L’élection de Jean Charest à Québec marque unchangement d’époque dans la recherche identitaire du Québec et dans ses relations avec le Canada. Le changement en soi est plus symbolique, marquant un pas- sage. Il consacre toutefois l’aboutissement d’une évolution qui a amené la société québécoise à se percevoir différem- ment et à redéfinir les rapports qu’elle souhaite entretenir avec le Canada et, par extension, avec le monde.

Peut-on alors répondre plus clairement à la question « Que veut le Québec »? Il y a maintenant près de trente ans, Yvon Deschamps, dans une boutade célèbre, avait réussi à bien résumer le sentiment québécois : « Un Québec indépendant dans un Canada uni. » Aujourd’hui, cette ambivalence n’est pas dissipée, mais elle n’est plus la même. Le nationalisme québécois a profondément changé et l’agenda fédéraliste du Premier ministre du Québec le confirme.

Le nationalisme québécois a longtemps été alimenté par un sentiment d’être mal traité et par la perte progressive de pouvoir politique au sein de la fédération canadienne. Ces sen- timents ont convergé vers 1960 dans un mouvement politique axé sur l’indépendance du Québec. L’appui de René Lévesque et de Jacques Parizeau vers 1968 a donné au mouvement la respectabilité politique nécessaire. Depuis 1970, le Parti québécois est l’alternative politique au Parti libéral du Québec.

Mais à partir de 1955, les Québécois francophones amor- cèrent des gains socioéconomiques rapides. Assistée et sti- mulée par le leadership du gouvernement du Québec, une classe d’affaires francophone émergea de 1965 à 1980, et s’in- stalla solidement aux rênes du pouvoir. La transition ne fut pas sans heurts, s’ac- compagnant d’une forte émigration de places d’affaires de Montréal vers Toronto. Mais aujourd’hui, les jeunes Québécois qui découvrent le monde des affaires y voient une réalité francopho- ne, accessible et parlant français, une si- tuation très différente de celle observée dans les années soixante par les baby- boomers, qui ont toujours constitué le cœur de l’électorat indépendantiste.

Le succès socioéconomique des Québécois francophones a miné une des principales sources d’insatisfaction qu’exploitaient les indépendantistes québécois. Aujourd’hui, on ne peut plus invoquer l’inféodalité économique et sociale du Québec comme raison d’être de l’indépendance. Quels que soient ses objectifs, l’indépendance ne peut plus se justifier par l’argument du rattrapage économique des Québécois.

L’autre grand changement qui a miné le soutien à l’indépendance est la perte de lustre de l’État. En fait, l’indépendance prônée par le Parti québécois était un grand projet de gauche, dans lequel l’État jouait un rôle central. Non seulement y avait-il concentration des pouvoirs publics dans les mains d’un seul gouvernement, mais l’indépen- dance permettait une optimisation, voire une maximisation du levier éta- tique. Or, l’État comme agent de développement économique et social a perdu beaucoup de son attrait au Québec. Porté à des sommets par la Révolution tranquille, l’État est main- tenant souvent perçu comme une grosse bureaucratie tatillonne et inefficace. La perspective de concentrer tout le pouvoir dans les mains d’un seul gouvernement afin d’en faire plus n’a plus beaucoup de traction politique au Québec.

Dans la foulée de ces changements, deux rêves, l’un canadien, l’autre québécois, ont volé en éclat. La créa- tion d’une identité nationale relève encore d’une alchimie dont nous n’avons pas encore percé tous les secrets. Les Québécois, qui auparavant s’appelaient Canadiens-français, et si on remonte encore plus, Canadiens, continuent de se percevoir comme un peuple, collectivement distincts des autres citoyens qui peuplent le Canada. S’il y a un changement depuis trente ans, c’est que cette collectivité s’est élargie. Sont Québécois aujourd’hui tous ceux qui vivent au Québec, dans la mesure où ils parlent le français, car la langue est devenue aujourd’hui le grand trait d’union, au-delà de la rési- dence, du peuple québécois.

