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Avec un gouvernement minoritaire à Ottawa, une élection fédérale peut survenir à tout moment, qu’elle soit déclenchée volontairement ou non. Cette situation incite les observateurs politiques à scruter les sondages d’opinion aussi souvent que l’on consulte la météo. Le moindre mouvement en faveur d’un parti ou d’un autre alimente aussitôt les spéculations sur une possible chute du gouvernement.

Prenons maintenant un peu de recul et examinons les tendances qui se dégagent de nos recherches sur l’opinion publique au cours de la dernière année, tendances qui sont encourageantes, tantôt pour le gouvernement, tantôt pour l’opposition. Que nous disent ces résultats à l’horizon de 2026 ?

Immigration

Rarement l’opinion publique a-t-elle basculé de façon aussi nette que récemment sur la question de l’immigration. La proportion de répondants estimant qu’il y a trop d’immigration au Canada a plus que doublé entre 2022 et 2024, passant de 27 % à 58 %. Cette évolution a nui aux libéraux.

Toutefois, un mince espoir se dessine pour le gouvernement Carney, puisque cette perception s’est stabilisée en 2025. Une majorité (56 %) continue de juger que les niveaux d’immigration sont trop élevés, mais les récents plafonds imposés par le gouvernement fédéral ont peut-être permis d’éviter une nouvelle détérioration.

Un autre élément vient complexifier le portrait : l’élargissement de l’écart partisan. Les partisans du Parti conservateur du Canada (82 %) sont désormais deux fois plus nombreux que ceux du Parti libéral (40 %) à estimer que les niveaux d’immigration sont trop élevés.

Ce constat comporte toutefois un risque pour les conservateurs. S’ils ont tiré profit de la mauvaise gestion du système d’immigration par le gouvernement Trudeau, ils pourraient perdre au change s’ils se laissent associer à la mouvance mondiale des partis de droite farouchement opposés à l’immigration. À mesure que le nombre de nouveaux arrivants diminue, les appels à refermer encore davantage la porte pourraient ne plus trouver d’écho auprès de la majorité des Canadiens.

Énergie et environnement

L’opinion publique évolue dans le sens de Mark Carney, à mesure que son gouvernement délaisse l’accent mis par l’ère Trudeau sur la lutte aux changements climatiques pour adopter un discours axé sur le statut de superpuissance énergétique. Compte tenu de la vive controverse politique entourant l’entente conclue avec l’Alberta sur la construction de pipelines, il est particulièrement frappant de constater que cette tendance se manifeste surtout en Colombie-Britannique, où le gouvernement provincial et certains groupes autochtones ont vivement dénoncé l’accord.

Lorsqu’il s’agit de choisir entre priorités économiques et environnementales, le groupe le plus important de Canadiens demeure solidement ancré au centre : ils souhaitent que le Canada réalise son potentiel de superpuissance énergétique tout en réduisant ses émissions de CO₂.

Cela dit, au cours des dernières années, la proportion de Canadiens qui privilégient l’abandon des cibles de réduction des émissions au profit d’une augmentation des exportations de pétrole et de gaz a lentement progressé, passant de 19 % en 2021 à 29 % en 2025. En Colombie-Britannique, l’évolution est encore plus marquée sur la même période, la proportion étant passée de 18 % à 33 %.

Parallèlement, la proportion de Canadiens qui estiment qu’il est d’une priorité élevée de respecter les cibles de l’Accord de Paris sur le climat a diminué de 10 points de pourcentage, passant de 41 % en 2021 à 31 % en 2025.

À l’échelle nationale, la part de la population qui juge prioritaire de protéger les emplois dans l’industrie pétrolière et gazière a augmenté de six points de pourcentage, passant de 31 % à 37 %. Là encore, les variations sont plus importantes en Colombie-Britannique (+10 points), où l’adhésion aux cibles de l’Accord de Paris a chuté de 21 points de pourcentage, passant de 49 % en 2021 à 28 % en 2025.

