Je vous écris du plus bel endroit de la Terre. Je vous écris de l’Antarctique, le dernier continent vierge de la plané€te. Un continent qui n’a pas encore été conquis, que l’Homme n’a pas encore réussi aÌ€ controÌ‚ler. Est-ce pour cette raison qu’il est aussi beau? J’aurais préféré vous envoyer une simple carte postale, avec des mots simples et joyeux. J’aurais aimé vous dire simplement que mon voyage de plus d’une année se passe bien, que je pense aÌ€ vous et que je serai de retour bientoÌ‚t. Mais je passerais aÌ€ coÌ‚té de l’essentiel.
Mon retour est pourtant prévu pour bientoÌ‚t, mais je ne serai plus le mé‚me. Mon voyage se déroule aÌ€ merveille, mais mon regard sur la vie sera transformé. Mes pensées sont pour vous, mais je me questionne sur ce que nous sommes et sur ce que nous pourrions é‚tre.
Embarqué sur le voilier océanographique Sedna IV en septembre 2005, j’ai parcouru avec mon équipage une bonne partie de la plané€te pour arriver ici, pour atteindre le bout du monde. Je ré‚vais de ce monde de glace infini, de cette terre sauvage que l’humanité a décidé de protéger. Les gouverne- ments du monde ont décidé de signer un traité qui proté€ge l’Antarctique de toute exploitation commerciale. Les dirigeants des grands pays ont signé un accord qui interdit toute guerre en Antarctique, un continent entié€rement dédié aÌ€ la paix et aÌ€ la science. Ici, la collaboration entre les scien- tifiques est essentielle, obligatoire et imposée. Tous ces ingré- dients forment en soi un formidable bouclier pour la protection du dernier continent vierge de la plané€te. Mais toutes ces mesures de protection cachent malgré tout un mal pernicieux : l’action de l’homme me- nace aujourd’hui ce continent qu’il tente de si bien protéger. Les intentions sont sincé€res, les moyens aussi, mais il est utopique de penser que notre absence de ce continent équivaut aÌ€ une mesure de protection efficace.
Depuis que je vis ici, je ne peux que constater aÌ€ quel point nos comportements locaux prennent des dimensions planétaires. Nous avons amarré notre voilier dans le secteur ouest de la péninsule antarctique, l’en- droit sur la plané€te qui s’est le plus réchauffé au cours des dernié€res décennies. Pourtant, il n’y a pas de voitures, pas d’usines, pas mé‚me de maisons ou d’humains qui carburent aÌ€ la sur- consommation d’énergie. AÌ€ peine retrouve-t-on quelque centaines de chercheurs répartis entre les différentes stations scientifiques, dispersés sur des milliers de kilomé€tres. La pro- blématique des changements climatiques ne tire pas son origine d’ici et pourtant, il n’y a pas meilleur endroit sur cette plané€te pour visualiser les effets catastrophiques des bouleversements climatiques que nos activités engendrent.
Les glaciers reculent aÌ€ la vitesse grand V. Les langues glaciaires millénaires se fracturent, se désagré€gent dans la mer. Les températures moyennes ne cessent d’augmenter et la grande banquise se réduit davantage aÌ€ chaque année. Tout l’écosysté€me de la péninsule antarctique est en train de se transformer aÌ€ une vitesse telle, qu’elle ne permet pas l’adaptation des espé€ces qui occupent ce territoire depuis toujours. Pourtant, la production de gaz aÌ€ effet de serre est négligeable sur tout le continent. Le problé€me ne vient pas d’ici, mais d’ailleurs, de nos villes, nos usines, nos maisons, nos voitures.
Il n’existe pas meilleur endroit pour comprendre et visualiser la notion de globalité qui controÌ‚le la vie, car tout est relié. Le geste posé chez nous aura des répercussions ici, aux confins de la plané€te. Quand les scientifiques ont retrouvé le plomb de nos voitures dans les excréments des manchots, ils se sont questionnés. Quand la quantité de rayons UV s’est mise aÌ€ monter en flé€che, menaçant toutes les formes de vie antarctique, les chercheurs ont compris l’effet catastrophique des CFC de nos frigos sur la couche d’ozone. Et quand les particules polluantes des Amériques et de l’Europe se sont retrouvées dans les échantillons d’air prélevés au poÌ‚le Sud, transportées par les grands vents atmosphériques, les scientifiques ont commencé aÌ€ com- prendre et aÌ€ réaliser cette notion de globalité qui gouverne notre plané€te.
