L’approche retenue dans le premier budget Goodale n’est pas sans rappeler celle des premiers budgets Martin : priorité aÌ€ la prudence budgétaire et peu d’accent sur les relations financié€res fédérales-provinciales. AÌ€ la premié€re enseigne, deux mesures ont retenu l’attention. D’abord, l’annonce d’une cible d’endettement aÌ€ 25 p. 100 du PIB d’ici 10 ans, et celle de la liquidation de la participation du gouvernement dans Pétro-Canada. Une telle vente d’actifs dégage des sommes importantes aujourd’hui, ce qui en fait un moyen privilégié pour maintenir le cap sur le remboursement de la dette.
C’est bien connu, la situation financié€re du Canada au début des années 1990 était bien peu enviable : déficits structurels, service de la dette ronflant, ratio dette/PIB parmi les plus élevés de l’OCDE. La dette fédérale représentait 68 p. 100 du PIB en 1995. Elle compte aujourd’hui pour environ 42 p. 100 du PIB, une amélioration remarquable. Alors que les EÌtats-Unis et plusieurs pays européens enre- gistrent d’important déficits annuels, la position du Canada se distingue nettement, ce qui est de bon augure pour notre avenir économique.
Toutefois, cette réduction de 26 points de pourcentage n’a que peu aÌ€ voir ”” directement du moins ”” avec les sommes que le gouvernement fédéral a affectées au remboursement de la dette au cours des dernié€res années, et beau- coup aÌ€ voir avec la croissance économique sans précédent que le pays a connue aÌ€ la fin des années 1990. Ce cons- tat soulé€ve la question suivante : faut-il littéralement rembourser la dette ou suf- fit-il de tabler sur la croissance économique pour que son poids relatif diminue? Alors que le gouvernement fédéral a adopté la premié€re stratégie, le gouvernement du Québec ”” dans le dis- cours du moins ”” a adopté la seconde, aÌ€ l’instar de la plupart des provinces.
Le principal mérite de l’approche du gouvernement fédéral ne tient pas tant aux remboursements que celui-ci accomplit année apré€s année. Le succé€s de l’approche fédérale tient aÌ€ son accent sur la prudence budgétaire : éviter les dérapages. Les prévisions économiques retenues par Ottawa sont généralement conservatrices, c’est connu. S’ajoutent aÌ€ cela la « réserve pour éventualités » et la « mesure de prudence économique ». Au total, le gouvernement s’assure chaque année contre les aléas de la con- joncture et, jusqu’ici, le résultat est impressionnant : malgré un environ- nement économique particulié€rement mouvementé depuis 2000, les réserves budgétaires ont absorbé les coups durs et le cap a été maintenu sur la réduction du fardeau de la dette. La logique est simple : lorsque les temps sont durs, viser le « déficit zéro » (et donc ne rien ajouter aÌ€ la dette) ; lorsque le soleil revient, rembourser. Le gouvernement s’assure ainsi de ne jamais pré‚ter le flanc aÌ€ un retour aÌ€ une spirale déficitaire.
Le gouvernement envisage main- tenant de ramener le ratio dette/PIB de 48p.100aÌ€25p.100en10ans,soitune réduction additionnelle de 23 points de pourcentage. Il s’agit d’un objectif simi- laire aÌ€ ce qui a été accompli au cours de la dernié€re décennie (une réduction de 26 points). La cible de 25 p. 100 fait par ailleurs l’objet d’un certain consensus parmi les spécialistes canadiens de la question. Ainsi, pour peu que la crois- sance économique soit au rendez-vous, l’objectif apparaiÌ‚t réaliste.
AÌ€ premié€re vue, on ne peut qu’ap- plaudir les succé€s fédéraux. Or, le Canada n’est pas un pays tout aÌ€ fait comme les autres. Sa structure fédérale caractérisée par des ordres de gou- vernement « souverains » dans des champs de compétence souvent dis- tincts fait en sorte qu’on ne peut analyser les succé€s du gouvernement fédéral sans se préoccuper de ce qui se passe au sein des administrations provinciales et territoriales, qui sont également respon- sables du palier suivant ”” les gouvernements locaux.
AÌ€ l’exception de l’Alberta, qui bénéficie de la manne pétrolié€re, les provinces n’ont pas jusqu’aÌ€ présent réussi aÌ€ se doter d’un systé€me de prudence budgétaire semblable aÌ€ celui du gouvernement fédéral. Bien que le ratio de la dette provinciale/territoriale au PIB ait légé€rement diminué depuis 1995 et que la plupart des provinces aient réussi aÌ€ dégager des surplus modestes au sommet du dernier cycle économique, leur situation est aujourd’hui préoccu- pante. De l’avis mé‚me du ministé€re fédéral des Finances, le déficit consolidé des provinces et territoires atteindra 5 milliards de dollars pour 2003-2004.
