Depuis un quart de siècle, les élections fédérales au Canada mènent plus souvent à des gouvernements minoritaires qu’à des majorités. Loin d’être une anomalie électorale, cette tendance traduit une transformation durable du système partisan. Pourtant, nos partis et nos institutions continuent de fonctionner comme si la majorité était la règle.

La campagne fédérale de 2025 semblait, de prime abord, rassembler les conditions parfaites pour l’élection d’un gouvernement majoritaire. Elle opposait surtout le Parti libéral du Canada (PLC) et le Parti conservateur du Canada (PCC), considérés comme les plus aptes à répondre aux défis du moment. Ensemble, ils ont récolté plus de 85 % des voix, un sommet jamais atteint depuis la victoire majoritaire écrasante de Diefenbaker en 1958.

Pourtant, les Canadiens se sont réveillés avec un troisième gouvernement libéral minoritaire successif, au lendemain du jour de scrutin du 28 avril 2025. Un résultat contraire aux projections du populaire Canada 338 ou du CBC Poll Tracker de CBC/Radio-Canada, qui plaçaient les libéraux confortablement en territoire majoritaire.

Ce dénouement, loin d’être surprenant, s’inscrit plutôt dans un mouvement amorcé au tournant du millénaire. De 1945 à 1997, les deux tiers des élections donnaient naissance à des gouvernements majoritaires. Depuis 2000, la proportion s’est inversée : deux tiers des scrutins fédéraux produisent désormais des gouvernements minoritaires.

Des majorités de plus en plus fragiles

De plus, les majorités parlementaires formées depuis les années 2000 sont nettement plus fragiles en ce qui a trait à leur position parlementaire. Entre 1945 et 1997, les gouvernements majoritaires détenaient en moyenne 12 % de sièges au-dessus de la limite requise pour avoir une majorité parlementaire. Depuis 2000, les gouvernements majoritaires sont en moyenne seulement environ 5 % au-dessus de ce seuil.

Comment expliquer cette fragilité ? La réponse est simple : le paysage politique canadien est fragmenté. Le Bloc québécois, présent depuis les années 1990, s’ajoute à la présence continue du Nouveau Parti démocratique (NPD), et à de nouvelles options, comme le Parti vert du Canada (PVC) et le Parti populaire du Canada (PPC). Cela devient évident lorsqu’on examine le « nombre effectif de partis », une mesure créée par les politologues Markku Laakso et Rein Taagepera, qui indique le nombre de joueurs significatifs dans un système partisan au cours des dernières décennies de politique fédérale.

Depuis 1997, le nombre effectif de partis moyen a été de 3,56 partis, indiquant un espace politique partagé par plusieurs partis plutôt que simplement deux. L’année 2025 se distingue clairement avec un nombre considérablement plus bas que cette moyenne. Néanmoins, le portrait général qui se dessine est celui d’un système partisan plutôt diversifié.

Bien que les libéraux et les conservateurs soient clairement les joueurs dominants, ils ne sont définitivement plus les seuls dans le jeu. Même en 2025, lorsque les électeurs se sont consolidés autour des deux partis majeurs, le nombre effectif de partis est plus élevé que ce à quoi nous pourrions nous attendre dans un duopole pur. De plus, les élections fédérales canadiennes de 2025 étaient exceptionnelles pour les deux partis majeurs en raison des circonstances uniques de la campagne.

Une démocratie multipartite assumée

Il y a peu de chance pour que le même phénomène se répète la prochaine fois que les électeurs iront aux urnes. Il est beaucoup plus probable que nous assistions à un retour à la normale : le système multipartite, qui a caractérisé la politique fédérale au cours des deux derniers siècles, se maintiendra, tout comme les gouvernements minoritaires qu’il génère.

Les politiciens doivent écouter leurs électeurs. C’est la pierre angulaire de toute démocratie représentative. Depuis les années 2000, les électeurs ont été clairs dans leurs intentions. Ils ont voté pour un système démocratique multipartite et pour des gouvernements minoritaires à la Chambre des communes. Plus encore, la popularité des lois sur les élections à date fixe à travers le Canada et l’impopularité des élections anticipées ou hâtives, même lorsque des minorités se produisent, montrent clairement que les Canadiens s’attendent à ce que leurs politiciens comprennent la situation et fassent fonctionner les gouvernements minoritaires. Nos partis et politiciens ne semblent pas avoir compris le message.

Cette nouvelle normalité, celle des gouvernements minoritaires, se caractérise par une politique parlementaire sur la corde raide : des gouvernements minoritaires agissant comme s’ils étaient en majorité, des votes de censure répétés, des menaces constantes d’élections anticipées et des campagnes électorales permanentes. Or, aucune de ces stratégies n’a permis de renforcer l’efficacité des gouvernements minoritaires ni de rendre un parti plus apte à obtenir une majorité.

S’adapter à la nouvelle normalité

L’ère des gouvernements minoritaires permanents dans laquelle nous vivons exige d’adapter la pratique et les procédures parlementaires. Les gouvernements minoritaires, bien qu’étant fonctionnels, sont moins stables que les gouvernements majoritaires.

Reconnaître la nouvelle normalité minoritaire

Les « accords de soutien de confiance » (supply and confidence), aussi appelés « soutien sans participation », comme on l’a vu lors de la 44e législature entre le PLC et le NPD, constituent une forme de solution et d’adaptation à cette permanence minoritaire, mais ils gagneraient à être mieux formalisés.

Ce type d’accord démontre l’efficacité de tels arrangements pour la stabilité gouvernementale : sans le soutien du NPD, le gouvernement Trudeau n’aurait probablement pas survécu aussi longtemps, comme en témoigne sa fragilité accrue après que Jagmeet Singh eut déchiré l’entente  en septembre 2024.

Vers un mode de scrutin proportionnel ?

Cependant, cette adaptation se heurte aux réalités partisanes actuelles, puisque l’on pourrait difficilement envisager l’établissement d’un accord de confiance et d’approvisionnement autrement qu’entre le PLC, le NPD, et possiblement avec le BQ et le PVC. À tout le moins, pour que ces arrangements ou d’autres possibilités de stabilité parlementaire soient acceptés, nos politiciens et partis fédéraux doivent être disposés à réduire la politique de confrontation qui caractérise la vie sur la colline parlementaire.

Ce statu quo de gouvernements minoritaires est maintenant bien en place depuis au moins un quart de siècle. Dans la grande majorité des concours électoraux depuis 2000, les électeurs choisissent la démocratie multipartite et des gouvernements minoritaires au niveau fédéral.

Il est temps d’adapter les pratiques politiques et parlementaires à cette réalité structurelle. Peut-être qu’un changement vers un mode de scrutin plus proportionnel aiderait nos politiciens à s’adapter à cette nouvelle normalité.


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Nadjim Fréchet

Nadjim Fréchet est un candidat au doctorat en science politique à l’Université de Montréal sous la supervision de Ruth Dassonneville et Patrick Fournier. Ses travaux portent sur les identités de groupes, l’opinion publique, les partis politiques et les méthodes quantitatives.

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Julien Robin est candidat au doctorat de science politique à l’Université de Montréal, sous la direction de Jean-François Godbout. Il travaille notamment sur le parlementarisme et le système partisan français.

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Matthew Taylor est candidat au doctorat à l’Université de Montréal, sous la direction de Jean-François Godbout et Ruth Dassonneville. Ses travaux portent sur les liens entre la politique fédérale et provinciale au Canada.

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