Le débat s’intensifie depuis quelques mois entre parti- sans d’un Québec « lucide » et défenseurs d’un Québec « solidaire ». Par sites Internet interposés, chaque partie avance ses arguments : pour les uns, le train de vie trop dispendieux de l’État menacerait la bonne santé économique du pays, alors que pour les autres, au contraire, l’État doit maintenir son roÌ‚le pour assurer l’égalité entre les citoyens aÌ€ une époque de dérégulation économique massive. Des personnalités politiques ayant connu de récents succé€s électoraux, comme Pauline Marois ou Nicolas Sarkozy, s’ins- crivent pleinement dans cette polémique, prenant ou non position en faveur d’un plus grand libéralisme économique.

Dans les débats publics, il est frappant de constater que partisans et détracteurs de l’État-providence partent parfois d’un mé‚me postulat : celui-ci freinerait la compétitivité économique, mais permettrait en contrepartie une répartition plus équitable des richesses. AÌ€ partir de laÌ€, les approches diver- gent : la gauche estime qu’il est juste que les transferts sociaux ”” fussent-ils au détriment de la performance des entreprises ”” bénéficient aux plus pauvres ; la droite jugeant de son coÌ‚té qu’une telle politique favorise l’assistanat et pé€se sur les élé- ments les plus productifs de la société. Le terme de « lucide » laisse d’ailleurs supposer un plus grand pragmatisme, une approche plus réaliste des défis économiques aÌ€ venir, nous enjoignant de renoncer aÌ€ certains avantages de nos systé€mes sociaux pour mieux assurer notre futur. La concurrence inter- nationale (de la Chine et de l’Inde notamment) est alors brandie comme une menace pour le confort des pays indus- trialisés, contraints de s’adapter ou de périr face aux nuées de travailleurs aÌ€ bas salaires qui ne s’encombrent pas d’artifices tels que l’assurance-maladie et le congé parental.

Derrié€re cette polémique, la question du devenir et de la légitimité de l’État-providence apparaiÌ‚t en filigrane. Le débat semble ainsi partagé par une stricte dichotomie pour/contre allant parfois jusqu’aÌ€ la caricature. Le phénomé€ne n’est d’ailleurs pas limité au seul Québec, mais traverse l’ensemble des pays industrialisés : aux États-Unis, en Italie, en France et en Allemagne, droite et gauche s’opposent sur le thé€me de la pérennité de l’État-providence.

J’entends montrer ici que, si certains arguments avancés par l’un et l’autre camp sont pertinents, la virulence du débat nuit aÌ€ la clarté des concepts. Ainsi, le discours des « solidaires » (avec, dans leur sillage, une partie de la gauche européenne) semble trop souvent con- sidérer l’État-providence comme une fin en soi et mesurer le degré d’équité d’une société au montant de ses dépenses sociales. La droite, quant aÌ€ elle, au lieu de souligner le caracté€re fallacieux de cette analogie, argumente souvent en opposant dogmatiquement performance économique et État-providence.

En réalité, ce dernier n’est pas tou- jours synonyme de solidarité, et nous verrons que les pays dont les dépenses sociales sont les plus fortes ne sont pas nécessairement les plus égalitaires. AÌ€ l’in- verse, des prélé€vements sociaux élevés n’entravent pas obligatoirement la per- formance économique, comme le prouve l’exemple des pays d’Europe du Nord.

Afin de dissiper ces confusions, un détour par le vieux continent peut s’avérer instructif pour mieux saisir la portée des politiques publiques menées ces dernié€res années.

Loin de constituer une entité homogé€ne, l’État-providence ren- voie aÌ€ des systé€mes de protection sociale différents, émanant eux-mé‚mes d’his- toires nationales différentes. Le chercheur danois Gà¸sta Esping-Andersen regroupe ceux-ci en fonction de trois idéal-types : le modé€le social-démocrate qui comprend les pays scandinaves, le modé€le libéral correspondant aux pays anglo-saxons et le modé€le corporatiste- conservateur d’Europe continentale. S’appuyant sur une quantité impression- nante de données, l’auteur démontre que les systé€mes de protection sociale n’im- pliquent pas tous une redistribution effi- cace des richesses, certains entretenant mé‚me les inégalités.

Attardons-nous sur le modé€le cor- poratiste-conservateur, dominant en Europe occidentale. L’analyse de son fonctionnement laisse apparaiÌ‚tre que les inégalités résultent en partie des poli- tiques menées par l’État. Je retiendrai ici trois domaines dans lesquels l’État- providence joue un roÌ‚le préjudiciable : le mode de financement des mesures sociales, la limitation du temps de tra- vail et la création d’entreprises.