Le climat de l’Antarctique dépend de nos activités et de notre façon de consommer les ressources fossiles de la plané€te. Mais le climat des Amériques, de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de toute cette plané€te dépend directement de l’Antarctique pour maintenir une stabilité qui édifie la vie depuis tou- jours. Les grands courants océaniques et les grands vents atmosphériques de la plané€te se partagent la taÌ‚che et agis- sent en efficaces radiateurs planétaires pour répartir, distribuer et régulariser le climat de notre plané€te. Sur cette plané€te, tout est relié, tout est toujours relié. Dans ce contexte de globalité, nous devons peut-é‚tre nous question- ner sur l’utilisation que nous faisons des ressources naturelles, celles qui appartiennent aÌ€ cette globalité, celles qui devraient se partager, dans le respect, entre tous les Hommes.
Sur notre petite plané€te, une trentaine de pays dévelop- pés se partagent 80 p. 100 de la richesse mondiale. Vous en faites partie, comme moi, comme vos voisins. Nous ne sommes que 20 p. 100 de la population, mais nous pro- duisons et consommons plus de 80 p. 100 de l’énergie non renouvelable de la plané€te. Par habitant, nous rejetons dix fois plus de gaz aÌ€ effet de serre que l’autre 80 p. 100 des humains qui habitent cette plané€te. Nous dépensons aussi 40 p. 100 de l’eau potable disponible et consommons pré€s de 90 p. 100 des produits chimiques synthé- tiques que nous produisons.
OuÌ€ allons-nous? Que restera-t-il aux générations futures si nous conservons ce rythme de consommation aÌ€ ou- trance qui influence maintenant l’environnement, le climat de notre plané€te, notre qualité de vie et compromet mé‚me la survie de certaines espé€ces? Entre 1 et 10 p. 100 des espé€ces sont éliminées aÌ€ chaque décennie, soit envi- ron 27 000 espé€ces chaque année. Selon l’ONU, pré€s de 25 p. 100 des mam- mifé€res et 12 p. 100 des oiseaux de la plané€te sont menacés d’extinction.
Il y a les effets que l’on voit, comme la pollution chimique, indus- trielle et visuelle. Il y a aussi la pollu- tion perverse, celle que l’on ne voit pas, celle qui se manifeste en silence et qui ne peut se résumer en une seule image. Vous déversez les huiles usées de votre véhicule dans le ruisseau du voisin. On vous accuse, vous traite de tous les noms, vous n’avez aucun respect pour l’environnement, pour les générations futures. Normal, votre comportement est visible, immédiatement répréhensi- ble puisqu’il laisse des traces.
Mais qu’en est-il de toutes ces actions qui ne laissent pas de marques immédiates ou, pire encore, de preuves de notre inaction? L’ensemble de nos inactions s’accumule au point ouÌ€ nous nous infligeons les effets dévastateurs de ces mé‚mes inactions.
Quand je vous écris de l’Antarctique et que je vous raconte comment les effets des changements climatiques sont en train de transformer le dernier continent vierge de la plané€te, vous vous dites que c’est malheureux, que l’Antarctique est plutoÌ‚t joli sur les pho- tos et qu’il serait dommage de perdre tout cela. Notre équipage est loin, au bout de la plané€te, et vous compatissez peut-é‚tre pour nous. Pourtant, cette compassion, vous devriez l’avoir aussi pour vous, car nous sommes beaucoup plus pré€s que vous ne le pensez. Notre ignorance, d’abord, puis nos inactions ont entraiÌ‚né une réaction en chaiÌ‚ne qui touche maintenant toutes les régions du monde.
Les effets des changements clima- tiques sont souvent imperceptibles car les fluctuations climatiques n’ont pas besoin d’é‚tre extré‚mes pour trans- former la vie. Une différence de quelques degrés suffit, peu importe ouÌ€ l’on se trouve sur cette plané€te. Lors de la dernié€re glaciation, une baisse de seulement 5 °C avait entraiÌ‚né une diminution du niveau de la mer de 120 mé€tres, au moment ouÌ€ le Canada et l’Europe du Nord étaient recouverts de glaciers comparables aÌ€ ceux que l’on retrouve ici ou au Groenland.
