Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, Ottawa s’est aligné sur Washington face à la Russie : sanctions, aide militaire à Kyiv, renforts en Europe de l’Est, canaux diplomatiques suspendus. Mais dans un monde multipolaire, le Canada peut-il continuer sur cette voie? Soutenir l’Ukraine demeure essentiel, mais il faut aussi protéger nos intérêts et jouer notre rôle historique de médiateur.

Lorsque Pierre Elliott Trudeau se rend à Moscou en 1971, le Canada est en pleine guerre froide. L’Union soviétique est l’adversaire de l’Occident, mais Ottawa choisit néanmoins le dialogue, en équilibrant dissuasion et diplomatie. Un demi-siècle plus tard, à l’heure d’une nouvelle ère de rivalités entre grandes puissances, cette leçon mérite d’être rappelée.

Aujourd’hui, le système international n’est plus unipolaire. L’ère post-1991, marquée par la domination incontestée des États-Unis, a cédé la place à un monde plus fragmenté. De nouvelles puissance comme la Chine, l’Inde, la Turquie ou le Brésil redessinent l’ordre mondial. Quant à la Russie, malgré les sanctions et les coûts de la guerre, elle demeure un acteur central : puissance nucléaire, voisine arctique et État présent sur les marchés de l’énergie, dans la diplomatie et les réseaux de sécurité.

Une longue histoire d’oscillations

La place de la Russie dans le monde n’a jamais été figée. Depuis les réformes de Pierre le Grand au début du XVIIIᵉ siècle, le pays oscille entre intégration européenne et autocratie repliée sur elle-même. La fin du XIXᵉ siècle voit une industrialisation et une relative libéralisation, vite suivies par la révolution et la centralisation rigide du pouvoir soviétique.

L’Union soviétique projette sa puissance à l’échelle mondiale, mais s’effondre sous le poids de ses contradictions en 1991. À la fin de la période soviétique, Gorbatchev amorce des ouvertures politiques (glasnost, perestroïka, élections concurrentielles). Après 1991, ces ouvertures se poursuivent brièvement; en 1993, sous Eltsine, la crise constitutionnelle et la nouvelle Constitution entérinent un présidentialisme fort. Dès lors, le tournant autoritaire s’amorce.

Le Canada a dû s’adapter à ces oscillations. Pendant la guerre froide, Ottawa dénonçait la répression soviétique tout en maintenant les échanges et en respectant la « Détente ». Dès les années 1950, des casques bleus canadiens ont été déployés dans des conflits façonnés par la rivalité Est-Ouest. Le Canada soutient l’OTAN et le NORAD, mais entretient aussi des échanges culturels et scientifiques, convaincu que l’isolement à lui seul n’était pas tenable.

Les enjeux pour le Canada aujourd’hui

La Russie et le Canada partagent une géographie septentrionale qui va bien au-delà du symbole. Pendant la guerre froide, les stations radar de la ligne DEW (Distant Early Warning) dans l’Arctique rappelaient chaque jour aux Canadiens que les bombardiers soviétiques pouvaient atteindre l’Amérique du Nord en quelques heures. Aujourd’hui, le réchauffement climatique ouvre de nouvelles routes maritimes arctiques. Si le Canada veut affirmer sa souveraineté dans le Nord, il ne peut ignorer la Russie comme acteur incontournable.

La diaspora ukrainienne constitue une autre dimension. Le Canada abrite l’une des plus importantes communautés ukrainiennes au monde, ce qui a naturellement orienté la politique pro-Kyiv d’Ottawa depuis 2014. Pourtant, l’histoire canadienne rappelle aussi la nécessité d’équilibrer solidarité et dialogue. Même au plus fort de la guerre froide, Ottawa a maintenu des canaux de communication avec Moscou, reconnaissant que l’engagement et la dissuasion pouvaient coexister.