Premié€rement, le systé€me de solida- rité sociale de type européen continental est financé par le biais de prélé€vements fiscaux effectués principalement sur les charges sociales et sur les salaires : employeurs et employés se partagent la note et allouent une partie de leurs revenus aÌ€ la collectivité. AÌ€ titre d’exem- ple, en France, lorsqu’un patron débourse 100 euros (charges patronales compris- es) pour rémunérer un employé, ce dernier perçoit seulement 34,72 euros apré€s avoir payé impoÌ‚ts et charges. Ce mode de fonctionnement constitue un obstacle considérable aÌ€ l’embauche, spé- cialement pour les travailleurs non qua- lifiés (un quart de la population active) qui se trouvent exclus des mécanismes du marché de par le couÌ‚t prohibitif de leur main-d’œuvre.

AÌ€ l’inverse, le modé€le d’État- providence social-démocrate privilégie une structure de financement des dépenses publiques radicalement dif- férente : les prélé€vements obligatoires, qui sont d’ailleurs parmi les plus élevés au monde, reposent essentiellement sur la taxe de vente et l’impoÌ‚t sur le revenu (qui représente pré€s de 30 p. 100 du PIB au Danemark contre 9,5 p. 100 en Allemagne, 10,1 p. 100 en France et 12,9 p. 100 en Italie selon les chiffres de l’OCDE de 2004) et non pas sur les cotisations des employeurs (ces dernié€res atteignant seulement 9,3 p. 100 des recettes de pro- tection sociale au Danemark contre 45,9 en France). Financée par l’impoÌ‚t, la soli- darité ne pé€se pas sur l’em- ploi dans les mé‚mes proportions qu’en Europe continentale et permet aux moins qualifiés un meilleur accé€s au tra- vail. Ces pays échappent ainsi au cercle vicieux du modé€le corporatiste-conser- vateur : charges sociales trop élevées engendrant le choÌ‚mage, lui-mé‚me faisant obstacle au financement de la protection sociale.

Deuxié€mement, en France, le couÌ‚t du travail non qualifié est encore accru par une spécificité nationale : la limita- tion du temps de travail. Promulguée en 1998, cette loi sur la réduction du temps de travail a eu pour effet, selon l’écono- miste Nicolas Baverez, d’accroiÌ‚tre le couÌ‚t de la main-d’œuvre de 14,3 p. 100 : laÌ€ encore, les jeunes, les femmes et les po- pulations immigrées sont les premiers aÌ€ en faire les frais. L’OCDE parle aÌ€ propos de cette mesure de « résultats incer- tains », et il s’avé€re en effet que les princi- paux bénéficiaires ont été les travailleurs les plus stables, occupant déjaÌ€ un emploi, qui ont vu leur qualité de vie augmenter.

Les défenseurs du modé€le continen- tal, toujours prompts aÌ€ condamner la précarité des « Mc jobs » anglo-saxons, ne réalisent pas que le fait d’é‚tre exclu du marché du travail pour une longue pé- riode constitue la pire forme de précarité, car elle enferme les choÌ‚meurs dans une spirale d’inactivité et de paupérisation qui les tient aÌ€ l’écart de la société. La dif- ficulté de pays comme l’Allemagne, la Belgique ou la France aÌ€ intégrer les tra- vailleurs peu qualifiés (quitte aÌ€ com- penser les bas salaires par des crédits au logement ou des prestations familiales, comme cela a déjaÌ€ été fait aux Pays-Bas) constitue l’une des clés du choÌ‚mage de masse et l’un des échecs les plus mar- quants de l’État-providence européen.

L’accé€s aÌ€ la fonction publique devient alors un refuge face aux risques de choÌ‚mage. Malheureusement, de par la vive concurrence qui caractérise les concours de recrutement, ces emplois reviennent le plus souvent aÌ€ des sur- diploÌ‚més plutoÌ‚t qu’aÌ€ leurs véritables destinataires, généralement de condi- tion sociale plus modeste. En France, par exemple, huit personnes sur dix ayant satisfait aÌ€ l’examen de controÌ‚leur des impoÌ‚ts sont titulaires de l’équivalent d’un B.A., alors qu’en théorie le con- cours s’adresse aux diploÌ‚més de l’en- seignement secondaire. Et le fort choÌ‚mage dissuade les travailleurs de quitter un emploi choisi moins par pas- sion que pour les avantages statutaires qu’il confé€re, privant ainsi la société d’un capital humain qui gagnerait aÌ€ é‚tre mieux investi.