Quand, dans les années 1980, les premié€res études de la NASA ont démontré le lien tangible entre les aug- mentations de températures de notre plané€te et les émissions de CO2 et autres gaz de combustion du pétrole, ducharbonetdugaz,onacruaÌ€une erreur de parcours. Les grandes com- pagnies pétrolié€res ont immédiatement tout mis en œuvre pour essayer d’at- tribuer ce réchauffement planétaire aÌ€ des causes naturelles. Elles n’ont réussi qu’aÌ€ ralentir le processus, qu’aÌ€ gagner du temps. Or le temps, c’est sans doute ce dont nous avons le plus besoin face au grand défi climatique.
Devant cette nouvelle menace environnementale, les Nations Unies forment une commission pour étudier la question. Plus de 2 500 spécialistes du monde entier concluent que le réchauffement des cinquante dernié€res années est duÌ‚ aÌ€ l’activité humaine.
Malgré les conclusions des experts, certaines compagnies qui controÌ‚lent l’or noir débutent alors une guerre silencieuse contre les scien- tifiques, contre les écologistes, contre l’ONU et les plus grands experts du cli- mat de ce monde. Il faut gagner du temps, car la gravité de la situation environnementale demande une mobilisation immédiate, mondiale, et les solutions proposées ne font pas l’affaire des grandes corporations et des gouvernements. Malgré cette querelle d’idéologies qui nous fait per- dre un temps précieux, une évidence demeure : il faut absolument trouver des façons efficaces de réduire nos rejets de gaz aÌ€ effet de serre qui étouf- fent notre plané€te.
Certaines grandes compagnies pétrolié€res ont compris que l’avenir sera différent, que le pillage incontroÌ‚lé des ressources fossiles de la plané€te ne pourra pas permettre cette consomma- tion sans limites basée sur le pétrole. Devant cette évidence, certaines pétrolié€res ont décidé d’investir dans les énergies nouvelles, les énergies durables comme le solaire, l’éolien ou la géothermie. Ce n’est peut-é‚tre pas pour des raisons de conscience envi- ronnementale soudainement révélée, j’en conviens. La diminution des réserves mondiales de pétrole stimule suÌ‚rement davantage la réorientation des compagnies qui controÌ‚lent le domaine énergétique mondial. Certes, il importe davantage aux magnats du pétrole d’investir dans les nouvelles formes d’énergie pour des raisons strictement économiques, en diversi- fiant le portefeuille énergétique devant l’épuisement des ressources premié€res.
Mais qu’importe. La solu- tion, la seule, devra passer par la collaboration entre les scientifiques, les indus- triels et les gouvernements élus et donc choisis par les citoyens. Le défi aÌ€ relever est trop grand pour exclure certaines forces en présence.
Des voix s’élé€vent désormais pour proposer des alternatives plus respectueuses de la vie. Partout, sur la plané€te, des minorités grandissantes parlent de développement durable, de respect de l’environnement, de commerce équitable, de partage réel des ressources, de nouvelles valeurs sociétales qui, peut-é‚tre, redéfiniront la vie en revalorisant les petits groupes, les petites communautés intégrées au sein d’une globalité plus respectueuse de la vie. Qui sait ce que nous réserve l’évolution?
Un vent de changement souffle désormais sur les générations de demain. AÌ€ partir de nos enseignements théoriques, forgés aÌ€ partir d’une série d’exemples aÌ€ ne pas suivre, nous sommes peut-é‚tre en train de préparer la solution pour demain. La méthode d’apprentissage et de transmission des connaissances aux générations futures est plutoÌ‚t honteuse, j’en conviens. Il aurait été préférable de pré‚cher par l’exemple pour inspirer une nouvelle forme de progré€s plus respectueuse de la vie. Mais j’ai confiance en cette génération de demain. AÌ€ force de pro- mouvoir l’individualité, nos collecti- vités de consommation ont endetté le futur aÌ€ un point tel que les générations futures n’ont plus le choix : aÌ€ leur tour, elles doivent dorénavant réussir leur survivance. Et quand viendra le temps pour cette génération de choisir qui les dirigera, elle portera son choix vers les gouvernements qui sauront entendre sa voix, qui sauront comprendre ce vent de changement plus respectueux de la vie. Ignorer ce fait aujourd’hui représente un réel suicide politique pour demain.
