En septembre, le ministre de la Justice Sean Fraser a déposé le très attendu projet de loi fédérale sur les crimes haineux. Compte tenu de la hausse constante des incidents haineux signalés au Canada, cette législation arrive à point nommé.
Partout au pays, les crimes haineux signalés à la police ont plus que doublé depuis 2018. À Montréal seulement, les autorités ont recensé 375 crimes haineux et 202 incidents haineux en 2024, des augmentations annuelles respectives de 6,2 % et 18,1 %.
Le moment de l’adoption de cette nouvelle loi est important, mais la véritable évaluation du gouvernement se fera à l’aune de l’efficacité du cadre juridique et des résultats obtenus.
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Ces dernières années, un paradoxe s’est installé : le Canada est devenu meilleur pour comptabiliser la haine, mais moins bon pour la prévenir. Les communautés sont encouragées à signaler les incidents, les politiciens les condamnent, puis la police compile les chiffres.
Les poursuites demeurent rares, et les condamnations encore plus. Sans une structure d’application claire, notamment en matière de personnel, de compétences et de procédures, toute nouvelle loi risque de n’avoir qu’une portée symbolique. Elle sera rassurante sur papier, mais laissera les communautés ciblées exposées.
Projets ambitieux et outils fragmentés
Ce n’est pas la première fois qu’Ottawa promet de telles réformes ambitieuses. En juin 2021, le gouvernement a présenté le projet de loi C-36, visant à modifier le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne pour lutter contre la haine en ligne.
Le texte proposait de nouvelles mesures de mise sous engagement, des recours civils et une définition élargie de la haine.
Mais le projet de loi C-36 est mort au Feuilleton deux mois plus tard, lorsque le Parlement a été dissous en vue des élections fédérales de septembre 2021, une issue plus procédurale que politique.
Au début de 2024, les libéraux ont tenté le coup de nouveau avec le projet de loi C-63, la Loi sur les préjudices en ligne, construite sur la base de C-36. Le texte s’est enlisé à la Chambre des communes sous le poids des critiques et d’une longue obstruction parlementaire, avant de mourir à son tour lors de la prorogation du Parlement en janvier 2025.
Un seuil de preuve trop élevé ?
Il existe également une jurisprudence importante.
En 1990, le négationniste de l’Holocauste Jim Keegstra, congédié de son poste d’enseignant au secondaire, a perdu en appel devant la Cour suprême du Canada afin d’annuler sa condamnation pour propos haineux envers un groupe identifiable. La Cour a jugé que les limites imposées par le Code criminel à la liberté d’expression de Keegstra étaient justifiables.
Mais cette affaire a établi un seuil de preuve très élevé : les procureurs doivent démontrer une incitation publique et intentionnelle à la haine au-delà de tout doute raisonnable. Ce fardeau de preuve a découragé plusieurs procureurs de la Couronne de poursuivre des causes moins claires.
Autre exemple : dans l’affaire Saskatchewan Human Rights Commission c. Whatcott (2013), la Cour suprême a confirmé les restrictions imposées à la distribution de documents exposant les hommes homosexuels à la haine. Cependant, cette affaire relevait du droit de la personne, non du droit criminel. Les recours étaient donc civils et non pénaux.
Ainsi, les outils dont dispose le Canada pour combattre la haine sont fragmentés, appliqués de façon incohérente et souvent dépourvus de mordant sur le plan criminel.
Pourquoi le cadre actuel échoue
Le Code criminel contient des dispositions pertinentes et apparemment robustes. Les articles 318 à 320 interdisent la promotion du génocide, l’incitation ou la diffusion de la haine, et prévoient la saisie du matériel de propagande haineuse. L’article 718.2 considère la haine ou les préjugés envers un groupe identifiable comme une circonstance aggravante lors de la détermination de la peine.
Pourtant, les poursuites échouent. Les accusations relatives à la haine sont souvent réduites à des méfaits ou menaces, car le test juridique issu de l’affaire Keegstra oblige les procureurs à prouver l’intention publique et délibérée de promouvoir la haine au-delà de tout doute raisonnable. Ce seuil de preuve décourage les poursuites. Ainsi, les occasions de créer une jurisprudence solide s’évaporent.
L’expérience montréalaise le démontre. La police de Montréal, dans son rapport annuel 2024, a reconnu une augmentation marquée des crimes haineux, mais n’a presque rien dit sur les accusations, poursuites ou condamnations. La haine circule dans plusieurs langues, souvent en ligne, mais sans davantage de ressources consacrées à la traduction, à l’expertise linguistique ou à l’analyse judiciaire, les preuves sont souvent jugées irrecevables devant les tribunaux.
Un système qui doit rendre des comptes
Trop souvent, les victimes ne voient aucun résultat juridique concret après avoir témoigné. La confiance du public s’érode lorsque la haine se manifeste dans les statistiques, mais rarement dans les jugements.
