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Un documentaire québécois a attiré l’attention des Canadiens au printemps dernier après avoir révélé que trois hommes d’une même famille – dont deux sont porteurs d’une maladie génétique – avaient engendré 600 enfants grâce à un marché du sperme non réglementé. Selon les journalistes Marie-Christine Bergeron et Maxime Landry, des centaines de femmes qui rêvaient d’avoir un enfant se sont tournées vers des forums en ligne pour trouver des donneurs au lieu de s’adresser à une banque de sperme établie.

Les femmes qui font ce choix s’exposent à plusieurs risques. En étant exposées à du sperme qui n’a peut-être pas été correctement testé, elles peuvent être exposées à des infections transmissibles sexuellement (ITS). Le donneur peut aussi mentir sur ses informations personnelles, par exemple sur ses antécédents médicaux ou criminels.

Dans les cas québécois, les enfants de ces femmes risquent de souffrir de problèmes génétiques héréditaires et de ne pas avoir accès à des informations médicales importantes. Il existe également un risque accru que des parents par le sang aient une relation incestueuse sans le savoir, puisque des centaines d’entre eux ont le même ancêtre et sont susceptibles de vivre dans la même région et d’avoir à peu près le même âge.

Les raisons pour lesquelles les futurs parents se tournent vers des forums sur internet plutôt que vers une banque de sperme varient, mais le coût et la transparence sont souvent évoqués. Le prix d’un donneur sur internet est généralement inférieur à celui dans une banque établie. Il est aussi possible de rencontrer un donneur trouvé sur internet et de négocier son niveau d’implication.

Luc Boileau, directeur de la santé publique du Québec, s’est dit choqué par le documentaire. Il a admis qu’il « n’avait pas vu ça arriver » et présenté la situation comme inédite à l’échelle canadienne. Québec envisage un encadrement légal.

Une victoire du Québec laisse un vide juridique

Des universitaires spécialisés dans les techniques de procréation assistée ont proposé de créer un registre national des donneurs de sperme. Alana Cattapan et Vanessa Gruben notent que le Canada a commencé à travailler sur un tel registre après l’adoption de la Loi sur la procréation assistée, en 2004. Le projet est tombé à l’eau lorsque le Québec a contesté la loi devant la Cour suprême avec succès, en 2010. La province avait fait valoir que la loi était inconstitutionnelle parce que le fédéral avait outrepassé son autorité dans plusieurs articles. Le registre a été démantelé en 2013.

La responsabilité a été laissée aux provinces, qui n’ont pas agi. Cependant, M. Boileau dit maintenant que Québec cherche à obtenir une « réponse réglementaire » pour limiter les dons provenant d’une même personne.

Les chercheuses Cattapan et Gruben estiment que les provinces devraient coordonner leurs registres pour créer une base de données nationale. Ils devraient aussi imposer des limites aux donneurs de sperme en restreignant le nombre de familles pouvant recourir au même donneur.

Ceci étant, même les services de fertilité établis n’ont pas été suffisamment réglementés au pays. En 1989, la Commission royale sur les nouvelles techniques de reproduction a constaté que les directives cliniques relatives aux dons de sperme n’étaient pas toujours respectées et que des informations essentielles sur les donneurs n’étaient souvent pas recueillies ou conservées.

En 1995, le médecin qui a dirigé la commission, la Dre Patricia Baird, a souligné qu’il n’y avait « aucune garantie quant aux limites du nombre de descendants d’un donneur particulier dans une communauté ». Elle a noté que cela pourrait faire en sorte que des demi-frères et des demi-sœurs forment des couples sans le savoir.

Quelque 35 ans après la mise en place de la commission et 20 ans après l’adoption de la Loi sur la procréation assistée, peu de choses ont changé pour les personnes conçues par un donneur. Et ce, en dépit des plaintes qu’elles ont formulées à propos de la manière dont le vide réglementaire les a affectées, elles et leurs familles. L’anonymat des donneurs de sperme, leur sélection inadéquate et l’absence de limites quant au nombre de familles sont des enjeux depuis des années. L’évolution de la situation au Québec peut surprendre, mais elle n’est pas nouvelle.

Il est important que des registres soient établis dans chaque province afin d’éviter que des centaines de dons de sperme puissent provenir d’un seul homme. Une liste exhaustive aiderait également les enfants nés avec l’aide d’un donneur à localiser leurs parents génétiques et à savoir combien de fois on a fait appel à ce donneur.

Aller au-delà du simple registre

On pourrait aller encore plus loin et suivre l’exemple de la loi adoptée par le Colorado en 2022.

La loi, une première du genre en Amérique du Nord, interdit l’anonymat aux donneurs de sperme et d’ovules, et exige que les donneurs soient âgés d’au moins 21 ans. Elle fournit également aux enfants nés d’un don les informations permettant d’identifier leurs parents génétiques dès qu’ils atteignent 18 ans, en plus d’établir des limites pour le nombre de familles liées à un même donneur. Elle oblige les cliniques, agences et banques de fertilité à recueillir les informations médicales et à maintenir le contact avec les donneurs afin de mettre leur dossier médical à jour régulièrement.

La loi exige également que les donneurs et parents potentiels reçoivent de la documentation expliquant les conséquences potentielles sur un enfant. Ces documents doivent souligner que la transparence quant à l’origine d’un enfant améliore le sentiment d’avoir été conçu par un donneur et mène à de meilleures dynamiques familiales.

Ces exigences prendront pleinement effet en 2025 et ne s’appliqueront pas rétroactivement.

Certains experts en fertilité du Colorado croient que la loi ne changera pas grand-chose parce qu’elle sera difficile à appliquer. Même s’il est trop tôt pour savoir si c’est vrai ou pour connaître l’impact final de la nouvelle loi, elle pourrait néanmoins constituer un modèle dont le Canada pourrait s’inspirer et qu’il pourrait peaufiner.

Il existe cependant une réticence au pays envers une réglementation plus stricte, qui pourrait entraîner une hausse des coûts pour ceux qui fournissent des services de fertilité professionnels.

Il reste que si le Canada souhaite réellement protéger les personnes conçues grâce à un don de sperme ou d’ovules, l’adoption de mesures similaires à celles du Colorado pourrait être une voie à suivre.

La vérité et la transparence devraient être les pierres angulaires de toute politique publique en matière de procréation. Pour les personnes conçues à partir d’un don, exiger moins serait injuste.

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Ashley Splawinski
Ashley Splawinski est doctorante au département de sciences politiques de l'Université de Toronto. Ses recherches portent sur les politiques publiques, le fardeau administratif et la bioéthique au Canada et aux États-Unis.

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