L’effet net de ces évolutions est que l’écart d’opinion publique entre les résidents de la Colombie-Britannique et de l’Alberta a pratiquement disparu. C’est une réalité que le premier ministre Mark Carney et le premier ministre britanno-colombien David Eby semblent avoir comprise, soit parce qu’ils ont lu nos rapports, soit (plus vraisemblablement) parce qu’ils disposent de leurs propres sondeurs qui leur présentent des résultats comparables. Plus vraisemblablement encore, c’est parce qu’ils sont capables de sentir le vent changer dans l’opinion publique.

Relations extérieures

Nul besoin d’être un génie des sondages pour constater que les Canadiens s’opposent presque unanimement à l’idée que leur pays devienne le 51e État américain. Ce qui frappe dans l’évolution de l’opinion publique, toutefois, ce n’est pas seulement cette opposition à l’annexion, mais le sentiment plus général que nous faisons face à un monde de plus en plus hostile.

Les Canadiens continuent de croire qu’ils peuvent compter sur leurs alliés européens traditionnels, en particulier le Royaume-Uni et la France. En revanche, l’idée que la Chine ou l’Inde puissent constituer des solutions de rechange crédibles face aux menaces américaines sur le commerce s’est essoufflée. La proportion de Canadiens qui considèrent la Chine comme un pays ami a été réduite de moitié depuis 2013, passant de 49 % à 25 %. Celle qui entretient la même perception à l’égard de l’Inde a également chuté de façon marquée, passant de 61 % à 39 %.

Le changement le plus frappant concerne toutefois la perception des États-Unis. En 2013, avant que quiconque, à l’exception de Donald Trump lui-même, n’imagine qu’il puisse un jour devenir président, 89 % des Canadiens estimaient que les États-Unis étaient un pays ami.

À la fin du premier mandat de Trump, cette proportion était tombée à 60 %. Aujourd’hui, au cours de son second mandat, elle n’est plus que de 36 %. Les Canadiens sont désormais à peu près aussi nombreux à considérer les États-Unis comme un pays aussi ami que l’Inde. Ils sont également aussi enclins à percevoir les États-Unis comme un pays aussi ennemi que la Chine.

Ce que cela suggère, c’est que les électeurs se montrent particulièrement réceptifs à la rhétorique de Mark Carney : l’idée que le monde dans lequel nous vivons a profondément changé; que l’ère d’un alignement toujours plus étroit avec les États-Unis est révolue; et que le Canada doit désormais s’habituer à compter davantage sur lui-même pour assurer sa prospérité et sa sécurité. Cette disposition actuelle à adhérer au discours de Carney constitue le principal avantage du gouvernement face à l’opposition.

Clivages générationnels

Tout n’est pas sombre, cependant, pour l’opposition.

L’accent mis par le Parti conservateur sur l’abordabilité continue de trouver un écho chez les jeunes Canadiens. Lorsqu’on leur demande quel enjeu a le plus pesé dans le choix du parti pour lequel ils ont voté à l’élection fédérale d’avril, les électeurs de moins de 40 ans sont plus de deux fois plus nombreux que ceux de 65 ans et plus à mentionner l’économie ou le coût de la vie.

Plus tard en 2025, les Canadiens âgés de 18 à 29 ans demeuraient beaucoup plus enclins à citer l’inflation ou le coût du logement, plutôt que Trump et les tarifs, comme les enjeux les plus importants auxquels le pays est confronté (30 % contre 4 %). Chez les 60 ans et plus, l’inflation et le logement étaient devancés par Trump et les tarifs (17 % contre 19 %).

Ces écarts d’âge apparaissent peut-être le plus clairement dans les réponses à une question portant sur la confiance envers le premier ministre. Entre 2023 (sous Justin Trudeau) et 2025 (sous Mark Carney), la proportion de Canadiens affirmant avoir beaucoup confiance en le premier ministre a rebondi de neuf points de pourcentage, passant de 23 % à 32 %. Ce regain est toutefois nettement plus marqué chez les 60 ans et plus, où l’augmentation atteint 21 points de pourcentage (de 23 % à 44 %). Chez les 18 à 29 ans, on n’observe pratiquement aucun changement (de 23 % à 24 %).