Ce fossé n’a rien de théorique.
À Montréal, un homme ayant agressé un père juif qui se promenait avec ses enfants dans un parc a été déclaré non criminellement responsable pour cause de troubles mentaux. Cette décision a profondément frustré les organisations juives de la ville.
Les verdicts de type NCR (non criminally responsible) font partie d’un système judiciaire humain. Mais face à la recrudescence des incidents haineux, les communautés perçoivent un système qui reconnaît les torts sans rendre de comptes.
Pourtant, les poursuites peuvent être menées efficacement lorsque les autorités mobilisent les ressources nécessaires. En mars, la police de Toronto a déposé de rares accusations d’incitation au génocide après une série de harcèlements, d’incendies criminels et d’actes de vandalisme contre cinq synagogues et un centre communautaire juif.
La poursuite a exigé une coordination étroite entre plusieurs unités de police et une implication précoce de la Couronne, ainsi qu’une confiance dans l’application des articles 318–320.
Aller au-delà du simple décompte
Les données publiées chaque année par Statistique Canada montrent que 2024 a marqué une sixième hausse consécutive des crimes haineux signalés à la police. Ce suivi statistique est révélateur, mais il demeure insuffisant comme outil de changement.
Ottawa devrait obliger l’agence fédérale à publier des tableaux de bord trimestriels retraçant non seulement les incidents, mais aussi les accusations, les poursuites et les condamnations.
Il est significatif que le plan du ministre Fraser pour la nouvelle loi aille au-delà de la rhétorique et énonce des intentions concrètes : une loi sur les crimes haineux, suivie de réformes sur la mise en liberté sous caution et la criminalité violente.
Cet enchaînement est essentiel, mais seules des mesures d’application solides permettront au texte d’atteindre ses ambitions. Dans un climat politisé où conservateurs et libéraux s’affrontent sur la réforme du cautionnement, la véritable dissuasion se situe à l’intersection des normes d’inculpation, du cautionnement approprié et du prononcé des peines.
La force de la spécialisation
Alors qu’Ottawa se prépare à franchir une nouvelle étape dans la lutte contre les crimes haineux, il n’y a aucune honte à s’inspirer des stratégies éprouvées d’autres démocraties :
- Au Royaume-Uni, le Crown Prosecution Service a créé des unités spécialisées dans les crimes haineux, renforçant l’expertise judiciaire et réduisant les hésitations systémiques à engager des poursuites.
- En Allemagne, le gouvernement finance la surveillance multilingue de la haine en ligne grâce à des analystes spécialisés.
- En France, une des lois les plus strictes d’Europe sur les discours haineux en ligne, adoptée en 2020, imposait aux plateformes de supprimer les contenus haineux en moins de 24 heures sous peine d’amendes. Le Conseil constitutionnel en a annulé les dispositions clés au nom de la liberté d’expression, illustrant à la fois l’ambition et la difficulté de légiférer sur la haine en ligne.
- Aux États-Unis, le FBI compile des statistiques nationales sur les crimes haineux, tandis que le Department of Justice les intègre à un cadre élargi de droits civiques et de sécurité publique, une approche plus complète que celle du Canada, encore trop centrée sur les chiffres.
Pour avoir un véritable impact, le nouveau projet de loi canadien doit créer, financer et former des unités de poursuite spécialisées, axées sur les articles 318–320 du Code criminel et la preuve numérique, afin que les procureurs hésitent moins à agir face à des dossiers complexes.
Le développement d’une expertise linguistique serait tout aussi crucial pour permettre aux enquêteurs d’analyser et de traduire correctement les contenus haineux dans les langues minoritaires, garantissant ainsi l’admissibilité des preuves. La protection prévue par la loi ne doit pas être affaiblie par les angles morts linguistiques du système judiciaire.
Renforcer la confiance dans le système
Enfin, les réformes à venir devront garantir un soutien complet aux victimes et aux témoins jusqu’au verdict final. Sinon, les communautés ciblées, exposées à des attaques répétées, ne pourront pas avoir confiance dans le système.
De telles mesures sont celles qui transforment la reconnaissance du crime haineux en véritable dissuasion.
Le cas de Montréal, où un homme a été jugé non criminellement responsable après avoir agressé un père juif, rappelle que les communautés acceptent les décisions humaines lorsqu’elles s’accompagnent d’une dissuasion cohérente, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
À défaut d’une application rigoureuse, le nouveau projet de loi risque de n’être qu’un nouvel exercice d’ambition sans résultat.
Sans aucun doute, le Canada excelle à « dénombrer» la haine. Il doit prouver maintenant qu’il peut aussi la sanctionner. Les victimes ont fait preuve de courage en dénonçant; c’est au Parlement de faire preuve de la même audace en comblant le fossé de l’application.

