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Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a géré un afflux constant de demandeurs d’asile, avec des pics importants au début des années 1990 et au milieu des années 2010. Plus de 1,2 million de demandes d’asile ont été déposées entre 1990 et 1993, et 1,2 million d’autres l’ont été seulement pour 2014 et 2015.

L’Allemagne gère un volume de demandes d’asile nettement supérieur à celui du Canada, comme le montre une comparaison des années 2011 à 2022. Pendant cette période, l’Allemagne a traité plus de 2,8 millions de demandes d’asile, contre un peu plus de 417 000 pour le Canada. Lors des années de pointe, l’Allemagne a reçu 745 545 demandes (en 2016), tandis que le Canada en a reçu 92 100 (en 2022). En moyenne, le nombre de demandes reçues annuellement était presque sept fois plus élevé en Allemagne qu’au Canada, alors que la population globale de l’Allemagne est environ deux fois plus grande.

L’Allemagne répartit depuis longtemps les demandeurs d’asile entre ses États fédérés, les Länder, l’équivalent de nos provinces. Son mécanisme actuel a d’abord été intégré dans la loi ouest-allemande de 1982 sur la procédure d’asile, puis modifié pour inclure les anciens États de l’Allemagne de l’Est. Les demandeurs d’asile sont répartis entre les 16 Länder en fonction de ce que l’on appelle la clé de Königstein (Königsteiner Schlüssel).

Cette clé calcule les quotas de demandeurs d’asile en fonction des recettes fiscales et de la population de chaque État. Ceux plus peuplés et plus puissants économiquement se voient attribuer proportionnellement plus de demandeurs d’asile que ceux qui comptent moins d’habitants et dont l’économie est plus modeste. En 2023, la Rhénanie-du-Nord–Westphalie, un grand État de l’ouest de l’Allemagne, sera responsable d’un peu plus de 21 % des demandeurs d’asile, tandis que la petite ville-État de Brême en accueillera moins de 1 % d’entre eux.

Dès qu’un demandeur d’asile dépose une demande – peu importe où cela a lieu –, un système électronique détermine automatiquement l’État qui traitera son dossier, et il y est immédiatement envoyé (aux frais du premier État où il est arrivé).

Une fois arrivés dans l’État qui leur a été attribué, les demandeurs d’asile sont répartis dans des centres d’accueil, et l’État prend en charge les prestations telles que la nourriture, le logement, l’habillement et les soins de santé. Pour bénéficier de ces prestations, les demandeurs d’asile doivent demeurer enregistrés et résider dans la municipalité qui leur a été attribuée pendant au moins trois mois.

…et quelques inconvénients

Le modèle allemand est largement considéré comme l’un des systèmes les plus efficaces pour disperser géographiquement les demandeurs d’asile. Cependant, comme tous les systèmes de ce type, il présente des inconvénients. En outre, les caractéristiques qui le rendent très efficace requièrent certaines conditions politiques qui ne sont pas faciles à reproduire dans d’autres pays. Il comporte aussi certains coûts humains et sociaux.

S’il peut être souhaitable, du point de vue de l’État, de répartir géographiquement les demandeurs d’asile, la conséquence est une restriction de la liberté de circulation des individus, du moins pendant une période initiale.

Cela présente deux inconvénients majeurs. Premièrement, les nouveaux arrivants ne peuvent pas choisir de s’installer dans un endroit où ils ont de la famille, des amis ou une communauté. Cela signifie qu’ils n’ont pas accès à des réseaux qui sont des sources d’information, de soutien et de bien-être. Si les demandeurs d’asile obtiennent un permis de séjour permanent, l’absence de réseaux peut nuire à leur intégration sociale et économique. Certains chercheurs affirment que les effets perturbateurs de la dispersion sur les réseaux des demandeurs d’asile sont perçus favorablement par des États comme l’Allemagne, qui y voient un moyen de dissuader les nouveaux arrivants.

Deuxièmement, une véritable dispersion géographique implique de placer les demandeurs d’asile dans des communautés qui n’ont que peu ou pas d’expérience en ce qui a trait à l’accueil d’immigrants. En Allemagne, les demandeurs d’asile placés dans des zones plus rurales ont été exposés à la xénophobie et même à la violence raciste.

Depuis le début des années 1990, les demandeurs d’asile et les centres d’hébergement pour réfugiés font régulièrement l’objet d’attaques xénophobes en Allemagne. La plus tristement célèbre d’entre elles s’est produite en 1992, dans une banlieue de Rostock.

