En 1968, lors de sa première visite officielle à Washington, Pierre Elliott Trudeau résumait ainsi notre relation avec les États-Unis : « Être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant. » Plus de cinquante ans plus tard, l’éléphant n’est plus seulement militaire ou économique, il est numérique.

Nos industries, notre système financier, nos systèmes de transport, de télécommunications, nos gouvernements, nos infrastructures critiques et nos systèmes de communication s’appuient massivement sur des services numériques qui sont contrôlés par de grands acteurs étasuniens.

Les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft)sont devenus les BAATMMAN (Broadcom, Apple, Amazon, Tesla, Microsoft, Meta/Facebook, Alphabet/Google, NVIDIA). À ce groupe sélect de géants du numérique s’est ajouté des entreprises comme OpenAI avec son offre d’intelligence artificielle.

Une menace plus large que la protection des données

Certaines de ces entreprises ont un chiffre d’affaires qui dépasse le PIB (Produit Intérieur Brut) de certains pays.

On croit souvent  que les menaces liées à cette dépendance envers les BAATMMAN concernent la protection des renseignements personnels et la confidentialité des données. Or, la cible de ces menaces est plus large : il faut y inclure la disponibilité de ces services dont nous dépendons au quotidien.

Les États-Unis disposent d’outils légaux comme le Cloud Act, qui leur permettent, dans le cadre d’enquête criminelle transfrontalière, d’accéder aux données stockées chez ces géants du numérique, peu importe leur  localisation. Ces accès sont encadrés par une procédure sous l’autorité d’un juge. Plusieurs pays disposent d’une législation analogue.  Cependant, ce verrou légal éclate dès que la sécurité nationale est invoquée. À partir de ce moment, les États-Unis peuvent se permettre pratiquement tout.

L’exemple récent des six magistrats de la Cour pénale internationale (CPI) est probant. Au cours de l’année 2025, ces magistrats ont été privés de leurs accès aux services numériques tels que les courriels chez Microsoft et à leurs comptes bancaires par le gouvernement des États-Unis.

Ces sanctions ont été appliquées en guise de représailles aux enquêtes de la CPI sur les activités d’Israël dans la bande de Gaza. Ce cas démontre que la Maison-Blanche ne recule devant rien pour imposer sa volonté.

Le spectre d’un « mur numérique »

Cet événement a soulevé plusieurs craintes sur les futures sautes d’humeur de l’administration trumpienne. Nous pouvons imaginer le scénario suivant : la Maison-Blanche pourrait taxer massivement les services offerts par Amazon, Microsoft ou Google pour exercer une pression commerciale sur notre économie afin de l’affaiblir.

Nous pouvons également imaginer que les États-Unis pourraient créer un mur numérique comme la Chine (Golden Shield Project) ou la Russie (Runet) pour «s’isoler» du web et créer un Internet souverain. Rappelons que la Chine et la Russie suscitent   l’admiration du locataire de la Maison-Blanche.

Récemment, Donald Trump a mentionné à plusieurs reprises le « Golden Dome for America ». Ce concept suggère un parapluie de protection contre des menaces non spécifiques, mais nous pouvons déduire que les attaques numériques sont incluses.

Malgré les efforts, les coûts et les impacts pour ériger ce mur virtuel, ce scénario et ses variantes doivent être envisagés. Peu importe le scénario, les administrations publiques, les banques ou les infrastructures critiques canadiennes seront affectées.

L’armée canadienne est très dépendante des États-Unis

Cette dépendance numérique est beaucoup plus vaste et profonde que nous l’imaginons. Prenons le système GPS (Global Positioning System ou système de positionnement global). Ce système essentiel, que nous tenons pour acquis, est sous le contrôle exclusif de l’armée des États-Unis. Il est accessible au monde civil grâce à un décret présidentiel signé par le président Clinton.

Rien ne garantit que ce privilège perdure. Il suffit d’une saute d’humeur présidentielle pour restreindre son accessibilité uniquement aux États-Unis. C’est techniquement possible. Un tel geste plongerait nos industries et nos activités dans un chaos sans précédent.

L’armée canadienne est très dépendante des services numériques du groupe des BAATMMAN. Depuis 2021, la Défense nationale a dépensé près de 1,3 milliard de dollars en services infonuagiques, en  majeure partie avec Microsoft et ensuite avec Amazon et Google pour des applications dites « essentielles à la mission ».

