Dans les semaines à venir, les Canadiens auront l’occasion de célébrer. Le 21 juin, ils seront invités à souligner les contributions des Premières Nations, Métis et Inuits à l’occasion de la Journée nationale des autochtones. Le 24 juin, les Québécois de toutes origines célébreront leur fête nationale à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, qui rejoint aussi les Canadiens français à travers le pays. Ces festivités seront suivies par la célébration du 150e anniversaire de la Confédération le 1er juillet. Alors que les Canadiens sont appelés à célébrer le passé, nous posons un regard sur l’avenir du pays.

Dans sa campagne de 2015, Justin Trudeau s’est engagé à faire avancer la réconciliation en partenariat avec les peuples autochtones, les provinces et les territoires. Dans une déclaration à la suite à son assermentation, le premier ministre a dit : « Nous consoliderons les assises de notre grand pays en renouvelant les relations de nation à nation avec les peuples autochtones, une démarche qui sera fondée sur la reconnaissance des droits, le respect, la coopération et le partenariat. » Que signalent ces engagements audacieux envers la réconciliation pour l’avenir du fédéralisme canadien ?

Pour mieux comprendre la vision du fédéralisme proposée par le premier ministre, quelques mots, au préalable, à propos de la théorie et de l’histoire du fédéralisme.

Depuis les célèbres travaux de James Madison dans les Federalist Papers, le fédéralisme est un système de gouvernement, ou un mode d’organisation de la vie politique. Perçu comme un outil institutionnel pour préserver les libertés individuelles et collectives, le fédéralisme divise la souveraineté et crée des zones de tension, mais aussi d’autonomie et d’interdépendance entre divers ordres de gouvernement. Dans son chapitre « The Political Uses of Federalism » d’un ouvrage collectif, Alain-G. Gagnon ajoute la perspective sociologique à la perspective institutionnelle pour décrire comment le fédéralisme offre des protections à la diversité et à l’autonomie des peuples et nations minoritaires, tout en assurant une forme substantielle d’unité entre les diverses composantes pour le maintien de la paix et de l’harmonie. Cette double perspective, institutionnelle et sociologique, et cette quête d’un équilibre, toujours précaire, entre les exigences de la diversité et celles de l’unité, étaient toutes deux au cœur des préoccupations des fondateurs dans les moments qui ont précédé et suivi la fondation de la confédération canadienne.

Les fondateurs du Canada ne sont pas les premiers à constater les bienfaits du fédéralisme comme mode d’organisation de la vie politique. Ce principe est notamment évoqué dans l’union des peuples Mohawk, Oneida, Cayuga, Seneca et Onondaga dans la confédération Haudenosaunee (iroquoise) à la fin du 16e siècle, à laquelle se sont finalement joints les Tuscaroras. Selon la légende Haudenosaunee, ces nations ont été amenées à travailler ensemble par l’artisan de la paix qui leur a démontré qu’on peut plus facilement casser une flèche qu’un paquet de flèches mises ensemble. En acceptant de participer à cette union politique, les partenaires de la confédération Haudenosaunee ont choisi la paix plutôt que le conflit, la force collective plutôt que le pouvoir individuel. Pour ces nations, comme pour plusieurs autres, le fédéralisme a contribué à l’harmonie collective tout en préservant l’autonomie des partenaires au sein de la confédération.

Outre les desseins de la préservation de l’autonomie des partenaires, le fédéralisme accroît les lieux de participation politique, privilégie la délibération et multiplie les centres de décisions. Il favorise également l’émulation, l’innovation et la compétition dans les politiques publiques entre les partenaires, et invite les citoyens au partage avec leurs semblables et à la redistribution. Immanquablement, des tensions surgissent. On peut cependant penser que celles-ci ont des effets positifs tant et aussi longtemps que la poursuite de l’unité se fait dans un esprit de respect des différences. On peut aussi penser que le rassemblement des forces des uns et des autres, lequel est au cœur de la pratique fédérale, contribue à élargir l’influence des partenaires — nations ou provinces — et à leur permettre d’accomplir ensemble des choses qu’ils n’auraient pas pu faire séparément.

Depuis la confédération canadienne, les exigences de la diversité et celles de l’unité ont mené les chefs d’État canadiens à épouser diverses doctrines du fédéralisme. Au fur et à mesure que chacun des 23 premiers ministres a tenté de surmonter des divisions nationales, linguistiques, provinciales et régionales dans l’intérêt de l’unité, le fédéralisme canadien a oscillé entre le mode d’organisation centralisé adopté lors de la confédération et un fédéralisme classique qui fait place aux provinces.