L’isolement des réseaux et les environnements potentiellement hostiles ne sont pas seulement préjudiciables aux demandeurs d’asile. Ils peuvent également entraîner des coûts pour la société, sous la forme d’une mauvaise intégration sociale et économique et de tensions ethniques et raciales accrues, qui peuvent toutes deux être mobilisées par les politiciens d’extrême droite.

Le Canada pourrait-il adopter le modèle allemand?

En raison de son exposition croissante aux forces mondiales et aux flux de réfugiés, le Canada recevra sans aucun doute un nombre croissant de demandeurs d’asile dans les années à venir. La conception et la mise en œuvre d’un système efficace, à l’allemande, pourraient donner de meilleurs résultats que des arrangements plus ponctuels, comme l’illustre une comparaison entre l’Allemagne et le Royaume-Uni. Toutefois, les Canadiens devront être prêts à assumer les coûts humains et sociaux liés à la répartition des dépenses d’aide aux demandeurs d’asile entre les provinces. Deux éléments clés devront aussi être mis en place.

Un moyen légitime de déterminer les quotas

L’un des éléments qui ont permis aux États allemands de s’engager plutôt facilement dans un système de quotas de réfugiés est le mécanisme de distribution consensuel – la clé de Königstein. Créée à l’origine en 1949 pour financer la recherche et la science, cette clé a longtemps été considérée comme un moyen équitable et légitime de partager les coûts. Son application à un nouveau domaine politique était donc relativement peu controversée.

Dans le contexte actuel de fédéralisme exécutif au Canada, la création d’un mécanisme similaire conduirait probablement à des conflits intergouvernementaux supplémentaires.

Les politiques linguistiques pourraient également compliquer les négociations, car le Québec pourrait demander à ne conserver et à n’accueillir que des demandeurs d’asile francophones sur son territoire. Il faudrait en tenir compte dans le mécanisme de répartition. Cela rendrait peut-être plus difficile l’obtention d’un consensus politique dans cette province et dans le reste du pays.

Des infrastructures efficaces

Tous les résidents de l’Allemagne, y compris les citoyens, sont tenus de s’enregistrer auprès de leur ville ou des autorités municipales dans les deux semaines qui suivent leur installation. L’enregistrement local est inscrit sur les cartes d’identité nationales (la forme la plus courante d’identification personnelle dans le pays) et détermine l’accès à une myriade de services sociaux. Il est également utilisé pour déterminer le montant du financement qu’une municipalité reçoit de l’État, y compris le nombre de places nécessaires dans les écoles et les garderies.

Ce système permet de lier le soutien social et financier des demandeurs d’asile au maintien de leur résidence dans une municipalité donnée. En d’autres termes, il existe une infrastructure efficace pour faire respecter le système de quotas et gérer facilement la répartition des demandeurs d’asile et les transferts financiers entre les États et les municipalités.

Le Canada ne dispose pas d’une telle infrastructure. La plupart des aides à l’immigration ne sont pas non plus conçues pour maintenir la répartition géographique. Les programmes de candidats des provinces (PCP) et, dans ce cadre, les collaborations avec les municipalités pour inciter les immigrants et les réfugiés à s’installer en dehors des grands centres, constituent une exception. Cependant, les immigrants s’inscrivent d’eux-mêmes à ces programmes, ce qui suggère une volonté de la part des participants de s’installer dans une région particulière du pays.

Si le Canada décidait d’adopter un programme de répartition des demandeurs d’asile entre les provinces et les territoires, il suivrait les pratiques établies en Allemagne et dans d’autres pays européens. Toutefois, pour que cela se fasse de manière efficace et avec un minimum de frictions entre les différents paliers de gouvernement, une planification minutieuse et une infrastructure adéquate de gestion de la population sont requises. On devra également tenir compte des coûts humains et sociaux, que le Canada n’a pas – jusqu’à maintenant – été disposé à payer.

Cela suppose notamment de restreindre la liberté de circulation des demandeurs d’asile et de créer des conditions de vie qui pourraient leur être préjudiciables, ainsi qu’au tissu social du Canada.

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Jennifer Elrick
Jennifer Elrick est professeure associée au département de sociologie de l’Université McGill et directrice du programme d’études canadiennes à l’Institut d’études canadiennes de McGill.
Daniel Béland
Daniel Béland est directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill depuis janvier 2019 et professeur titulaire de science politique à l’Université McGill. De 2012 à 2018, il a été professeur à l’Université de la Saskatchewan où il détenait la Chaire de recherche du Canada en politiques publiques de la Johnson Shoyama Graduate School of Public Policy. Ses recherches portent principalement sur les politiques sociales, la réforme des soins de santé et la relation entre politiques fiscales et développement de l’État-providence.

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