Le contraste actuel entre les diffi- cultés des provinces et les succé€s du gou- vernement fédéral sur le plan des finances publiques illustre avec éloquence deux réalités : d’une part, l’insuffisance du « déficit zéro » comme politique de pru- dence budgétaire et, d’autre part, les réal- ités différentes auxquelles font face les deux ordres de gouvernement.
Tel que cela a été documenté par la Commission sur le déséquilibre fis- cal du Québec et par de nombreux travaux de chercheurs canadiens, les responsabilités des provinces et du gou- vernement fédéral se distinguent par la nature des dépenses respectives qu’elles engendrent. Alors que les provinces sont directement responsables de la gestion de grands réseaux de prestation de ser- vices aÌ€ la population (santé, éducation, routes, etc.), l’essentiel du budget fédéral est consacré aÌ€ divers programmes de transferts. Notre propos n’est pas ici de discuter de l’importance relative des programmes gérés par un ordre de gou- vernement ou l’autre, ni de leur impact direct sur les individus. Cependant, l’ex- périence des dernié€res années nous montre qu’il est plus difficile des limiter la croissance des dépenses des grands réseaux comme celui de la santé (si une telle chose est souhaitable) que de limiter les paramé€tres des différents pro- grammes de transferts aux indi- vidus, entreprises et autres paliers de gouvernement. Il en résulte des dynamiques de dépenses différentes.
En conséquence, les pro- jections de revenus et de dépenses des deux ordres de gouvernement (qu’effectue notamment le Conference Board du Canada) montrent généralement des surplus croissants pour le gouvernement fédéral et des déficits croissants pour les provinces. Plus qu’une illustration d’une dynamique différente des revenus et des dépenses des deux ordres de gouvernement, ces évolutions diamétralement opposées illustrent les risques pour le gouvernement fédéral de mener une politique de prudence budgétaire en vase clos. Si les gains du gouvernement fédéral sont annulés par des déficits accumulés dans les provinces, bien peu de progré€s auront été accomplis.
Certes, le Parti libéral du Canada ne s’est jamais caché de vouloir privilégier le gouvernement fédéral comme le pre- mier gouvernement des Canadiens. Compatible avec cette vision de la fédération, l’approche Martin-Goodale l’est également avec le fait que le gouvernement fédéral est presque deux fois plus endetté que l’ensemble des gou- vernements provinciaux. Si un certain rééquilibrage peut se justifier dans cette perspective, l’évolution actuelle de la situation des deux ordres de gouverne- ment est inquiétante et soulé€ve des questions pressantes sur l’état des insti- tutions fédérales canadiennes. Alors que le gouvernement fédéral s’engage dans une lutte aÌ€ finir avec sa part de la dette nationale, les provinces se spé- cialisent dans une navigation dans le brouillard qui laisse bien peu de place aÌ€ la prudence budgétaire. S’il persiste, ce décalage institutionnel laisse présager des conséquences faÌ‚cheuses pour l’avenir. Parmi les risques de cette approche, notons l’échec mé‚me de la politique de prudence budgétaire pour- suivie par le gouvernement fédéral et une inadéquation croissante entre les priorités des Canadiens et les priorités de l’ensemble de leurs gouvernements.
Face au problé€me de la dette publique ”” qui demeure entier pour la plupart des administrations provinciales au Canada ”” quelle voie faut-il privilégier? Par la liquidation de ses dernié€res actions de l’ex-société d’EÌtat Pétro-Canada, le budget Goodale soulé€ve la question : la vente d’actifs publics au secteur privé cons- titue-t-elle une avenue prometteuse? D’entrée de jeu, il faut reconnaiÌ‚tre que, plus qu’une décision purement financié€re, la liquidation de Pétro- Canada est une décision politique qui marque la fin d’une politique énergé- tique controversée, principalement dans l’Ouest du pays. Cependant, l’aspect politique de la décision ne la discrédite pas nécessairement.