Pourquoi l’Occident doit accélérer ses efforts diplomatiques en Ukraine

Les engagements du Canada envers ses alliances sont bien réels. L’OTAN, le NORAD et le G7 restent les piliers de sa sécurité. Mais le pays s’est toujours voulu plus qu’un simple allié : un médiateur, un bâtisseur de ponts, une voix modérée. Dans un monde multipolaire, s’aligner exclusivement sur Washington risque de réduire la marge de manœuvre stratégique d’Ottawa.

Cette approche doit rester compatible avec les contraintes intérieures canadiennes. Importance de la diaspora ukrainienne, ancrage dans l’OTAN et le G7, opinion publique. L’ambition se limite donc à des mécanismes de gestion des risques et de prévention des crises, là où l’intérêt canadien est direct et mesurable.

Multipolarité et réalisme

Reconnaître la multipolarité ne signifie pas cautionner l’agression russe en Ukraine, ni renoncer à l’ordre international fondé sur des règles. Cela signifie reconnaître que le système mondial n’est plus structuré autour d’un seul pôle de puissance. La Russie a resserré ses liens avec la Chine, renforcé sa présence au Moyen-Orient et cherché à accroître son influence en Afrique.

Pour le Canada, l’enjeu est de défendre ses intérêts nationaux tout en acceptant les réalités d’un système multipolaire. Cela suppose de se préparer à une coexistence durable avec la Russie. Cette coexistence sera parfois conflictuelle et parfois coopérative.

Il faut distinguer deux niveaux. D’une part, la nécessité de garder des canaux de communication ouverts pour gérer les crises, éviter les erreurs de calcul et défendre directement les positions canadiennes. D’autre part, l’idée de partenariats structurants de sécurité ou d’environnement, qui ne sont pas réalistes tant que Moscou viole le droit international et mène une guerre d’agression. Le présent texte traite du premier niveau.

Une politique canadienne tournée vers l’avenir

Une approche pragmatique commence par des dispositifs limités et vérifiables dans l’Arctique : recherche et sauvetage, déconfliction aérienne et maritime, prévention des déversements, échanges scientifiques encadrés sur le pergélisol et les risques climatiques. La relance graduelle du Conseil de l’Arctique viserait la gestion des risques qui touchent directement les communautés nordiques.

Depuis 2014, et plus encore depuis 2022, la Russie agit de manière réactive, voire surréactive, et à rebours de plusieurs traités et cadres internationaux. Cela ne la rend pas pour autant imprévisible. Ses priorités et ses lignes rouges restent relativement constantes. Moscou répète depuis 2014 ses lignes rouges : élargissement de l’OTAN, Crimée, déploiements occidentaux, et sécurité du Bélarus.  Ce qui apparaît comme de l’imprévisibilité tient surtout à l’affaiblissement des canaux d’analyse et de compréhension du côté occidental. D’où l’intérêt de canaux de crise et d’un effort d’expertise pour réduire les erreurs de perception.

Les canaux diplomatiques doivent également rester ouverts. Le Canada a maintenu le dialogue avec l’Union soviétique au plus fort des hostilités de la guerre froide, et la même logique demeure pertinente aujourd’hui. Il garantit que les crises peuvent être gérées et que les positions canadiennes ne sont pas filtrées uniquement par ses alliés. Concrètement, il s’agit de maintenir des canaux de crise, des points de contact militaires pour éviter les incidents, et des échanges techniques très ciblés lorsque l’intérêt canadien l’exige.

Miser sur notre identité de puissance moyenne

La sécurité énergétique et des ressources constitue un autre domaine où le Canada a une contribution unique. Comme fournisseur fiable auprès de partenaires réduisant leur dépendance aux hydrocarbures russes, le Canada peut renforcer sa position comme alternative crédible. En même temps, il ne devrait pas hésiter à inclure la Russie dans les discussions mondiales sur l’énergie et le climat, car ces débats perdent de leur pertinence si les grandes puissances en sont exclues.

Le rôle des communautés diasporiques est tout aussi important. La forte présence ukrainienne au Canada a orienté la politique d’Ottawa, mais les Canadiens russophones doivent aussi être inclus dans la conversation. Favoriser le débat entre communautés permet d’assurer que la politique canadienne reflète une pluralité de perspectives.