Comme les Canadiens plus âgés votent en plus grand nombre, l’avantage pourrait encore jouer en faveur de Carney. Mais à un moment donné, les grands-parents d’aujourd’hui pourraient remarquer que leurs petits-enfants voient leur avenir bloqué. Si les baby-boomers se laissent guider par une empathie intergénérationnelle, les vents pourraient de nouveau souffler dans les voiles de l’opposition.

Unité nationale

Si la priorité d’un premier ministre devait être de maintenir l’unité de la fédération, on pourrait dire que l’actuel occupant de ce poste est en difficulté. Des mouvements séparatistes se profilent à l’horizon, non seulement au Québec, mais aussi en Alberta.

Mais, pour reprendre la formule de Ford Prefect : ne paniquez pas. La montée en popularité du Parti Québécois au Québec a peu à voir avec le soutien à la souveraineté. En fait, de manière discrète au cours de la dernière décennie, le Québec est devenu la province dont les résidents sont les plus favorables au système politique canadien. Je ne plaisante pas.

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Parallèlement, en Alberta, la proportion de citoyens exprimant un sentiment d’aliénation, par exemple en estimant que leur province n’est pas traitée avec le respect qu’elle mérite au Canada, est en réalité en diminution (un changement progressif depuis 2019, avant même l’entente récente sur les pipelines). Si la recherche sur l’opinion publique au Canada a une leçon à transmettre, c’est qu’il faut se montrer très prudent face aux affirmations selon lesquelles le pays serait plus divisé que jamais.

Pourtant, des risques subsistent tant pour le gouvernement que pour l’opposition.

Pour l’opposition, le risque vient du décalage par rapport au sentiment croissant de fierté nationale au sein de la population.

La fierté d’être Canadien, même face à la rhétorique expansionniste de Trump, reste aujourd’hui plus modérée que dans les décennies précédentes. Certains y voient l’influence de libéraux «woke» qui auraient convaincu trop de Canadiens que le Canada devrait s’excuser d’exister.

En réalité, ce sont plutôt les conservateurs qui se montrent plus réticents à exprimer leur fierté nationale, en partie parce que de nombreux partisans du parti ont du mal à célébrer un pays qui continue de réélire des gouvernements libéraux. Si les stratèges conservateurs souhaitent revenir au pouvoir, ils devraient réfléchir à la manière de mieux dissocier leurs sentiments à l’égard des libéraux de leurs sentiments envers le pays.

Le gouvernement libéral a ses propres défis. Le faible engouement pour la souveraineté au Québec ne doit pas être confondu avec une conversion à la cause fédéraliste.

Si le Parti Québécois revenait au pouvoir en 2026, il faudrait défendre l’unité canadienne et cela devra se faire en français. Reste à voir si les compétences du premier ministre actuel, notamment sur le plan linguistique, lui permettront de défendre le pays face aux menaces extérieures et de convaincre les Québécois en cas de troisième référendum.

Nous sommes tous attirés par le sensationnalisme des sondages qui suivent les fluctuations hebdomadaires de la popularité des dirigeants et des partis. Mais ces dernières années ont également été marquées par des changements plus profonds et durables de l’opinion publique, sur des enjeux comme l’immigration, l’environnement, la politique étrangère et même l’unité nationale.

Le gouvernement fédéral actuel a su rester du bon côté de suffisamment de ces évolutions pour conserver le pouvoir, mais les libéraux ne sont pas à l’abri de vulnérabilités. L’opinion publique peut ressembler à un iceberg : la couche supérieure attire l’œil, mais ce qui se trouve sous la surface pourrait un jour vous faire couler.

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Andrew Parkin

Andrew Parkin est directeur général de l’Institut Environics.

@parkinac

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