Qu’en est-il de la nationalité cana- dienne chez les Québécois? Pour plus de 80 p.100 d’entre eux, incluant une grande partie des enfants d’immi- grants, la nationalité canadienne n’est qu’un manteau par-dessus leur identité québécoise, un passeport supra natio- nal bien utile. Mais ce n’est pas une identité. L’âme d’un peuple est rarement schizophrène. Encore plus que jamais, le « nous sommes Québécois », comme chantait François Guy il y a trente ans, définit notre identité. Il faut donc en finir avec le rêve canadien au Québec. Canadien, c’est le passeport pour les affaires et les voyages. Le peuple québécois est ainsi fédéraliste, plus qu’il ne l’a jamais été, mais par choix : le fédéralisme est une bonne affaire, et le Canada, un bon pays pour « le peuple québécois ».

Le rêve du « Québec indépendant » a subi un sort analogue, pour les mêmes raisons. Tant que l’âme québécoise peut s’accommoder du passeport canadien, et elle le fait volontairement, et tant que le Canada demeurera un pays démocra- tique et bilingue, il sera difficile de raviver le rêve de l’indépendance. C’était d’ailleurs surtout le rêve des baby- boomers, qui ont grandi dans un arrangement où le peuple québécois n’avait pas sa pleine place. Mais en devenant la première génération de Québécois à être au Québec les égaux des Anglais et à y voir leur langue pleinement respectée, ils ont en quelque sorte rendu caduc le pays indépendant. L’indépendance a presque disparu du paysage politique québécois. Il restera toujours un mouvement nationaliste, qui rêvera d’une nouvelle relation avec le Canada. C’était auparavant l’au- tonomie de Duplessis. C’est aujourd’hui un nouveau pacte avec le Canada. Parce que les Québécois ne sont pas des Canadiens tout court, ce volet de renégociation du pacte canadien sera toujours présent dans la réalité politique québé- coise. Mais nous ne devrions pas voir resurgir un mouvement de séparation pour quelques générations au moins.

L’ambivalence nationale des Québécois demeure, mais elle est beaucoup mieux cernée : naturellement Québécois, et très à l’aise dans le Canada. Jean Charest en est presque l’image parfaite.

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On peut même se demander si celui- ci ne rêve pas secrètement d’un retour sur la scène fédérale. Il ne fait aucun doute qu’il exercera un leadership indéniable auprès des premiers ministres provin- ciaux. On peut s’attendre à ce qu’il défende un agenda fédéraliste. Toutefois, il est peu probable qu’il délaisse les posi- tions traditionnelles du Québec en regard des droits des provinces. Sur quelques dossiers tests, tels le Conseil canadien de la santé, une Commission nationale des valeurs mobilières et le financement des villes, ses positions ne devraient pas dévier des positions du gouvernement précédent. On peut penser aussi qu’il saura rallier, mieux que ses prédécesseurs, ses collègues des autres provinces et mieux structurer les revendications financières des provinces face à Ottawa.

Mais il ne faut pas croire que ceci augure bien pour une nouvelle ronde de discussions constitutionnelles. Un gouvernement québécois résolument fédéraliste n’est qu’une des conditions nécessaires au succès d’une telle ronde, mais elle est loin d’être une condition suffisante. Il est vrai qu’en 2004, l’on se retrouvera au Canada avec une nou- velle génération de leaders politiques qui, à l’exception de Jean Charest, n’ont pas connu ni Meech, ni Charlottetown. Mais ceci n’est pas encore suffisant. En particulier, le défi autochtone, intimement lié au pro- blème constitutionnel et plus aigu aujourd’hui qu’il y a dix ans, rend peu probable l’amorce de discussions, et encore moins leur succès. La présence d’un bon interlocuteur au Québec n’y changera pas grand chose : le Québec n’est plus l’instrument de blocage des réformes constitutionnelles.

En conséquence, le fédéralisme québécois sera probablement tranquille, quelque peu affairiste, avec les montées de lait annuelles autour du partage fiscal. Mais rien pour créer de grands remous.