Troisié€me exemple : la création d’entreprises. Les PME, qui emploient un salarié du secteur privé sur cinq, constituent un important vivier d’acti- vité et nourrissent la vitalité de l’em- ploi. Pourtant, en Europe continentale, une réglementation excessive rend par- ticulié€rement laborieuse la démarche de créer sa propre entreprise : difficulté de constituer un capital de départ, insuffi- sance de l’aide publique et obstacles administratifs de toutes sortes viennent souvent aÌ€ bout des candidats les plus tenaces. Il n’existe pas véritablement en Europe d’équivalent de la « Small Business Administration » américaine, organisme public apportant une aide technique aux entrepreneurs.

Parmi les pays de l’OCDE, l’Allemagne et la France arrivent ainsi en queue de peloton pour la création d’entreprises avec un taux de 1,8 p. 100 contre 6,9 p. 100 pour les États-Unis et le Canada. Lorsqu’on sait que c’est le département de la Seine-Saint-Denis, aÌ€ forte population immigrée, qui est le champion national de la création d’en- treprise en France, on mesure aÌ€ quel point la situation de l’emploi serait meilleure si cette réglementation exces- sive ne bridait pas la créativité et le dynamisme des milieux modestes. Le phénomé€ne est d’autant plus navrant quand on connaiÌ‚t le roÌ‚le capital que jouent les petites entreprises dans l’es- sor des technologies de pointe.

On voit ici que le mode de fonction- nement de l’État-providence de type continental-conservateur comporte des effets pervers : charges sociales pro- hibitives et lois malthusiennes limitant le temps de travail se conjuguent pour créer une situation qui tend aÌ€ exclure les plus précaires. Mais qu’en est-il de la redistri- bution des richesses, fonction principale de l’État-providence? Timothy B. Smith, professeur aÌ€ l’Université Queen’s, avance que celle-ci s’effectue en faveur de la frange la plus aisée de la société.

Le systé€me des retraites illustre bien ce point. Son financement représente de loin la plus grosse partie des dépenses sociales: 20 p. 100 du salaire en Allemagne, 24 p. 100 en France et 32,7 p. 100 en Italie. Dans les années 1960, l’aide aux retraités constituait une urgence absolue : le montant moyen des pensions s’élevait aÌ€ seulement 28 p. 100 du revenu moyen, et une grande partie des retraités dépendaient des revenus d’assistance. Des mesures ont donc été prises, et peu aÌ€ peu, chacun a pu béné- ficier d’un revenu aÌ€ part entié€re apré€s sa vie professionnelle. Il s’agit laÌ€ d’une des grandes conqué‚tes sociales de l’époque.

Mais la crise économique qui sévit au début des années 1980 et l’augmenta- tion des revenus de retraites aÌ€ un rythme bien supérieur au salaire moyen (4 p. 100 par an de 1980 aÌ€ 1995, alors que le revenu net des actifs ne pro- gressait que de 0,5 p. 100 par an) ont eu pour effet de changer le visage de la pau- vreté. Elle touche aujour- d’hui essentiellement les moins de 35ans. Pourtant, les dépenses sociales continuent d’é‚tre dirigées principalement vers les plus aÌ‚gés : en France, le total des indemnités de choÌ‚mage, des programmes de réinser- tion et d’aide aÌ€ l’emploi totalisent aÌ€ peine plus de 10 p. 100 des dépenses sociales en 2003, soit moins d’un quart du montant des dépenses de retraite. L’Italie, quant aÌ€ elle, dépense 15,8 p. 100 de son PIB pour les retraites et seulement 0,8 p. 100 pour les allocations familiales.

De surcroiÌ‚t, il existe une forte dis- parité de statuts au sein de la population retraitée. Chaque profession cotisant pour une caisse de retraite spécifique, il y a un écart de revenu abyssal entre les différents régimes, selon le type de pro- fession qu’a exercé une personne durant sa vie. Puisant son origine dans le sys- té€me de protection sociale héritée de Bismarck, les systé€mes allemand, italien et français bénéficient en priorité aux travailleurs ayant eu une carrié€re stable et n’ayant pas connu de période de choÌ‚- mage. Ainsi, l’argent prélevé sur les ac- tifs profite plus souvent aÌ€ un cadre supérieur du secteur public ayant béné- ficié au cours de sa vie d’un confortable salaire plutoÌ‚t qu’aÌ€ l’ancienne ouvrié€re du textile, susceptible d’avoir eu un par- cours plus erratique. Les femmes, qui ont plus fréquemment connu des inter- ruptions de carrié€re pour cause de grossesse et d’enfants aÌ€ élever, sont ainsi particulié€rement pénalisées.

