Il y a un fort consensus des experts : au cours des deux prochaines décennies, notamment en raison du vieillissement accéléré de la population, le taux de croissance annuel des dépenses des systèmes publics provinciaux de santé sera bien plus élevé que celui du PIB du Canada et donc de l’assiette fiscale de l’ensemble de nos gouvernements. À ce chapitre, le Conseil de la fédération a publié un excellent document d’information signé par le Conference Board du Canada. Même si on trouvait les moyens d’accroître l’efficacité et l’efficience des systèmes de santé publics des provinces, il faudra tout de même ajouter des montants importants à leurs budgets. Où trouverons-nous l’argent pour financer ces dépenses additionnelles ? Dans bien des provinces, les dépenses en santé accaparent déjà plus de 40 % des dépenses budgétaires des gouvernements. Ce ratio augmentera donc de façon significative.

Les Canadiens ont droit à un débat public en bonne et due forme de même qu’à des présentations de qualité de la part des deux ordres de gouvernement sur les meilleures mesures budgétaires à prendre pour relever ce défi. Malheureusement, je me suis rendu compte ces derniers mois que ce vieux débat du financement des soins de santé a été très mal relancé. 

Les provinces et les territoires

Les premiers ministres des provinces et des territoires, par l’entremise du Conseil de la fédération, ont publié un document dit d’information, « Rééquilibrer le partenariat financier en matière de soins de santé », qui présente essentiellement des arguments en faveur d’une hausse substantielle, récurrente et inconditionnelle des transferts canadiens en matière de santé (TCS) provenant du gouvernement fédéral. Le but de ce document n’est pas d’informer la population en discutant de diverses solutions et de divers arguments, mais de la persuader de soutenir une solution bien précise.

Le but du document des premiers ministres n’est pas d’informer la population en discutant de diverses solutions et de divers arguments, mais de la persuader de soutenir une solution bien précise.

Dans ce document, les premiers ministres des provinces et des territoires demandent au gouvernement fédéral de hausser immédiatement et de façon inconditionnelle et récurrente le ratio des TCS sur la somme de leurs dépenses en santé pour qu’il passe très rapidement de 22 à 35 %. Cela impliquerait une hausse quasi immédiate des TCS de 28 milliards de dollars, qui serait suivie durant de nombreuses années par un accroissement d’au moins 5 % par année. Selon le dernier énoncé économique du gouvernement fédéral, le montant prévu des TCS pour 2020-2021 est de 42 milliards de dollars. Dans 10 ans, si la demande des premiers ministres était acceptée, le montant des TCS pourrait dépasser 115 milliards de dollars par année.

Le document signé par les premiers ministres soulève plusieurs questions. Premièrement, il ne fait aucune mention du fait que la contribution annuelle du gouvernement fédéral dépasse considérablement le montant des TCS lorsqu’on tient compte des transferts de points d’impôt qu’Ottawa a consenti par le passé aux provinces. Deuxièmement, on n’y discute pas du fait que le ratio des TCS par rapport aux dépenses visées par la Loi canadienne sur la santé et la Loi sur les arrangements fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces est présentement, selon le directeur parlementaire du budget (DPB), d’environ 32 %. Toujours selon le DPB, les dépenses visées ne représentent que 70 % des dépenses totales des provinces en santé. Troisièmement, les premiers ministres ont choisi de ne pas discuter du financement de la hausse substantielle et récurrente de 28 milliards de dollars et de ses conséquences. Le gouvernement fédéral devra-t-il hausser ses taxes et ses impôts ? Devra-t-il réduire d’autres dépenses ? Devra-t-il faire un peu des deux ? Je doute que les premiers ministres acceptent que le gouvernement fédéral finance une bonne partie de cette hausse des TCS en réduisant d’autres dépenses fédérales faites dans les provinces.

Quatrièmement, le document n’aborde pas la question de la dépendance accrue des provinces du gouvernement fédéral si cette hausse des TCS devait voir le jour. Cinquièmement, les premiers ministres ont préféré ne pas expliquer clairement pourquoi il n’est pas possible ou souhaitable que les provinces augmentent leurs propres taxes et impôts afin de répondre à une forte hausse de la demande pour un service essentiel offert à leur population et qui relève entièrement de leur responsabilité constitutionnelle. Selon plusieurs premiers ministres, le fardeau fiscal de leurs contribuables serait déjà trop lourd. Par contre, ils ne semblent pas être contre une hausse de taxes et d’impôts mise en place par le gouvernement fédéral pour financer cette hausse substantielle et récurrente des TCS. N’oublions pas que, ultimement, ce sont les mêmes contribuables qui vont payer la note.

Sixièmement, les premiers ministres semblent avoir préféré de ne pas parler de la solution qui consiste à recevoir un transfert de points d’impôt du gouvernement fédéral. Ce silence est probablement dû en partie au fait qu’il n’y avait pas de consensus à ce sujet. Les premiers ministres des provinces les moins prospères, dont François Legault, semblent avoir rejeté pour le moment cette solution, même si cela leur permettrait d’être plus indépendants du gouvernement fédéral, parce que leur province recevrait un montant plus faible de revenus additionnels que celui impliqué par la hausse de 28 milliards de dollars des TCS.