Le fameux contrat d’achat des avions de combat F-35 comporte une adhérence technologique majeure. Le F-35 dépend d’un écosystème logiciel géré par le fabricant Lockheed Martin. Ce logiciel gère les mises à jour des logiciels qui sont dans l’avion, de l’état des composants de l’appareil pour la maintenance, de la gestion des armements et de la cartographie des plans de vol avec le système GPS en mode de précision de qualité militaire. Certes, il y a une «certaine autonomie » sans cette connexion, mais le fonctionnement de l’appareil va se dégrader dans le temps.

Les effets réels de la dépendance numérique

Les plateformes de réseaux sociaux qui sont membres du BAATMMAN influencent aussi directement la vie démocratique partout dans le monde pour le meilleur et pour le pire.

Ces entreprises ont déjà démontré leur capacité à exercer des pressions politiques sur les États souverains pour imposer leur volonté. Pensons au  refus de diffuser les médias canadiens par Meta (Facebook et Instagram) en réaction à la loi C-18 ou Loi sur les nouvelles en ligne.

Cette loi oblige les plateformes numériques à négocier des accords de partage de revenus avec les médias canadiens. La loi a été adoptée en juin 2023 afin de soutenir les médias canadiens. Cette capacité de peser sur l’opinion publique constitue une menace pour la souveraineté du pays. Il faut souligner que ces entreprises n’ont aucune gêne à piller les informations concernant les citoyens.

La souveraineté numérique n’est pas qu’un concept abstrait. C’est une exigence pour exister en tant que nation. Il suffit de constater les effets réels de la dépendance numérique sur la politique, l’économie et le domaine culturel de notre nation.  « Les états n’ont pas d’amis que des intérêts », disait Charles de Gaulle.

Des choix stratégiques à faire maintenant

Alors, que faire ?

La souveraineté numérique implique une indépendance envers les membres du BAATMMAN. Au-delà de la prise de conscience, il y a des choix stratégiques de nature politique et technologique qu’il faudra faire.

Il faut chiffrer nos données chez les BAATMMAN et ce chiffrement doit être sous notre contrôle. Cependant, plusieurs exigences technologiques et une maitrise de la cryptographie sont requises, ce qui demande du temps, de la compétence et des efforts importants.

Ensuite, l’adhérence aux fournisseurs de solutions logicielles des BAATMMAN est un cheval de Troie. Les solutions libres et adaptables à nos besoins sont nécessaires. Ceci implique le développement d’une compétence technologique de notre force de travail.

Il faut bâtir des infrastructures infonuagiques et d’intelligence artificielle qui sont nationales et sous notre contrôle.

Il faut également diversifier les partenariats afin de réduire l’exposition aux menaces de droit extraterritorial que les États-Unis se sont octroyé. En guise d’exemple, il existe des systèmes de géolocalisation autres que le GPS, comme le système européen Galileo. Bien sûr, Il y a aussi les systèmes de géolocalisation russes et chinois, mais ce n’est pas une option à envisager.

En ce qui concerne le matériel (le hardware), c’est-à-dire les composants électroniques, le Canada a peu d’emprise dans ce domaine. Des partenariats avec l’Europe, l’Asie et plus particulièrement la Chine devront être envisagés tout en gardant une vigilance constante.

Le citoyen a aussi un rôle à jouer

Le citoyen a aussi un rôle à jouer. Il doit exiger la transparence de la part du gouvernement canadien et appuyer les efforts des acteurs nationaux. Il doit aussi limiter son exposition aux barons du numérique afin de cesser l’exploitation mercantile de ses données personnelles.

Les géants du Web menacent la protection des données personnelles et la souveraineté culturelle du Canada

Comment le Canada peut affirmer sa souveraineté numérique

La souveraineté numérique n’est pas seulement une affaire de données ou de technologies. Elle touche à notre volonté de décider collectivement de notre avenir, sans dépendre de l’hégémonie d’un pays étranger. Ce n’est pas uniquement une question de souveraineté, mais aussi une question de dignité.

Pratiquer l’aveuglement volontaire envers les risques, c’est accepter de déléguer notre liberté à ceux qui contrôlent nos infrastructures. Or, une nation qui perd sa souveraineté numérique risque tôt ou tard de perdre sa souveraineté complète.

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Clément Gagnon photo

Clément Gagnon

Clément Gagnon est un spécialiste en sécurité de l'information. Il œuvre dans les domaines du conseil stratégique, la prospective, l'analyse des risques et des  architectures de haut-niveau.

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