L’analyse des transferts sociaux met en évidence le roÌ‚le que l’État joue dans la perpétuation des inégalités. On pourrait ainsi multiplier les exemples : les alloca- tions familiales, l’enseignement supérieur, la santé. Dans de nombreux domaines, l’apparente solidarité masque bien souvent des injustices criantes. Dans sa version européenne continentale, l’État-providence s’apparente aÌ€ un « sys- té€me de stratification sociale » (pour reprendre l’expression d’Esping- Andersen) qui privilégie certains groupes sociaux aux dépens des autres. Le béné- fice va aÌ€ ceux qui profitent déjaÌ€ d’avan- tages acquis et qui savent peser sur les gouvernements en s’organisant en groupes de pression.

Face au choÌ‚mage endémique auquel est confrontée l’Europe, politiciens et journalistes, avec, dans leur sillage, une bonne partie de l’opinion publique, pointent du doigt des phénomé€nes exogé€nes : la com- pétition internationale, l’immigration ou la mondialisation. Cette dernié€re constitue d’ailleurs le bouc émissaire favori des Filip Dewinter, José Bové ou Jean-Marie Le Pen.

D’une certaine manié€re, ce discours relé€ve de la mé‚me vision de la mondia- lisation que celle des « lucides » québé- cois : les deux partent du postulat que la concurrence internationale des pays du Sud est un des facteurs clés du choÌ‚mage dans les pays développés, ou, du moins, constitue une menace sérieuse.

Si la mondialisation pose de nou- veaux défis, lui imputer toute la responsabilité du choÌ‚mage dans les pays développés relé€ve bien souvent du parti pris idéologique ou de la rhé- torique politicienne. Dans son livre Pop Internationalism, Paul Krugman dénonce les discours visant aÌ€ imputer des problé€mes endogé€nes au com- merce international. Invoquée par la droite comme prétexte pour justifier des mesures impopulaires (au nom de la compétitivité), ou caricaturée par une gauche soucieuse de prouver que le marché est la source de tous les maux, la mondialisation est souvent au cœur des débats sur les inégalités dans les pays développés.

Krugman avance qu’aux États-Unis seulement 5 p. 100 de la main-d’œuvre est directement affectée par la concur- rence des pays émergents. En Europe, ce chiffre ne dépasse gué€re 4 p. 100. Ajoutons aÌ€ cela que 80 p. 100 des échanges des pays de l’OCDE s’ef- fectuent avec des pays de l’OCDE, si bien que la concurrence étrangé€re concerne un nombre restreint d’activités : le tex- tile, l’industrie lourde et le secteur ma- nufacturier au sens large. De surcroiÌ‚t, le couÌ‚t de la main-d’œuvre (majoré par les différences de salaire et de protection sociale) ne constitue qu’une des nom- breuses variables de l’implantation d’une entreprise sur un territoire donné : la qualité des infrastructures, le couÌ‚t du transport et la productivité entrent davantage en ligne de compte. Ainsi, les corrélations entre le taux de choÌ‚mage et l’ouverture aÌ€ la mondialisation sont dis- cutables, comme le prouve l’exemple de la Sué€de, qui est l’une des nations les plus égalitaires au monde tout en étant tré€s ouverte au commerce international.

Tel qu’il existe en Europe continen- tale, l’État-providence constitue donc un vecteur non négligeable d’iné- galités entre les sexes, les générations et les classes sociales. Élaboré pour répondre aux besoins de solidarité des années 1960 ouÌ€ le mode de production taylorien pré- valait, il apparaiÌ‚t mal adapté aÌ€ la société postindustrielle et ne parvient pas aÌ€ lutter contre les nouvelles formes de pauvreté.