Le Québec affichera la même atti- tude dans ses relations hors Canada. Les économistes ont inventé dans leurs modèles économiques, le concept du petit pays pour décrire une économie dont la taille n’est pas suff- isante pour avoir un impact sur les prix externes. Le petit pays reçoit et donne sans influencer l’univers externe. L’analogie vaut aussi sur le plan poli- tique pour les petits pays dont la poli- tique extérieure est dominée par le souci de tirer son épingle du jeu sans perturber un monde sur lequel il n’a pas beaucoup d’influence. Le Canada ne s’est jamais véritablement résigné à être un petit pays, ayant toujours voulu influencer le monde. Le Québec n’est peut-être pas un pays au sens juridique du terme, mais à bien des égards, il poursuit une politique extérieure de « petit pays ».

Face aux États-Unis, les intérêts du Québec convergent généralement avec ceux du reste du Canada. Les bénéfices d’être incorporé dans l’ensemble cana- dien dépassent largement tout désa- vantage associé à des divergences d’intérêts avec le reste du Canada. Sur ce pan majeur de la politique extérieure canadienne, le Québec con- tinuera d’être un bon soldat.

Ailleurs dans le monde, le Québec poursuit des ambitions commerciales très égoïstes, mais anodines politique- ment, la francophonie étant l’excep- tion. Ce qui intéresse le Québec, ce sont des exportations, des investissements et des immigrants. Ceci l’amène souvent à doubler les efforts du Canada, jugé par- fois insuffisamment énergique. Plus de ressources ne nuisent pas. Cette attitude mercantile ne fera que s’amplifier sous un gouvernement du Parti libéral. Le Québec sera absent des grands débats internationaux, sauf s’il y voit des intérêts commerciaux.

Ce comportement de petit pays ne s’étend pas toutefois à la fran- cophonie, où le Québec est un grand pays. D’abord, avec la France, les rela- tions devraient s’intensifier, ne serait- ce qu’à cause de la présence croissante d’intérêts économiques québécois en France. Ceci est déjà évident dans les arts populaires, et en particulier la chanson, où la présence des Québécois atteint presque le seuil d’irritation en France. On retrouve aussi cette présence dans les services, dans la foulée d’échanges grandement stimulés par les Français qui depuis vingt ans viennent de plus en plus au Québec. Ce foisonnement de relations commer- ciales, touristiques et migratoires sou- tient des échanges officiels croissants entre le gouvernement du Québec et celui de la France, qui a appris depuis 30 ans, à maîtriser les subtilités diplo- matiques de la fédération canadienne.

Mais l’impact du caractère franco- phone a des effets beaucoup plus pro- fonds sur le caractère du Québec, et indirectement, sur ce que Québec veut. En effet, imperceptiblement, les Québécois deviennent plus euro- péens dans leurs habitudes de consommation et dans leurs attitudes politiques. Protégé par sa langue, le Québécois ne subit pas l’assaut quotidien des mass média américains qui façonnent la culture et les attitudes canadiennes. Compensant la présence moins forte de contenus améri- cains, les médias québécois sont plus ouverts aux contenus et courants européens, qui proviennent principale- ment de France. Dans nos sociétés où l’information prend de plus en plus de place, cette différence quotidienne, bien que légère, se traduit au fil des ans, par un cumul important. On en voit les con- séquences dans la consommation, dans les loisirs, dans les voyages, dans la mode, et forcément, dans les politiques publiques. Les écarts entre le Québec et le reste du Canada s’accentuent.

Les Québécois ont donc des champs d’intérêts qui, sur plusieurs points, divergent de ceux de leurs compatriotes des autres provinces. En matière de politique publique, ce qui peut ressem- bler à de l’indifférence n’est souvent que signe d’intérêts différents, le résul- tat de vivre dans un espace linguistique et médiatique autre. Le gouvernement fédéral, dont le champ d’intérêt s’étend à mare usque a mare, doit être conscient de cette réalité. Dans la mesure où il saura bien gérer cette hétérogénéité structurelle, il aura moins à se deman- der ce que le Québec veut.

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