Le gouvernement fédéral

Quant au gouvernement fédéral, il a refusé de débattre de la hausse des TCS réclamée par les premiers ministres des provinces et territoires dans le contexte actuel de la pandémie, que ce soit pour y acquiescer ou pour la rejeter. Le premier ministre n’a fait que de vagues promesses, mais surtout il a remis à plus tard la discussion. Ce gouvernement nous dit à la fois qu’il désire se concentrer présentement sur la lutte contre la COVID-19 et le soutien aux Canadiens pendant cette période, et qu’il est prêt à se lancer dans 35 nouveaux projets et programmes en y investissant au moins 15 milliards de dollars au cours des six prochains exercices financiers — de 2020-2021 à 2025-2026 — pour « rebâtir en mieux ». Plusieurs de ces initiatives seront dans les champs de compétence des provinces et nécessiteront des ententes ou des partenariats avec leurs gouvernements. En outre, elles impliqueront des dépenses additionnelles après 2025-2026.

Ce gouvernement nous dit à la fois qu’il désire se concentrer t sur la lutte contre la COVID-19 et qu’il est prêt à se lancer dans 35 nouveaux projets et programmes en y investissant au moins 15 milliards de dollars.

Le gouvernement Trudeau est donc déjà en mode investissement à moyen et à long terme. Par exemple, un des programmes proposés est un nouveau système pour l’apprentissage et la garde des jeunes enfants qui exigerait de sa part à long terme, selon les chiffres avancés dans le dernier énoncé économique, des dépenses de près de 1 milliard de dollars par année après 2029-2030. De plus, il prévoit faire, sur une période de trois ans (commençant au cours des cinq prochaines années), des dépenses pour stimuler l’économie d’un montant allant de 70 à 100 milliards de dollars.

Instaurer une véritable collaboration

Ce n’est pas parce que le gouvernement Trudeau se lance à moyen et à long terme dans de nombreux projets qui relèvent en grande partie de la responsabilité provinciale, ni parce qu’il demande qu’il y ait pour ces projets des ententes ou des partenariats avec les provinces, qu’il y aura une véritable collaboration entre les deux ordres de gouvernement.

Le recours important au pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral, que ce soit pour obtenir une plus grande visibilité auprès de l’électorat ou sous prétexte que le fédéral est un meilleur gestionnaire, peut avoir de nombreuses répercussions indésirables. Il peut mener à une gestion bicéphale inefficace de nombreux projets et programmes, à des gouvernements provinciaux moins indépendants et moins responsables, ainsi qu’à un gouvernement fédéral qui, en voulant mettre son nez partout, dispose de moins de temps et de ressources pour bien gérer les domaines qui sont principalement sous sa propre responsabilité.

Finalement, dans un environnement qui connaît très peu de contraintes budgétaires, l’éparpillement peut mener les deux ordres de gouvernements à surdépenser dans certains domaines, à sous-dépenser dans d’autres et à faire un mauvais partage de la collecte des revenus pour financer les dépenses récurrentes. Inévitablement, cela entraînera une détérioration graduelle de la situation financière des deux ordres de gouvernement. La véritable coopération doit mener plutôt à une indépendance accrue des deux ordres de gouvernements afin qu’ils agissent et financent eux-mêmes leurs dépenses récurrentes dans les domaines dont ils sont principalement responsables.

La pièce manquante

L’énoncé économique de l’automne 2020 ne présente pas une projection économique et financière à long terme qui montrerait, en se fondant sur des hypothèses économiques raisonnables, que les deux ordres de gouvernement se dirigent à long terme vers une situation financière viable. Un des messages du rapport du DPB sur la viabilité financière 2020, publié le 6 novembre 2020 (avant la parution de l’énoncé économique), était que la situation financière du gouvernement fédéral était viable, mais que celle de l’ensemble des administrations infranationales (principalement les provinces) ne l’était pas. Selon cette évaluation, la marge de manœuvre du gouvernement fédéral pour maintenir cette viabilité financière est cependant très mince. Sa situation serait probablement non viable si on tenait compte des dépenses additionnelles incluses dans l’énoncé économique et de celles reliées à la demande des provinces de hausser les TCS de façon substantielle et récurrente.

S’il y avait une saine collaboration entre les deux ordres de gouvernement, aucun gouvernement ne devrait se lancer dans des plans quinquennaux relativement détaillés sans qu’il y ait un certain consensus sur les priorités à long terme en ce qui concerne les principaux services gouvernementaux. De plus, avant d’introduire de nouveaux programmes qui accapareront d’importantes ressources financières et humaines durant de nombreuses années, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux devraient s’assurer que les présents services publics essentiels continuent d’être offerts et d’être financés à long terme par chacun des gouvernements qui en est responsable. De plus, ce financement devrait se faire principalement par les propres revenus de chaque gouvernement, et non par le biais d’un accroissement graduel du ratio de sa dette au PIB.  Quant au gouvernement fédéral, l’usage de la Banque du Canada et de sa capacité de créer des liquidités pour financer ses déficits ne doit être que temporaire.

Photo : Shutterstock / DNDavis

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Jean-Pierre Aubry
Jean-Pierre Aubry est économiste indépendant.

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