En effet, les inégalités d’aujourd’hui sont principalement attribuables aÌ€ la transition d’un mode de production de type seconde révolution industrielle aÌ€ une économie de services. Le systé€me de protection sociale reste calqué sur le sché- ma du travailleur masculin du secteur secondaire ayant eu le mé‚me emploi tout le long de sa vie. Or, un tel systé€me ne tient pas compte de la métamorphose du marché de l’emploi des 20 dernié€res années : les effectifs du secteur tertiaire ont explosé, représentant maintenant la majorité des actifs. AÌ€ titre d’exemple, dans la plupart des pays occidentaux, les services dans la catégorie « conseils et assistance aux entreprises » créent plus de richesses que l’agriculture et les industries de biens d’équipement réunies. Pourtant, paralysé par les promesses faites au cours des décennies passées, l’État peine aÌ€ se désengager des ayants droit pour se tourner vers les victimes de ces boule- versements macroéconomiques.

Cette incapacité aÌ€ proposer une solution aux inégalités contemporaines conduit au procé€s de l’État-providence auquel on assiste un peu partout dans le monde occidental ; ironie de l’his- toire, les néolibéraux reprennent aÌ€ leur compte les critiques qu’adressaient les marxistes aÌ€ l’État. Pour une bonne partie de la droite, l’inefficacité des mesures keynésiennes pour retrouver une situation économique saine cons- titue la preuve de l’obsolescence de la social-démocratie. De fait, s’évertuer aÌ€ proposer des réponses classiques aux nouveaux problé€mes revient aÌ€ laisser la voie libre aux mesures néolibérales. L’alternative consiste plutoÌ‚t aÌ€ proposer de nouvelles formes de solidarité et aÌ€ reconsidérer le roÌ‚le de l’État.

Dans cette perspective, on peut s’ins- pirer des politiques menées ces dernié€res années dans les pays du nord de l’Europe qui, aÌ€ défaut d’instaurer une égalité idéale, permettraient de sortir du schéma conservateur-corporatiste et ouvriraient la voie aÌ€ une distribution plus juste des richesses. Les tableaux 1 et 2 montrent que ces pays sont parmi ceux qui réussis- sent le mieux aÌ€ partager la richesse et aÌ€ combattre la pauvreté. Les pays scandi- naves caracolent en té‚te du classement en ce qui concerne le degré d’inégalité alors que les pays d’Europe continentale ont des résultats plus mitigés (l’Italie se démarquant par ses mauvaises perfor- mances). Ils se classent également en té‚te avec leur indice de pauvreté peu élevé, contrastant avec les pays appartenant au modé€le corporatiste-conservateur dont le systé€me de prélé€vements sociaux ne parvient pas aÌ€ lutter aussi efficacement contre la pauvreté.

Face aux dysfonctionnements que nous avons relevés dans les systé€mes continentaux, les pays nordiques ont su mettre en place des mesures promet- teuses depuis le début des années 1990. Je mentionnerai brié€vement trois aspects de ces politiques : l’investissement dans la formation et la recherche, l’accompa- gnement aux choÌ‚meurs et la recherche d’un taux d’activité élevé.

L’investissement dans la formation est une des composantes essentielles de la lutte contre le choÌ‚mage : selon une enqué‚te de l’OCDE datée de 2002, le Danemark dépense trois fois plus que la France pour la formation profession- nelle des adultes. Les ajustements du systé€me productif sont ainsi accompagnés de vastes opérations, prévues en amont, visant aÌ€ aider la reconversion des salariés que l’entreprise a licenciés. Cette initiative contraste avec la solution retenue par les gouverne- ments d’Europe continen- tale qui ont longtemps repoussé l’échéance d’une restructuration pourtant inévitable en subventionnant des secteurs con- damnés par le progré€s technologique (le cas de la sidérurgie dans les années 1970 est édifiant), laissant une situation insol- uble se dégrader de plus en plus. Il eut probablement été préférable de procéder aux licenciements nécessaires tout en garantissant des allocations généreuses ainsi qu’une forte aide aÌ€ la reconversion.

AÌ€ cet investissement dans la forma- tion s’ajoute l’investissement dans la recherche et l’éducation : la Sué€de enregistre les plus fortes dépenses dans ce domaine avec plus de 4 p. 100 du PIB contre une moyenne de 2 p. 100 dans l’Union européenne. Les pays nordiques avec un total de 25 millions d’habitants déposent plus de brevets que le Royaume-Uni ou la France aupré€s de l’Office européen des brevets. Associée aÌ€ un systé€me éducatif performant, cette politique permet une meilleure adap- tabilité de la main-d’œuvre aux évolu- tions technologiques. Les travailleurs qualifiés trouvent plus rapidement un emploi que les autres : le choÌ‚mage de longue durée représente seulement 1 p. 100 de la population active en Sué€de contre 4,1 p. 100 en moyenne pour l’Union européenne.