De façon générale, la vente d’actifs pour réduire la dette publique n’est pas une solution aussi prometteuse qu’il y paraiÌ‚t de prime abord. D’abord, l’évaluation de la santé finan- cié€re d’un gouvernement (par les agences de cotation, par exem- ple) prend en considération non seulement les passifs mais égale- ment les actifs. Si elle est cor- rectement évaluée, la vente d’un actif troque donc un actif non financier pour un actif financier. Le caracté€re approprié ou non d’une telle opération dépend donc de façon cruciale de l’utili- sation faite des recettes supplé- mentaires ainsi dégagées. Schématiquement, on peut identifier cinq options qui s’of- frent aÌ€ un gouvernement qui engrange d’importants revenus supplémentaires de la vente d’un actif : (1) une hausse de ses dépenses d’opérations, (2) la réduction de ses autres sources de revenus, (3) le financement d’investissements publics (dont les couÌ‚ts sont concentrés dans le temps par défi- nition), (4) la création de fonds spéciaux aÌ€ fins déterminées, et (5) le rembourse- ment de la dette portant intéré‚t.
Hausser les dépenses courantes ou réduire les taxes et impoÌ‚ts graÌ‚ce aÌ€ des revenus (temporaires) provenant de la vente d’actifs expose le gouvernement aÌ€ une détérioration de son équilibre budgétaire aÌ€ long terme. Ceci est d’au- tant plus crucial lorsque les actifs ven- dus constituaient une source de revenus significative pour l’EÌtat avant la vente ”” ce qui n’est pas le cas des actions de Pétro-Canada mais qui s’applique d’em- blée aÌ€ certaines sociétés d’EÌtat provin- ciales aÌ€ vocation commerciale. Quant au financement d’investissements publics, il n’entraiÌ‚ne pas en théorie de détérioration de l’équilibre budgétaire aÌ€ long terme, surtout s’il permet d’éviter le recours aÌ€ l’endettement pour financer les investissements en question. Par contre, cette option doit é‚tre considérée avec prudence en pratique puisque la notion mé‚me d’investissement public est difficile aÌ€ définir.
Du point de vue des finances publiques, la vente d’actifs se justifie donc seulement si elle permet d’améliorer la position financié€re du gouvernement. En ce sens, au titre de la dette nette, la création de « fondations » ou de « caisses » aÌ€ fins déterminées (aÌ€ l’intérieur du périmé€tre comptable du gouvernement) et le rem- boursement de passifs sont essentielle- ment équivalents. Leurs conséquences sur la marge de manœuvre du gou- vernement diffé€rent toutefois selon l’écart de taux d’intéré‚t entre les place- ments et les passifs du gouvernement et selon le traitement des intéré‚ts des fonds spéciaux. Alors que la réduction de la dette réduit les paiements d’in- téré‚ts annuels, l’impact sur la marge de manœuvre du gouvernement des fonds spéciaux dépend des ré€gles spécifiques régissant les décaissements. Par exem- ple, la mise sur pied d’une «caisse santé » capitalisée en vue de dépenses liées au vieillissement de la population aÌ€ effectuer dans 10 ou 20 ans n’a pas d’effet direct sur la marge de manœuvre du gouvernement aujourd’hui (puisque les intéré‚ts seraient réinvestis dans le fonds) tandis que le remboursement de la dette l’accroiÌ‚t dé€s aujourd’hui.
Bien qu’il soit toujours difficile de lier directement une source de revenus aÌ€ son utilisation par l’EÌtat, l’approche privilégiée par le ministre Goodale dans le cas de Pétro-Canada peut é‚tre vue comme un hybride entre les deux dernié€res utilisations susmentionnées. Si une partie des profits de la vente est affectée aÌ€ une fondation aÌ€ vocation environnementale, les produits de la vente viennent essentiellement ren- flouer les réserves de prudence budgé- taire. L’opération est donc tout aÌ€ fait compatible avec la stratégie globale du gouvernement en matié€re de prudence budgétaire et de remboursement de la dette, et elle ne met pas en péril l’équili- bre des finances publiques fédérales (d’autant plus que Pétro-Canada n’avait plus d’impact significatif sur les revenus annuels du gouvernement).
Le cas de Pétro-Canada se distingue enfin par le peu d’impact économique et social de la mesure. En effet, peu de gens s’opposeront aujourd’hui aÌ€ ce que le gou- vernement fédéral cherche aÌ€ se départir de ses intéré‚ts dans la production et la distribution d’essence, une mission qui apparaiÌ‚t aujourd’hui incompatible avec les politiques environnementales du gou- vernement et les impératifs de l’accord de Kyoto. C’est probablement aÌ€ cet égard que la vente des actions de Pétro-Canada se distingue le plus des privatisations éventuelles des grandes sociétés d’EÌtat provinciales, qui œuvrent dans des marchés ouÌ€ le retrait de l’EÌtat semble aujourd’hui plus controversé : jeux et loteries, alcool, électricité, etc.