Dans son livre paru en 1967, Le fédéralisme et la société canadienne-française, Pierre Elliott Trudeau a abordé la quête d’équilibre entre la diversité et l’unité. Alors ministre de la Justice dans le gouvernement de Lester B. Pearson, Trudeau voyait le fédéralisme comme une solution politique pour favoriser à la fois l’unité nationale et le maintien de la diversité linguistique. Quand il s’est lancé dans une course à la direction du Parti libéral, de laquelle il sortit vainqueur avant de succéder à Pearson à la tête du pays en 1968, il croyait que le nationalisme sur le plan fédéral ne réussirait pas à calmer le nationalisme au Québec. Il changea de perspective en 1981-1982 lorsqu’il décida de rapatrier la Constitution.

La reine Elisabeth II signe la Proclamation constitutionnelle à Ottawa le 17 avril 1982, sous le regard attentif du premier ministre Pierre Trudeau. LA PRESSE CANADIENNE/Ron Poling.

Arrivé au pouvoir avec un discours de fédéralisme d’ouverture en 2006, Stephen Harper préconisa le retour du fédéralisme classique. Promettant de réduire la taille du gouvernement fédéral et de tenir compte des intérêts régionaux, il annonça le retrait du gouvernement fédéral dans les domaines de compétence provinciale ou partagée, tels que les soins de santé et l’éducation. Sa défaite contre Justin Trudeau en 2015 a laissé le souvenir d’un gouvernement souvent implacable et rigide dans ses rapports avec ses partenaires.

En lien avec le slogan de vrai changement, Justin Trudeau s’engage par contraste à travailler avec les provinces dans un esprit de consultation, de cogestion et de coordination. Nous en voulons pour preuve, d’abord, la réponse qu’il a donnée durant la longue campagne électorale de l’été 2015 à la lettre que le premier ministre du Québec Philippe Couillard avait envoyée à tous les dirigeants des partis fédéraux. Justin Trudeau y prône le retour à l’esprit fédéral, la collaboration dans le respect des différences en vue d’atteindre des objectifs communs. Et, comme Christopher Dunn l’a intelligemment expliqué dans une étude pour le compte de l’Institut de recherche en politiques publiques, on retrouve ce vocabulaire du dialogue, de la collaboration et du partenariat dans l’ensemble des textes et discours associés à la campagne de Justin Trudeau en 2015 ; et il en va de même pour les principaux discours et documents gouvernementaux depuis son accession au pouvoir.

Justin Trudeau et des leaders du Congrès des peuples autochtones : le chef Dwight Dorey, la présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada Dawn Lavell Harvard, le président du Ralliement national des Métis Clément Chartier, le chef de l’Assemblée des Premières Nations Perry Bellegarde et le président d’Inuit Tapiriit Kanatami Natan Obed, le 16 décembre 2015. LA PRESSE CANADIENNE/Adrian Wyld.

En plus de tendre la main aux provinces en s’engageant le soir de son triomphe électoral à faire « de la collaboration avec les provinces le principe premier de ses actions », il a déclaré à maintes reprises qu’« aucune relation n’est plus importante pour moi et pour le Canada que la relation avec les peuples autochtones ». Cette déclaration faite dans son discours à la cérémonie d’assermentation et aussi dans les lettres de mandat à son cabinet a été reprise dans le discours du Trône prononcé le 4 décembre 2015. Justin Trudeau s’y engage à collaborer à la mise en œuvre des recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, à lancer une enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et à collaborer avec les Premières Nations. Selon le message qui émane du bureau du premier ministre, la réconciliation avec les peuples autochtones est vraiment une priorité.

Depuis son élection à la chefferie du Parti libéral en 2013 et à la tête du gouvernement majoritaire fédéral en 2015, Justin Trudeau s’est engagé à établir un fédéralisme qui, en plus de favoriser le dialogue, la collaboration et le partenariat, reconnaît la souveraineté des partenaires provinciaux et autochtones. Nous employons la notion de « fédéralisme de réconciliation » pour tenir compte de ces deux aspects du fédéralisme de Trudeau.

Toutefois, il est plus difficile de déterminer comment cette vision du fédéralisme de réconciliation se traduira dans la pratique.

La conférence de presse de clôture à l’issue de la réunion des premiers ministres à Ottawa, le vendredi 9 décembre 2016. LA PRESSE CANADIENNE/Adrian Wyld.

Depuis le début de son mandat, le premier ministre a adopté plusieurs approches de collaboration, en fonction des différents enjeux. En matière de changements climatiques, il s’est impliqué directement et a pu convaincre (presque toutes) les provinces à accepter un objectif national pour la réduction des gaz à effet de serre, après avoir réuni à trois reprises les premiers ministres des provinces et territoires. Par contre, il a délégué aux hauts fonctionnaires la tâche de négocier des accords sur la santé avec les provinces sur une base individuelle. Les deux approches sont fondées sur la coopération avec les provinces, mais les mécanismes fédéraux utilisés pour y parvenir sont différents.

