Plus on est fortuné, plus on se protège contre les risques de la vie. Dans les pays riches, les citoyens disposent d’un ensemble de services et de programmes publics pour se prémunir contre les aléas liés au vieillissement, à la maladie, au chômage ou à la pauvreté. Et les plus aisés en rajoutent, souvent avec l’aide de l’État : régimes de retraite d’employeurs ; régimes enregistrés d’épargneretraite ; assurances privées pour les médicaments, l’hospitalisation ou les soins dentaires ; épargne-études ; la liste est longue.

On oublie trop souvent que pour la grande majorité des habitants de la planète, de telles protections demeurent tout simplement impensables. Plus on est démuni, moins on possède de recours pour faire face aux risques de la vie.

Aux plus pauvres, les riches aiment en général prêcher une débrouillardise et une autonomie qu’ils ne pratiquent eux-mêmes que bardés de protections. Apprenez à pêcher, leur dit-on, plutôt que d’attendre un poisson.

Il apparaît pourtant bien difficile de s’éduquer, de se former, d’épargner, de construire ou d’investir quand le moindre accident peut tout faire basculer.

C’est un peu dans cet esprit qu’en août 2010, le Bureau international du travail, l’Organisation mondiale de la santé et les grandes agences des Nations unies ont mandaté un comité de travail pour réfléchir à ce que pourrait être un socle universel de protection sociale, ou, selon la métaphore utilisée en anglais, un « plancher » assurant un minimum de sécurité à tous les citoyens du monde.

Dirigé par Michelle Bachelet, présidente du Chili de 2006 à 2010 et depuis lors secrétaire générale adjointe des Nations unies et directrice exécutive d’ONU Femmes, le comité a remis son rapport (« Social Protection Floor for a Fair and Inclusive Globalization ») le 27 octobre, à quelques jours du sommet du G20 à Cannes.

Constatant que plus de cinq milliards d’humains ne bénéficient d’aucune sécurité sociale, le rapport plaide pour un minimum de protection pour tous, un socle universel qui pourrait rendre la mondialisation plus juste et inclusive, tout en favorisant le développement humain et la croissance économique. Il ne s’agit évidemment pas d’appliquer partout un même modèle. Les grands principes de justice et le droit à des conditions de vie décentes peuvent être considérés comme universels, mais les façons de les concrétiser demeureront multiples. Chaque pays devrait donc trouver sa propre manière d’assurer des services sociaux de base et un minimum de sécurité sociale à ses citoyens.

Même les pays les plus pauvres, comme le Bénin, le Salvador, le Mozambique ou le Viet Nam, pourraient y arriver ; ils devraient consacrer à cette mission au plus 1 ou 2 p. 100 de leur produit intérieur brut. Et cet investissement social deviendrait rapidement rentable en contribuant à améliorer le niveau d’éducation, la santé publique, la cohésion sociale et la productivité. La difficulté, avance le comité, relève principalement du manque de vision et de volonté politique.

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Passé largement inaperçu dans les médias, le rapport Bachelet signale une réorientation fondamentale dans le discours des grandes organisations internationales proches des Nations unies, et peut-être un nouvel horizon pour le développement international. L’idée d’un socle universel de protection sociale rompt en effet, implicitement, avec les Objectifs du millénaire pour le développement, qui mobilisent ces organisations depuis le début du siècle.

Les Objectifs du millénaire étaient d’abord définis en termes de résultats. Il fallait, entre autres, réduire de moitié d’ici 2015 le nombre de personnes disposant d’un revenu inférieur à un dollar par jour. Les moyens mis en œuvre pouvaient donc varier. Une forte croissance économique, par exemple, pouvait être tout aussi efficace que l’aide internationale ou des politiques de redistribution. Tous les regards étaient alors tournés vers les fins et les résultats plutôt que vers les moyens et les droits.

Le socle de protection sociale, au contraire, ramène au cœur de la problématique du développement l’idée de justice sociale, et il pose au départ le droit de chaque être humain à une vie décente. Cette proposition réintroduit donc, à l’échelle internationale, la logique qui fonde l’État-providence dans les pays riches.

Avant d’être des instruments pour obtenir des résultats mesurables ou des avantages dérivés de la croissance économique, nos programmes sociaux sont l’incarnation de droits que les citoyens estiment incontournables. De ce fait, ils ne sont pas aisément remis en question et ils constituent un véritable « plancher » social, en deçà duquel il n’est pas permis de descendre.

Si on pense le développement international en termes de droits plutôt que de résultats, le portrait change radicalement. Il ne s’agit alors plus de miser simplement sur la générosité du Nord ou sur la croissance économique du Sud, mais plutôt d’appuyer et d’accompagner le changement dans des sociétés où les droits politiques et sociaux demeurent mal établis.

L’exemple du Brésil de Lula, qui a créé un véritable miracle économique en améliorant le revenu des plus pauvres, montre comment tout repose sur un bon « plancher » de protection sociale. L’idée commence même à se répandre, ici comme ailleurs. Pour produire de la richesse, il faut d’abord redistribuer.

Photo: Shutterstock

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