Qu’en est-il donc de la vente (totale ou partielle) de sociétés d’EÌtat provinciales (ou d’autres actifs publics) dans le cadre d’une politique de rem- boursement de la dette? Tout dépend de la capacité du remboursement de la dette, effectué graÌ‚ce aux produits de la vente, aÌ€ compenser les dividendes présents et futurs des sociétés d’EÌtat, sacrifiés dans l’opération. En effet, contrairement aÌ€ ce qui est le cas pour le gouvernement fédéral, les revenus des sociétés d’EÌtat commerciales constituent un facteur cru- cial d’équilibre budgétaire pour les provinces. Les revenus tirés de ces sociétés sont importants et, dans plusieurs cas, croissants. En contrepartie, la capacité du remboursement de la dette aÌ€ générer une marge de manœuvre annuelle supplémentaire qui puisse con- trebalancer les dividendes perdus est rela- tivement incertaine (difficulté de prévoir l’évolution des taux d’intéré‚t, etc.).
Le risque de détérioration de la position financié€re des gouvernements aÌ€ long terme est donc présent ; d’autant plus si les produits de la vente servent en partie aÌ€ financer de nouvelles dépenses ou des réductions d’impoÌ‚ts.
En ce sens, la récente décision du gou- vernement du Québec de vendre cer- tains actifs pour boucler son budget apparaiÌ‚t incompatible avec un objectif d’amélioration de sa situation budgé- taire, mé‚me aÌ€ court terme. Dans la perspective d’une politique de réduc- tion de la dette, il s’agit également d’une occasion ratée d’utiliser ces actifs pour réduire la dette portant intéré‚t.
Par ailleurs, l’impact sur le caracté€re soutenable des finances publiques de la vente d’une société d’EÌtat aÌ€ vocation commerciale est étroitement lié aÌ€ la capacité d’en obtenir un juste prix, reflé- tant adéquatement les flux de revenus futurs de l’entreprise. Dans le cas de plusieurs sociétés d’EÌtat, d’autres fac- teurs économiques et sociaux entrent également en ligne de compte dans le processus d’évaluation du « juste prix » de l’actif. L’exemple d’Hydro-Québec est particulié€rement éloquent aÌ€ cet égard. Le caracté€re stratégique d’une entreprise détenant un tel potentiel de production, de transport et de distribution d’énergie propre est évident. Comment s’assurer d’en tirer un juste prix? Quelle est la valeur de l’indépendance en matié€re énergétique? Comment établir la valeur d’un tel monopole réglementé? Quels sont les impacts potentiels d’une pri- vatisation sur l’environnement régle- mentaire et concurrentiel de l’entreprise une fois privatisée?
Toutes ces questions débordent évidemment le cadre du présent texte. Leur exposition a toutefois le mérite de baliser les attentes que l’on peut nourrir aÌ€ l’égard de la vente d’actifs publics, notamment des sociétés d’EÌtat provinciales, comme moyen de rembourser la dette publique. La réduction du controÌ‚le public d’une société d’EÌtat a des impacts économiques et sociaux uniques d’un cas aÌ€ l’autre et l’évaluation de ces impacts est tout aussi ”” sinon plus ”” importante que l’évaluation réaliste et rigoureuse de l’impact de l’opération sur les finances publiques. Il va également de soi que, dans une opéra- tion d’une telle envergure, les bénéfices réels du rem- boursement de la dette doivent aussi é‚tre évalués avec parcimonie.
La politique de prudence budgétaire et de réduc- tion du fardeau de la dette articulée dans le dernier budget fédéral con- stitue incontestablement un pas dans la bonne direction. Cependant, la ten- dance du gouvernement fédéral aÌ€ établir ses politiques budgétaires en vase clos expose la fédération cana- dienne au risque ”” sérieux s’il faut en croire les projections du Conference Board ”” de voir aÌ€ nouveau les finances publiques déraper, dans les provinces cette fois-ci. Il s’agit d’un exemple patent des limites des institutions de la fédération canadienne et des risques économiques et budgétaires qui sont associés aÌ€ la tentation de remettre aux calendes grecques toute réouverture du « dossier » constitutionnel. En ce sens, la création récente du Conseil de la fédération permet d’envisager une reprise prochaine des discussions, qui devront toÌ‚t ou tard mener aÌ€ une plus grande implication des gouvernements provinciaux dans les grandes orienta- tions de la fédération, aÌ€ commencer par celle qui les concerne le plus directement : les arrangements finan- ciers intergouvernementaux.