(Cet article a été traduit en anglais.)

En juin 2018, la politique de « tolérance zéro » de l’administration Trump concernant l’immigration irrégulière de l’Amérique centrale a suscité une vague d’indignation mondiale, surtout en raison de la séparation des enfants de leurs parents. La percutante couverture du magazine Time a illustré parfaitement cette barbarie contemporaine, qui, pour reprendre les propos de l’historien et philosophe Tzvetan Todorov, est celle qui nie « la pleine humanité des autres ». À cet égard, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré lors de la Journée mondiale des réfugiés que la « façon dont nous traitons les plus vulnérables définit qui nous sommes en tant que personnes, pays et communauté internationale ».

Il faut garder à l’esprit que les effets dissuasifs de la politique du président américain ― malgré sa volte-face sur la séparation des familles ― n’empêcheront pas des milliers de Centraméricains de tenter de franchir à nouveau la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ils s’exilent pour plusieurs raisons. Rappelons que les mouvements migratoires au Mexique et aux États-Unis en provenance du triangle nord de l’Amérique centrale ― c’est-à-dire le Guatemala, le Salvador et le Honduras ― sont le résultat de multiples interventions militaires américaines au nom de la lutte contre le communisme durant la guerre froide, qui ont laissé un héritage de violence et de pauvreté. Depuis le coup d’État au Guatemala en 1954, l’appui américain aux dictatures a déstabilisé la région sur les plans économique, social et politique. En dépit des processus de transition démocratique dans les années 1980 et 1990, l’insécurité et les inégalités socioéconomiques y persistent. Médecins sans frontières, dans un rapport publié en mai 2017, rappelle aussi cet héritage en précisant que le courant migratoire n’a pas uniquement des racines économiques. En effet, l’impunité et la corruption généralisée au sein d’institutions politiques faibles, de même que l’extorsion et la violence commises par le crime organisé et les maras, tels que le MS-13 et B-18, poussent des milliers de familles et de mineurs non accompagnés à fuir leurs pays. Qui plus est, la criminalisation des défenseurs des droits humains, dont plusieurs sont opposés aux projets extractifs canadiens, perpétue le cycle de violence et contraint de nombreuses personnes à l’exil.

Des rapports du Secrétariat de la Déclaration de Genève, effectués entre 2011 et 2015, ont démontré que les pays du triangle nord de l’Amérique centrale comptent les plus hauts taux de violence meurtrière au monde.  Le taux de fémicides y est particulièrement élevé. Selon une récente étude, un enfant de moins de 18 ans vivant dans cette partie de l’Amérique centrale risque 10 fois plus d’être tué qu’un enfant vivant aux États-Unis. C’est pourquoi des milliers d’enfants seuls et de familles centraméricaines jouent le tout pour le tout en fuyant vers des lieux plus sûrs au Nord. Au Mexique, entre 2011 et 2017, « plus de 350 000 ressortissants honduriens, guatémaltèques et salvadoriens ont présenté des demandes d’asile après avoir fui l’escalade de la violence dans leur pays », affirme pour sa part l’Agence des Nations unies pour les réfugiés.

Considérant le rôle du Canada en matière d’accueil de réfugiés centraméricains dans les années 1980, son objectif d’obtenir un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en 2020 et les récents changements politiques au Mexique, le gouvernement Trudeau a tout intérêt à bien gérer cette crise humanitaire.

En vertu de l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs, entrée en vigueur en 2004, les demandeurs d’asile se présentant à un point d’entrée officiel à la frontière canado-américaine sont renvoyés aux États-Unis. Or plusieurs représentants de la société civile, dont le Conseil canadien pour les réfugiés, Amnistie internationale et le Conseil canadien des Églises, contestent la désignation des États-Unis comme un pays sûr pour les réfugiés, en raison notamment de la gestion de la séparation des familles, de la détention arbitraire dans des conditions souvent contraires aux normes internationales et des risques de persécution ou de torture si les migrants doivent retournent dans leur pays d’origine. Comme l’ont déjà souligné des auteurs dans Options politiques, en continuant d’adhérer à cette entente, le gouvernement canadien tourne le dos à la situation désespérée des demandeurs d’asile d’Amérique centrale.

