Adoptée en juin dernier, la Loi visant à bâtir le Canada confère au gouvernement fédéral le droit de contourner ses propres lois pour accélérer certains projets d’infrastructure. Si ce geste est sérieux, il ne change pourtant rien au partage des compétences entre Ottawa et les provinces, contrairement à ce que plusieurs commentateurs ont affirmé.

Le projet de loi fédérale C-5, initialement double, a été partiellement transformé en Loi visant à bâtir le Canada. Brève, avec seulement 24 articles, cette loi a reçu la sanction royale le 26 juin dernier. Cela a donné le temps d’en lire le texte et d’en saisir la portée : elle attribue au fédéral le pouvoir exceptionnel de soustraire certains projets d’infrastructure et de développement à la législation fédérale normalement applicable et visant à la protection du bien commun, notamment les règles concernant l’évaluation des répercussions environnementales et communautaires.

Des critiques qui ratent la cible

Au Québec, la réception de cette loi a été marquée par un certain biais nationaliste, qui tend à amplifier les inquiétudes. Que ce soit dans une chronique publiée dans le Journal de Québec (19 juin) ou dans une lettre ouverte diffusée par Le Devoir (23 juillet), l’épouvantail brandi est le même : la Loi visant à bâtir le Canada autoriserait le gouvernement central à faire fi du fédéralisme et de sa répartition constitutionnelle des compétences entre Ottawa et les provinces. Elle lui permettrait de s’attribuer en entier le pouvoir d’évaluer les conséquences environnementales et communautaires des projets de développement de son choix.

Ces critiques reposent sur des références confuses à trois dispositifs exceptionnels de notre droit constitutionnel qui pourraient rendre Ottawa compétent sur des questions qui relèveraient normalement des provinces. Ces trois dispositifs sont :

  1. La compétence fédérale d’urgence;
  2. La théorie des matières d’intérêt national;
  3. La compétence fédérale déclaratoire.

Élaborés par la jurisprudence, les deux premiers mécanismes sont des modes différents d’intervention de la compétence fédérale résiduelle – la compétence fédérale de principe ou par défaut – prévue à l’alinéa introductif de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le dernier, quant à lui, est expressément prévu par la combinaison des alinéas 91(29) et 92(10)(c) de cette même loi constitutionnelle impériale. Or, la loi du 26 juin ne mobilise aucun de ces dispositifs, ni formellement ni substantiellement.

Absence d’empiétement formel

Sur la forme, si la Loi visant à bâtir le Canada emploie l’expression d’« intérêt national », ce n’est pas dans le sens juridique de la théorie jurisprudentielle des « matières d’intérêt national ». Cette théorie permet au législateur fédéral, sous certaines conditions, de devenir le seul compétent sur des « matières » qui, jusqu’alors, formaient un domaine de droit partagé entre le fédéral et les provinces.

Ne prévoyant que la dérogation à la législation fédérale, la loi qui nous occupe ne précise aucune matière d’intérêt national, de sorte qu’elle ne peut pas être tenue pour mobiliser cette théorie jurisprudentielle.

La compétence fédérale déclaratoire permet au législateur fédéral d’être le seul compétent pour les « travaux » qui, normalement, relèvent exclusivement de la province où ils sont situés. Mais son exercice requiert l’adoption de dispositions législatives (fédérales) déclarant que des travaux identifiés ou une catégorie circonscrite de travaux sont « à l’avantage du Canada ou de plus d’une province ». Ne contenant rien de tel, la loi qui nous occupe ne saurait être considérée comme un exercice de cette compétence déclaratoire fédérale.

Quant à la compétence fédérale d’urgence, qui permet de modifier temporairement le partage des compétences, la condition de constitutionnalité de son exercice, qui est que la mesure soit temporaire, serait certes respectée par l’échéance de cinq ans qui est prévue à l’alinéa 5(2) de la Loi visant à bâtir le Canada, du moins pour l’attribution exceptionnelle la plus importante que fait cette loi au gouvernement fédéral. Mais, cette loi ne prévoyant aucune dérogation à la législation provinciale et ne cherchant donc pas à suspendre le partage des compétences pendant cette période, elle ne mobilise pas la compétence fédérale d’urgence.

Absence d’empiétement substantiel

Sur le fond, la Loi visant à bâtir le Canada ne remet aucunement en cause le fait quecertains projets puissent revêtir un « double aspect ». Elle ne nie pas que, en raison de la diversité des aspects que ces projets présentent, l’évaluation de leurs répercussions environnementales ou communautaires soit susceptible de ressortir à la fois de la compétence du législateur fédéral et de celle des législateurs provinciaux.

En effet, la loi dont il est ici question ne concerne que le volet fédéral de l’évaluation des projets. Comme nous venons de le voir, cette évaluation est un domaine de droit partagé entre plusieurs compétences législatives, dont certaines relèvent exclusivement des provinces, d’autres du fédéral. Il y a aussi certains aspects de l’évaluation des projets qui relèvent d’une compétence concurrente des deux ordres, notamment ceux qui pourraient avoir des conséquences sur le secteur agricole.

En prévoyant la possibilité de contourner la Loi sur l’évaluation d’impact, une loi (fédérale) que la Cour suprême a jugée, le 13 octobre 2023, en grande partie inconstitutionnelle pour empiétement sur les compétences provinciales, la nouvelle loi ne tente aucunement de réintroduire les dispositions qui avaient alors été censurées par le plus haut tribunal du pays.

La vraie cible

Il est indéniable que l’adoption de la Loi visant à bâtir le Canada est un acte sérieux et exceptionnel, puisqu’il permet au gouvernement fédéral de mettre de côté une partie importante de la législation fédérale pour accélérer certains projets. Le législateur fédéral a admis l’importance du geste et a intégré plusieurs propositions d’amendement issues des travaux d’un des auteurs du présent article.

À la suite de ces amendements, le gouvernement fédéral ne pourra pas exercer les pouvoirs spéciaux que lui attribue cette loi lorsque le Parlement sera prorogé ou dissous. Ensuite, le même comité d’examen parlementaire que celui constitué par la Loi sur les mesures d’urgence devra se pencher sur l’exercice de ces pouvoirs spéciaux. Enfin, l’examen de la loi que le ministre doit déposer au Parlement dans les cinq ans de son entrée en vigueur devra être fondé sur le bien commun du Canada et tenir compte, notamment, du partage des compétences, de la sécurité publique, nationale et internationale, de la qualité de l’environnement, de la santé publique, de la transparence, de la participation du public et de la protection des droits des peuples autochtones et des communautés linguistiques.

Cependant, les mesures d’urgence qu’autorise la Loi visant à bâtir le Canada restent limitées au cadre fédéral et ne remettent pas en cause le partage constitutionnel des compétences législatives.

En affirmant à tort que la Loi visant à bâtir le Canada remet en cause le partage des compétences, les critiques québécoises, qui ont même suggéré que le Québec devrait « en faire autant », invitent le législateur québécois au même autoritarisme et passent à côté du danger réel de cette loi fédérale : une normalisation de l’exception et une pérennisation d’un pouvoir d’urgence, qu’on voudra justifier par une espèce de posture puérile du « Ce n’est pas moi qui ai commencé ».

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Maxime St-Hilaire photo

Maxime St-Hilaire

Maxime St-Hilaire est professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.

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Jessy Bernard Tardif

Jessy Bernard Tardif est étudiant à l’École du Barreau.

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Maxime St-Hilaire est professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke.

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