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Au printemps 1982, le premier ministre du Québec, René Lévesque, était en colère. Le Canada Act, une loi britannique qui réalisait le rapatriement de la Constitution, avait été signé par la reine le 17 avril sur la colline parlementaire à Ottawa sans le consentement du Québec. Il se sentait profondément trompé par ce qu’il croyait être la mauvaise foi canadienne lors de la conférence des premiers ministres en novembre. Il a cru qu’il devait réagir par des mesures juridiques. Il a demandé des propositions à son ministère de la Justice. Deux d’entre elles ont eu d’importantes conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui.

Ces conséquences s’observent dans les articles les plus controversés de la loi 21 (qui interdit à certains fonctionnaires de porter des symboles religieux) et de la loi 96 (qui modifie la Charte de la langue française). Ces deux lois ont été adoptées pendant le premier mandat du premier ministre actuel du Québec, François Legault. Ces conséquences se trouvent également dans la loi 4, adoptée en décembre dernier, qui a aboli le serment au roi pour les députés de l’Assemblée nationale.

Un acte de protestation politique

Mais revenons à M. Lévesque. Il a d’abord décidé d’utiliser la clause dérogatoire de la nouvelle Charte des droits et libertés du Canada comme une forme de protestation politique. En juin 1982, l’Assemblée nationale a adopté une loi qui insérait cette clause dans chacune des centaines de lois du Québec. Même la Loi sur les abeilles, qui ne pouvait pas être perçue comme une menace aux droits fondamentaux (du moins pas ceux des êtres humains) a reçu sa clause dérogatoire, qui limitait le plus possible l’application de la Charte canadienne. Le motif invoqué était que cette Charte était considérée illégitime, notamment parce qu’elle entrait en contradiction avec la loi 101 (la Charte de la langue française du Québec), et était donc vue comme une menace à la compétence du Québec sur sa langue et sa culture.

En 1975, Robert Bourassa, le prédécesseur libéral de Lévesque, avait adopté la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Le Québec était la dernière province à le faire, mais pouvait soutenir que sa charte était la plus complète, et elle suscitait la fierté du peuple québécois.

Puisque M. Lévesque ne s’opposait pas au principe d’une charte des droits, il n’a pas invoqué la clause dérogatoire de la Charte québécoise pour protéger la loi 101 et toutes les autres lois du Québec contre l’examen judiciaire.

Cet usage massif, préventif et purement politique de l’article 33 de la Charte canadienne en 1982 a été porté devant la Cour suprême six ans plus tard.

En 1988, dans l’affaire Ford c. Québec (aucun lien avec le premier ministre actuel de l’Ontario), le plus haut tribunal canadien a invalidé la disposition de la loi 101 qui avait imposé la langue officielle du Québec comme seule langue de l’affichage commercial. Elle l’a fait en soulignant que toutes les clauses dérogatoires étaient valides. Elle a décidé que la seule restriction applicable était qu’elles ne pouvaient pas être rétroactives au-delà du 17 avril 1982 parce que la Constitution ne le permettait pas. La Cour suprême a invalidé la règle de l’affichage unilingue en utilisant la Charte québécoise et le fait que sa clause dérogatoire n’avait pas été utilisée par M. Lévesque, parce qu’il n’avait aucun grief de nature politique contre elle.

En 1988, les centaines de clauses dérogatoires à la Charte canadienne mises en place par M. Lévesque avaient expiré parce qu’elles avaient atteint leur limite de cinq ans et M. Bourassa, son successeur, ne les avait pas renouvelées. M. Bourassa a cependant utilisé cette clause pour contrer temporairement le jugement Ford pendant que son conseil des ministres s’efforçait de trouver la solution à long terme que nous avons maintenant (l’affichage bilingue avec prédominance du français). Il n’a pas manqué d’employer lui aussi la clause dérogatoire.

Cet usage à court terme des deux clauses dérogatoires par un gouvernement fédéraliste a provoqué un tel tollé au Canada qu’il a contribué à l’échec de l’accord du lac Meech, un ensemble de modifications constitutionnelles qui devait répondre à la colère durable et répandue des Québécois face au rapatriement de la constitution. L’élément central de Meech aurait reconnu le Québec à titre de société distincte à l’intérieur du Canada. Une nation détient le droit à l’autodétermination en vertu du droit international, mais pas une société distincte, ce qui explique pourquoi M. Bourassa et le premier ministre du Canada Brian Mulroney ont pu s’entendre sur cette formulation.

Le résultat est que M. Lévesque et plus tard M. Bourassa ont normalisé l’usage des clauses dérogatoires des deux chartes au Québec et ont rendu cet usage acceptable dans sa culture politique, ce qui est impensable dans le reste du Canada où la Charte canadienne n’est pas perçue comme une intrusion par une autre nation et jouit d’un appui unanime.

La seconde mesure adoptée par M. Lévesque en 1982 résonne aussi jusqu’à nos jours.

