivoire » de l’université, les SHS ― ces disciplines qui vont de la philosophie, de l’anthropologie et de l’histoire jusqu’aux sciences politiques et l’étude des langues ― sont sujettes à des perceptions et des jugements de valeur préjudiciables. On entend souvent dire que quelqu’un qui a un baccalauréat en philosophie est juste qualifié pour être garçon de café, ou que les SHS, c’est simplement du « gros bon sens ».

Dans un rapport publié l’an dernier par le Forum des politiques publiques, Jonathan Turner de l’Université de Toronto et moi examinons l’utilité d’une formation en SHS, et nous nous penchons sur l’appui que les universités peuvent fournir au développement des compétences des étudiants. De récents rapports et des nouvelles médiatiques indiquent qu’il est de plus en plus fréquent que des chefs de file de l’industrie associent une main-d’œuvre résiliente et robuste à un diplôme en SHS (ou même en arts), parce qu’ils considèrent que ces étudiants sont particulièrement aptes à développer de précieuses compétences. Notre nouveau rapport Foundational Skills and What Social Sciences and Humanities Need to Know  cherche à évaluer les besoins des employeurs pour voir si les programmes universitaires en SHS sont en mesure d’y répondre.

Ce rapport ne devra pas seulement intéresser les gens de l’industrie. Il s’adresse à tous ceux qui s’inquiètent du recrutement et de la formation d’employés véritablement prêts à travailler dans le « vrai monde ». Il est aussi destiné aux doyens, aux directeurs de départements et de comités, qui doivent prendre des décisions sur les programmes d’études dans les universités. Ceux qui occupent des postes de direction et qui œuvrent dans le soutien à la réussite sont aussi incités à le consulter, tout comme les agences gouvernementales responsables du développement de la relève dans des conditions de plus en plus complexes.

La première partie du rapport brosse un tableau des compétences fondamentales que les employeurs recherchent chez leurs employés. Ces compétences sont qualifiées d’« humaines » (soft skills), « sociales », « transférables », « globales », et elles sont de plus en plus associées à une formation en SHS. On les oppose souvent aux compétences techniques ou spécialisées (hard skills). Nous avons voulu mettre sur pied un cadre analytique qui puisse être utilisé (et élargi) pour mieux cerner la valeur des compétences fondamentales dans le monde actuel. Cet exercice est particulièrement pertinent dans un contexte de perturbation du marché du travail, qui survient de plus en plus fréquemment. Un tel cadre permettra aux employeurs de réfléchir de manière plus systématique aux compétences dont leurs employés ont besoin pour assurer le succès de leur organisation. Mais il peut aussi être utile aux diplômés en ce qu’il leur explique comment mettre à profit dans différentes situations les compétences qu’ils acquièrent au cours de leurs études.

Dans la deuxième partie du rapport, nous examinons les différentes manières de promouvoir les SHS que les universités canadiennes utilisent à des fins de recrutement. Nous mesurons l’écart entre les besoins des employeurs et la perception qu’on a des SHS quant à leur capacité d’y répondre. Comme on pouvait s’y attendre, les SHS considèrent que leurs programmes permettent généralement d’acquérir les compétences fondamentales que les employeurs considèrent comme essentielles à l’innovation et à l’adaptabilité au sein de leurs entreprises. Ces compétences comprennent notamment la pensée critique, la résolution de problèmes, la créativité et les capacités d’analyse.

Par contre, nous avons été étonnés de constater que les compétences associées à l’intelligence sociale et émotionnelle, et l’éthique ― par exemple un bon jugement, l’intégrité, la capacité de travailler en équipe, l’autonomie et la sensibilité interculturelle ― sont presque toujours négligées, comme si les SHS n’offraient pas d’occasions de les développer.

Une des raisons de cet écart réside dans le fait que nos connaissances des besoins des entreprises sont limitées. Nous savons ce que les entreprises croient être leurs besoins, mais nous ne savons pas si cette perception est correcte. Nous savons aussi très peu sur la nature des compétences fondamentales et sur la manière de les développer, surtout après l’enfance, une fois que les gens fréquentent l’université. Cela constitue un problème. Pour pouvoir prendre des décisions éclairées, basées sur des faits, les parties prenantes ont besoin d’avis d’experts et d’outils conceptuels. Voilà pourquoi nous avons besoin de plus de recherches qui abordent les différents aspects des compétences fondamentales.

Mais l’absence de connaissances suffisantes n’est pas le seul facteur expliquant l’écart entre la perception qu’ont les employeurs de leurs besoins et l’apparent manque de préparation des SHS d’y répondre.

Cet autre facteur pourrait être de nature culturelle : les membres du corps professoral en SHS craignent que leur rôle soit perçu comme étant assujetti aux besoins des entreprises. La mission de l’université, telle qu’ils la conçoivent, pourrait aussi être en jeu : les chercheurs et professeurs ont raison d’être prudents lorsqu’il s’agit de prendre des décisions sur les programmes d’études, qui peuvent directement affecter leur capacité à accomplir leur tâche à long terme. Mais cela ne veut pas dire que le corps professoral devrait s’opposer aux efforts qui visent à permettre aux étudiants de perfectionner leurs compétences fondamentales.

Tout comme les recherches en SHS, les diplômés issus de ces disciplines façonnent souvent le secteur public et à but non lucratif. Ceux-ci trouvent des emplois comme fonctionnaires, directeurs d’organismes à but non lucratif, juges ou décideurs politiques. Dans ces postes, les compétences fondamentales attestent de la santé des organisations. Pour que nos institutions économiques, sociales, juridiques et politiques créent les conditions d’une société juste et inclusive, il est nécessaire de solliciter la participation de personnes qui ont les compétences pour remplir leur rôle. Et le développement de ces compétences fait directement partie de la mission des SHS.

À cet égard, il est important d’insister sur l’importance des « habiletés à collaborer » qui chevauchent largement celles associées à l’intelligence sociale et émotionnelle, et à l’éthique. Le travail d’équipe, la communication efficace, l’autonomie et la sensibilité interculturelle en font partie. Ce ne sont pas seulement les employeurs qui ont besoin de ces compétences, mais aussi les chercheurs et les étudiants des cycles supérieurs en SHS. Les habiletés à collaborer comptent parmi les plus difficiles à développer, et dans le milieu de la recherche universitaire en particulier, elles doivent être soutenues par une supervision adéquate.

L’écart entre la compréhension qu’ont les SHS des besoins des employeurs et celle qu’en ont les employeurs eux-mêmes suscite plusieurs questions. Mais il y a ici des opportunités intéressantes pour les universités de reprendre le contrôle du discours sur le talent et de réaffirmer la mission universitaire tout en s’assurant du soutien d’alliés pour le moins insoupçonnés.

Photo : Shutterstock / Gorgev

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Sandra Lapointe
Sandra Lapointe est professeure de philosophie à l’Université McMaster et directrice de projet de l’initiative The/La Collaborative, qui vise à promouvoir les partenariats et l’application du savoir-faire liés aux connaissances en sciences humaines et sociales.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License