Le premier, à savoir une forme de fédéralisme coopératif exécutif, invite les provinces à travailler ensemble vers un objectif commun (bien que déterminé par le gouvernement fédéral). Le second, une forme de fédéralisme coopératif axé sur les provinces, comporte des négociations bilatérales avec les provinces. Le premier ministre a jumelé les deux mécanismes dans le cas de l’éducation à la petite enfance et des services de garde en annonçant la semaine dernière l’élaboration d’un cadre national de services de garde, qui sera suivi d’ententes bilatérales avec les provinces.

Face à ces différentes approches, nous ne savons pas encore quel type de mécanisme fédéral le premier ministre adoptera pour travailler de concert avec les peuples autochtones. La semaine dernière, il a signé un protocole d’entente avec l’Assemblée des Premières Nations sur les priorités communes, comprenant notamment des réunions régulières — un engagement qu’il a aussi pris avec le Ralliement national des Métis en avril 2017. Malgré un renforcement des relations politiques entre le premier ministre et les chefs autochtones, on ne sait précisément si cet engagement de Justin Trudeau s’appliquera à l’ensemble des secteurs des politiques publiques. Nous en voulons pour exemple l’expansion du pipeline Kinder Morgan Trans Mountain où les communautés autochtones étaient considérées comme des intervenants et non pas comme des partenaires.

Alors qu’il entame la deuxième moitié de son mandat, les actions du premier ministre laissent croire que les arrangements et les mécanismes fédéraux pour parvenir à la coopération varieront selon les secteurs et que Justin Trudeau sera plus susceptible de s’engager directement dans la coopération avec les provinces dans les secteurs qu’il a jugés prioritaires, l’environnement notamment. Comme les premiers ministres qui l’ont précédé, il devra choisir parmi ses priorités et décider comment favoriser la coopération entre les partenaires de la fédération.

En l’absence de coopération entre les partenaires autochtones, fédéraux et provinciaux, les Canadiens verront s’exacerber l’approche fragmentée de la réconciliation qui prend forme à travers le pays. Dans sa nouvelle Politique d’affirmation du Québec et de relations canadiennes, le premier ministre Philippe Couillard a convié l’ensemble des partenaires fédératifs à une refondation de la participation du Québec à la fédération, qui respecte la diversité des partenaires. En Ontario, la première ministre Kathleen Wynne a récemment annoncé un investissement de 250 millions de dollars pour des programmes et des actions visant à appuyer les objectifs de réconciliation énoncés dans sa politique de 2017 Cheminer ensemble. Alors que d’autres provinces ont dit vouloir faire progresser la réconciliation, deux ans après que la Commission de vérité et réconciliation eut publié ses 94 appels à l’action, nous constatons l’absence d’une vision unie ou d’actions coordonnées en matière de réconciliation au Canada.

Au cours des 150 dernières années, le fédéralisme canadien a été caractérisé par une pluralité d’approches — la colonisation, la compartimentation, la coopération, la concurrence et la collaboration. Avec sa vision du fédéralisme de réconciliation, le premier ministre Trudeau propose un nouveau type de fédéralisme coopératif qui respecte la souveraineté des provinces et des peuples autochtones. Le ton noble du discours de Justin Trudeau nourrit de grandes attentes. C’est pourquoi son approche envers les peuples autochtones comme intervenants plutôt que partenaires dans les décisions politiques, tout comme sa réaction sèche et négative à la nouvelle politique d’affirmation du Québec, suscitent des doutes quant à la capacité du discours de réconciliation à se transformer en actions cohérentes. Sans une vision de la réconciliation et des actions concrètes que partagent les partenaires fédéraux, provinciaux et autochtones, les Canadiens auront peu de raisons de célébrer.

Cet article fait partie du dossier Les politiques publiques à l’horizon 2067.

Photo: Le premier ministre Justin Trudeau et le chef de l’Assemblée des Premières Nations Perry Bellegarde à la signature du Protocole d’entente avec l’Assemblée des Premières Nations sur les priorités communes à la Colline parlementaire à Ottawa, le lundi 12 juin 2017. LA PRESSE CANADIENNE/Sean Kilpatrick.


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Guy Laforest
Guy Laforest est professeur au Département de science politique de l’Université Laval. Ses principaux champs d’enseignement et de recherche sont la pensée politique, l’histoire intellectuelle au Québec et au Canada, la politique constitutionnelle au Canada, et les théories du fédéralisme et du nationalisme.
Janique Dubois
Janique Dubois est professeure adjointe à l’École d’études politiques à l’Université d’Ottawa. Ses recherches interdisciplinaires portent sur les pratiques de gouvernance des minorités autochtones et linguistiques au Canada.

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