L’aide au choÌ‚mage, quant aÌ€ elle, ne se limite pas aÌ€ une allocation assor- tie d’un suivi laxiste. Le chercheur d’emploi, en échange de services de qualité, s’engage aÌ€ une prospection active, un encadrement strict permet- tant aÌ€ la fois de prévenir les fraudes et de le conseiller dans ses démarches.

Pour assurer des dépenses sociales aussi élevées, les pays d’Europe du Nord ont opté pour une politique active de l’emploi, qui constitue la véritable clé de vouÌ‚te de l’État-providence social- démocrate. On cherche aÌ€ inclure un max- imum d’individus dans le marché de l’emploi pour que la solidarité soit financée par le plus grand nombre : le fort taux d’activité permet ainsi de répartir les dépenses sociales sur l’ensemble des travailleurs et non sur un groupe précis. Cette politique contraste fortement avec celle menée dans les années 1980 en Europe continentale, alors que les gouvernements, dans le but de réduire le choÌ‚mage, ont choisi d’écarter certaines catégories de personnes du marché du travail en finançant des départs massifs en préretraite (pour « faire de la place aux plus jeunes ») ou en favorisant le retour des femmes au foyer par le biais d’un systé€me fiscal rendant peu attrac- tifs les emplois aÌ€ temps partiel (péren- nisant une des sources principales de l’inégalité entre les sexes). Ces mesures, si elles ont diminué artificiellement les chiffres de choÌ‚mage, ont fait chuter le taux d’activité et ont eu pour con- séquence de faire peser le fardeau des prélé€vements sociaux sur un nombre restreint d’actifs. Sur le long terme, les inégalités générationnelles s’en sont alors trouvées accrues.

Au contraire de cette politique, le Danemark et la Sué€de ont plutoÌ‚t répondu en favorisant un taux d’acti- vité élevé parmi les personnes aÌ‚gées. C’est graÌ‚ce aÌ€ son fort taux d’emploi des jeunes, des femmes et des plus de 60 ans que la société peut supporter une telle charge sociale.

Nous pourrions multiplier les exemples attestant de la clairvoy- ance des gouvernements d’Europe du Nord. La réforme drastique de la fonc- tion publique, la politique sociale envers les femmes ou tout simplement l’importance des dépenses pour les pro- grammes d’emploi (4,3 p. 100 du PIB au Danemark contre 2,7 p. 100 en France) sont autant de mesures qui s’inscrivent dans une mé‚me logique de recherche d’une justice sociale pour le 21e sié€cle.

Les politiciens continentaux qui prétendent s’inspirer du modé€le social-démocrate nordique se drapent aÌ€ bon compte des oripeaux de la vertu, car l’imiter impliquerait une rupture courageuse avec leur clienté€le poli- tique traditionnelle, premié€re bénéfi- ciaire des faveurs de l’État-providence conservateur.

Au Québec, la ligne de front partageant « lucides » et « solidaires » sous-tend de part et d’autre des partis pris qu’il faut nuancer. Ni bon géant généreux, ni dinosaure inefficace, l’État- providence s’apparente aÌ€ un puissant levier qui peut creuser ou niveler les iné- galités. Le vanter par principe est malha- bile : l’augmentation des dépenses sociales n’engendre pas forcément une société plus juste, encore faut-il que les transferts sociaux échappent au jeu du clientélisme électoral et s’effectuent en faveur des plus nécessiteux.

L’exemple nordique montre que l’État peut é‚tre un partenaire efficace pour le marché, sur lequel repose la solidarité. Ce constat vient écorner les clichés ten- dant aÌ€ opposer croissance économique et redistribution des richesses, ouverture des marchés et paupérisation galopante. Dé€s lors, accuser l’aide sociale, les impoÌ‚ts ou l’allocation de choÌ‚mage d’é‚tre incompa- tibles avec la compétitivité, c’est s’en- gager sur une fausse piste, que certains adeptes des « lucides » ont parfois tendance aÌ€ emprunter.

Loin d’é‚tre un instrument figé, l’État-providence doit se comprendre comme un outil en perpétuelle évolu- tion, dynamique et évolutif, devant s’adapter aux transformations économiques contemporaines. AÌ€ une époque ouÌ€ le systé€me de solidarité post-taylorien reste aÌ€ inventer, il sem- ble que le modé€le scandinave com- porte de nombreux atouts, au-delaÌ€ de ses imperfections et des problé€mes d’adaptabilité que sa transposition dans les pays étrangers peut poser.

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