Au lieu d’abolir la monarchie, un second serment est ajouté

Il était en colère contre la reine et il était anticolonialiste. L’abolition de la monarchie au moment du rapatriement aurait aussi été sérieusement envisagée par le gouvernement fédéral, mais a été rejetée par les autres premiers ministres provinciaux dont le soutien était requis sur le plan juridique selon la Cour suprême. Alors, M. Lévesque a cherché à abolir le serment à la reine (maintenant le roi) que l’article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867 (alors appelée l’Acte de l’Amérique du Nord britannique) exige de tous les membres du parlement fédéral et des assemblées législatives provinciales.

On lui a dit qu’il ne pouvait le faire unilatéralement, mais qu’il pouvait ajouter un second serment au peuple et à la constitution du Québec. Depuis 1982, les membres de l’Assemblée nationale ont prêté les deux serments, l’un avec plus d’empressement que l’autre dans la plupart des cas.

L’héritage constitutionnel de M. Lévesque vit toujours. Il est une conséquence du rapatriement. Maintenant, le gouvernement de M. Legault veut aller plus loin.

L’Assemblée nationale a récemment adopté les lois 21 et 96, qui contiennent des clauses dérogatoires visant les deux chartes des droits.

Ceci a encore une fois créé de l’indignation à l’extérieur du Québec. Ces deux lois sont contestées devant les tribunaux. Leurs adversaires demandent en réalité à ces derniers de renverser le jugement de la Cour suprême de 1988 dans l’affaire Ford. Un tel renversement est beaucoup moins fréquent au Canada qu’aux États-Unis, où le respect pour les décisions précédentes dans la jurisprudence a été miné par des facteurs idéologiques. Jusqu’ici, les efforts pour renverser le jugement Ford n’ont pas réussi.

L’Assemblée nationale menée par M. Legault et son ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a fait davantage. En s’appuyant sur une nouvelle définition élargie de la constitution provinciale qui n’a pas encore été éprouvée devant les tribunaux, M. Legault est allé là où M. Lévesque et M. Bourassa n’ont pas osé aller. En vertu de l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982, les provinces ont une compétence exclusive sur leurs constitutions qui, avec l’exception partielle de la Colombie-Britannique, n’ont jamais été codifiées dans un seul document formel.

Chacun des 50 États américains s’est doté d’une constitution formelle ; les provinces canadiennes pourraient en faire autant mais elles n’ont jamais fait cet effort. Les constitutions provinciales sont dérivées de plusieurs sources (des lois diverses, des décisions judiciaires et des conventions non écrites mais très importantes telles que celles qui définissent, par exemple, le système parlementaire).

À cet égard, elles ne diffèrent pas de la constitution britannique. La constitution canadienne elle-même n’est que partiellement codifiée.

La constitution québécoise n’a jamais été entièrement définie par les tribunaux. Lorsque M. Lévesque et M. Bourassa étaient au pouvoir, il existait un consensus juridique au Canada à l’effet qu’elle était très limitée et ne pouvait pas être employée pour modifier le statut ou les compétences du Québec à l’intérieur du Canada unilatéralement.

Le gouvernement Legault a maintenant remis en question à deux reprises cette vision juridique traditionnelle.

Dans la loi 96, il a voulu modifier l’article 90 de la Loi constitutionnelle de 1867 afin d’inscrire le concept de nation québécoise dans la constitution canadienne.

Ceci va au-delà des rêves les plus fous de M. Bourassa.

S’il avait cru cela possible, le référendum de 1995 aurait pu être évité parce qu’il a été en partie causé par l’échec de l’accord du lac Meech et de l’accord de Charlottetown qui a suivi. De plus, une nation n’est pas une simple société distincte.

Nous avons maintenant un ministre de la Justice du Québec qui a fait imprimer une version de la constitution canadienne différente de celle du reste du Canada. Sa version contient un article 90Q qui reconnaît la nation du Québec. L’article 90Q est présentement devant les tribunaux.

Finalement, en décembre 2022, l’Assemblée nationale a adopté la loi 4, qui a pour but d’abolir le serment à la monarchie. Encore une fois, M. Lévesque aurait été ravi.

Il n’y a eu aucune expansion des compétences provinciales depuis son époque qui pourrait justifier cette mesure. La Cour suprême ne s’est pas beaucoup prononcée sur ce sujet, mais il est probable qu’elle devra redéfinir les limites d’une constitution provinciale.

Certains pensent que c’est précisément ce qu’attend le gouvernement de la CAQ. Ou bien sa vision élargie d’une constitution provinciale sera acceptée, et cela servira de tremplin à d’autres initiatives, ou un futur gouvernement adoptera une constitution provinciale qui défiera celle du Canada et demandera l’approbation populaire dans un nouveau genre de référendum qui sera présenté comme un choix entre deux constitutions.

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André Binette
L’auteur est avocat et un ancien conseiller constitutionnel du gouvernement du Québec

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