Enfin, le Canada devrait miser sur son identité de puissance moyenne. Sa crédibilité a toujours reposé davantage sur son rôle de médiateur constructif que sur sa puissance militaire. Défendre des cadres de gouvernance mondiale qui ne ferment pas la porte à la Russie lorsque des intérêts précis convergent, que le respect des règles peut être vérifié et que des garde-fous existent.

S’inspirer du passé canadien

L’expérience canadienne pendant la guerre froide démontre que le pragmatisme de principe n’est pas une faiblesse, mais une stratégie. Ottawa a condamné l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en 1968, tout en poursuivant les négociations sur le contrôle des armements. Les universités canadiennes accueillaient des étudiants soviétiques. Les échanges culturels se poursuivaient. Les responsables canadiens plaidaient pour les droits humains dans le cadre des accords d’Helsinki.

Dès 1945, le Canada sort de la Seconde Guerre mondiale comme membre fondateur des Nations unies, précisément parce qu’il a compris qu’il fallait inclure ses adversaires. Exclure l’Union soviétique de l’architecture d’après-guerre n’a jamais été une option. Le même raisonnement s’applique lors de la crise de Suez en 1956, quand Lester B. Pearson propose la première force de maintien de la paix de l’ONU, une solution qui obtient l’appui des États-Unis et du bloc soviétique et accélère les retraits britannique et français. L’influence canadienne ne venait pas de sa force militaire, mais de sa créativité et de sa crédibilité comme médiateur honnête.

Le Canada a aussi été à l’avant-garde des initiatives de désarmement et de contrôle des armements. Dans les années 1980, alors que les tensions de la guerre froide s’intensifiaient, ses diplomates poussaient pour l’interdiction des armes chimiques et pour des cadres de non-prolifération nucléaire.

Ces précédents montrent que le Canada a toujours compris une vérité fondamentale : la gouvernance mondiale ne peut fonctionner si les adversaires sont absents de la table. Dans l’ère multipolaire actuelle, tenter d’exclure la Russie risque d’affaiblir les institutions mêmes que le Canada défend depuis longtemps.

De l’imagination diplomatique

Alors que la Russie redéfinit sa place dans un monde multipolaire, le Canada doit lui aussi se repositionner. Le choix n’est pas entre un engagement naïf et une isolation totale. Il est entre un rôle réactif, simple suiveur des rivalités entre grandes puissances, et un rôle actif de puissance moyenne qui façonne les conditions de la coexistence.

La visite de Trudeau à Moscou en 1971 fut controversée, mais elle reflétait la confiance du Canada dans sa capacité à mener son propre jeu sur la scène internationale. L’intervention de Pearson lors de la crise de Suez témoignait de la même intuition : l’influence canadienne ne vient pas de la force militaire, mais de l’imagination diplomatique. Un demi-siècle plus tard, cette confiance et cette imagination sont de nouveau nécessaires.

Si le Canada définit sa politique russe uniquement en fonction des préférences de Washington, il risque de réduire son propre rôle dans un monde multipolaire. Mais s’il s’inspire de son histoire d’engagement, en combinant fermeté et dialogue, fidélité à ses alliances et indépendance de jugement, il peut faire entendre une voix qui compte. Le Canada ne choisit pas la Russie qu’il a, il choisit la politique qu’il mène.

Une stratégie d’engagement sélectif, adossée à la dissuasion, au droit et à des garde-fous vérifiables, réduit les erreurs de calcul et ouvre des espaces d’action quand nos intérêts convergent. À terme, elle peut aussi retisser un minimum de confiance et assainir la relation, tout en éloignant une trajectoire de collision dangereuse, y compris nucléaire.

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Zach Battat

Basé à Montréal, Zach Battat est historien et titulaire d'un doctorat en études moyen-orientales. Ses recherches portent sur la politique et les conflits internationaux, spécifiquement au Liban et sa région. On peut suivre ses travaux sur LinkedIn et Academia.edu.

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