Notre legs aux générations futures peut encore changer, s’améliorer. Soyons réalistes, nous ne changerons pas nos sociétés de con- sommation demain matin, mé‚me si nous possédons le pouvoir du changement. Mais il faut agir main- tenant, localement, dans nos milieux de vie si l’on veut enraciner les nou- velles valeurs de respect de la vie que nous espérons tous pour l’avenir. Nous devons favoriser les petites actions aux grands bouleversements radicaux. Il n’y a pas de petites causes et chaque petit geste compte. Paradoxalement, c’est peut-é‚tre dans l’individualité de ces petits gestes que nous retrouverons une notion de col- lectivité plus enrichissante, plus satis- faisante. Dé€s lors, cette nouvelle forme de solitude que nous avons créée risque bien d’é‚tre soulagée par ce sentiment de bien-é‚tre collectif qui doit primer dans toute forme d’évolu- tion de l’humanité.
J’aime aÌ€ penser que la simple beauté du monde sauvera la plané€te, mais je suis un ré‚veur. Malheureusement, toute cette beauté qui s’offre au regard est aujourd’hui menacée. Peut-é‚tre par inconscience, ou par cette trop grande distance qui nous sépare d’elle. Ou peut-é‚tre parce que nous avons forgé de nouveaux standards de beauté. Dans nos sociétés modernes, on recherche souvent l’artifice pour com- penser le naturel. Puis, convaincus par nos propres créations, nous réinven- tons le beau. Tout est relatif…
Par cette distance que nous prenons face aÌ€ la nature, nous déracinons nos perceptions. Mais l’humanité ne peut s’exclure de son environnement.
Par les artifices de nos villes, nous avons créé un modé€le sociétal qui nous isole, en apparence, de ce que nous sommes. Mais l’humanité risque gros aÌ€ renier ses origines.
Parce que nous controÌ‚lons tout, dans le confort de ce que nous avons créé, nous croyons que l’avenir dépen- dra de nous. Puis, dans cette bulle d’in- conscience et d’ignorance, nous en venons aÌ€ croire que tout va bien, que tout s’arrangera, se corrigera, que les hommes trouveront les solutions aÌ€ tous nos problé€mes. AÌ€ chacun son ré‚ve…
J’aime aÌ€ penser que la simple beauté du monde sauvera la plané€te, mais je suis un ré‚veur.
D’autres aiment aÌ€ penser que l’hu- manité s’élé€vera au-dessus de tout, que la solution aÌ€ tous les maux se trouve dans ce que nous allons créer. AÌ€ mon tour de les qualifier de ré‚veurs.
Deux ré‚ves, deux philosophies. Pourtant, la solution face aux pro- blé€mes environnementaux doit s’élever au-delaÌ€ des clans, des philoso- phies de confrontation. Il faut unir les forces pour relever l’un des plus impor- tants défis de l’humanité. Pour nous, pour vous, pour l’avenir de vos enfants et celui des enfants de vos enfants.
Je vous écris de l’Antarctique, le plus bel endroit de la plané€te. Le plus pur aussi. J’étais venu chercher une certaine virginité, un endroit ouÌ€ l’Homme n’avait pas encore transformé la vie. Il n’en est rien, car les apparences sont trompeuses. Nous avons déjaÌ€ transformé la vie, ici, chez nous, ailleurs, partout…
Je vous écris de l’Antarctique, le plus bel endroit de la plané€te. J’aurais préféré vous envoyer une simple carte postale, avec des mots simples et joyeux. J’aurais aimé vous dire simple- ment que mon voyage de plus d’une année se passe bien, que je pense aÌ€ vous et que je serai de retour bientoÌ‚t. Mais je serais passé aÌ€ coÌ‚té de l’essentiel.
Mon retour est pourtant prévu pour bientoÌ‚t, mais je ne serai plus le mé‚me. Mon voyage se déroule aÌ€ merveille, mais mon regard sur la vie sera transformé. Mes pensées sont pour vous, mais je me questionne, encore et encore, sur ce que nous sommes et, surtout, sur ce que nous pourrions é‚tre…