Pourtant le Canada a déjà fait preuve d’indépendance vis-à-vis des États-Unis et montré son visage humain en Amérique centrale durant la période des guerres civiles dans les années 1980. Dans son ouvrage Agir de concert, l’ancien premier ministre Joe Clark affirmait qu’en vertu de la politique agressive du président Ronald Reagan dans la région, la position canadienne se distinguait entre autres par la participation au processus de paix régional, la promotion des droits humains, l’appui aux transitions démocratiques et l’accueil de milliers de réfugiés centraméricains.

Le Canada a déjà fait preuve d’indépendance vis-à-vis des États-Unis et montré son visage humain en Amérique centrale durant la période des guerres civiles des années 1980.

En s’engageant davantage dans la gestion de la crise des migrants centraméricains, le gouvernement canadien pourrait aussi gagner des points sur le plan diplomatique, dont il aura besoin pour obtenir un siège au Conseil de sécurité. L’Assemblée générale de l’ONU a finalisé le premier Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, qui vise à améliorer la réponse de la communauté internationale aux déplacements de réfugiés et de migrants. Il fournit un cadre qui permettra aux États de mieux adapter leurs politiques aux phénomènes migratoires. La représentante spéciale de l’ONU pour les migrations Louise Arbour, qui a accompagné le processus de négociations, a aussi souligné l’importance de mettre en valeur les aspects positifs de la migration. En orientant ses politiques dans la direction proposée par le Pacte et en s’impliquant dans une gouvernance des migrations internationales et une gestion stratégique de la crise humanitaire en Amérique centrale, le premier ministre Trudeau pourrait certes raviver son capital politique, dont le voyage en Inde en février dernier a rapidement exposé les limites de l’égoportrait en diplomatie. Par exemple, comme l’a soutenu le représentant au Canada du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés Jean-Nicolas Beuze, le gouvernement canadien pourrait mettre à profit sa politique d’aide internationale féministe dans la région en apportant une aide technique et financière aux femmes, aux enfants, aux LGBTQ et aux réfugiés.

De plus, en vertu de l’interdépendance complexe en Amérique du Nord, une plus grande coopération canadienne avec le président mexicain Andrés Manuel López Obrador dans la gestion de la crise des migrants centraméricains pourrait renforcer une position commune des deux pays face aux États-Unis, en parallèle des négociations de l’ALENA. D’une part, le Canada et le Mexique souhaitent reprendre rapidement les négociations de l’ALENA et s’opposent à la conclusion d’accords bilatéraux avec les États-Unis. D’autre part, au-delà de la libre circulation des biens et services, les partenaires nord-américains doivent également s’entendre sur la gestion des mouvements transfrontaliers des personnes. À cet égard, la capacité d’absorption des migrants centraméricains sera l’un des principaux défis du président mexicain, qui a promis, durant sa campagne électorale, une politique migratoire plus ouverte que celle du président Trump. L’expertise canadienne en matière de rétention des migrants à la frontière, par ailleurs qualifiée de plus humaine, pourrait nourrir la réflexion mexicaine en la matière. Compte tenu de son rôle passé dans la région, de l’augmentation des travailleurs migrants temporaires dans son économie et de ses intérêts commerciaux, le Canada a une responsabilité morale envers les migrants centraméricains pour des raisons à la fois sécuritaires et économiques.

En continuité avec le discours et l’action du gouvernement canadien face à la crise des réfugiés syriens en début du mandat de Justin Trudeau et sa réponse à la crise des Rohingyas au Myanmar, le Canada a l’occasion de bâtir une stratégie pour l’Amérique centrale qui rétablirait son leadership en matière de défense des droits des migrants. Des gestes qui démontreraient concrètement que le Canada « est de retour » non seulement dans la région, mais aussi sur la scène internationale.

Photo : Manifestation à San Francisco contre la politique d’immigration de l’administration Trump concernant la séparation des familles et le processus de détention, 30 juin 2018. Shutterstock / EddieHernandezPhotography


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Marc-André Anzueto
Marc-André Anzueto est chercheur postdoctoral à l’École d'études politiques de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur les politiques canadiennes concernant les droits humains dans des pays en situation de postconflit en Amérique latine.

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