Les phénomènes les plus visibles sont ceux qui affectent douloureusement le mouvement souverainiste. La chute du Bloc québécois a été stupéfiante. Pendant les premiers mois de 2011, le Bloc pouvait avoir bon espoir d’emporter la majorité des sièges du Québec à la Chambre des communes. Les sondages de la firme Léger Marketing effectués en janvier lui attribuaient 36 p. 100 des intentions de vote. Au moment où la campagne électorale s’amorçait, il récoltait même l’appui de 39 p. 100 des répondants. Si ces résultats étaient quasi identiques à ceux obtenus en 2008, en 2009 et en 2010, ils étaient nettement inférieurs à ceux enregistrés en janvier 2006 (45 p. 100) ou en avril 2005 (53 p. 100). Bref, le Bloc n’était plus au zénith de sa gloire. Ce qui des appuis dans les sondages. En un an, il aura perdu la moitié de sa base populaire.

La chute du Parti québécois (PQ) est plus lente. En août 2010, le PQ se situait à 41 p. 100 dans les sondages. Compte tenu de la répartition du vote francophone, il était alors assuré de former un gouvernement majoritaire advenant un scrutin. L’avance sur les libéraux était de 10 points, donc très confortable. Quelques mois plus tard, en février 2011, le PQ s’est retrouvé cependant à 34 p. 100 ; son avance sur les libéraux n’était plus que de cinq points. Lors de sondages réalisés au cours de l’automne 2011, où l’on a proposé aux répondants la liste habituelle des partis existants, il n’a obtenu qu’un maigre 25 p. 100, alors que les libéraux l’ont coiffé de quelques points !

Pour les péquistes, cette chute est d’autant plus humiliante que les libéraux sont empêtrés dans des accusations de corruption, subissent les effets du piétinement de plusieurs projets et souffrent d’une inévitable usure du pouvoir. Si les libéraux semblent mieux se porter, c’est que leur ennemi juré de toujours, le PQ, est terrassé par une tourmente qui le cloue au sol. En fait, depuis presque 20 mois, l’appui aux libéraux fait du sur-place autour de 30 p. 100 ; pouvait réconforter l’équipe de Gilles Duceppe, c’était bien sûr la division du vote chez les adversaires, puisque les libéraux et les conservateurs récoltaient 20 p. 100 des intentions de vote au Québec et que le NPD ne pouvait compter en début de campagne que sur un maigre 15 p. 100. On connaît la suite : en 20 jours, les appuis au Bloc se sont s’effondrés, et le vote des adversaires s’est concentré sous la bannière néodémocrate. En octobre 2011, cinq mois après l’élection de mai, le Bloc récolte 20 p. 100 pas une fois, ceux-ci n’ont retrouvé le score de 45 p. 100 qu’ils avaient au lendemain du scrutin de 2008.

Quand on prend un peu de recul, on constate qu’au cours des 15 derniers mois, les souverainistes — bloquistes et péquistes confondus — ont subi la plus importante hémorragie de leur histoire. En simplifiant les chiffres, ils sont passés d’un niveau d’appui de 40 p. 100 à 25 p. 100. La chute est amplifiée lorsqu’elle est traduite en sièges. Dans le cas du Bloc, le cauchemar est devenu une réalité ; chez les péquistes, il est fortement anticipé.

La souveraineté, comme projet politique qui sous-tend l’action du PQ et du Bloc, a perdu du terrain d’une manière très similaire dans les deux cas. Si elle récoltait un soutien de 54 p. 100 en 2005, elle se situe autour de 42 p. 100 en 2009 et en 2010. Les enquêtes menées à la fin de l’année 2011 donnent au projet de souveraineté un appui de 34 p. 100 (Léger Marketing). À la mi-octobre, dans un sondage CROP commandé par L’Idée fédérale, un groupe de recherche qui fait la promotion du fédéralisme, les résultats sont plus désastreux encore pour les souverainistes : on y estime que seulement 25 p. 100 des Québécois sont favorables à l’indépendance.

D’autres résultats de cette enquête sont révélateurs d’un nouvel état d’esprit. Le rapatriement de la Constitution, orchestré par Pierre Trudeau en 1982, est à présent considéré positivement par 80 p. 100 des Québécois. Plus inquiétant encore, 71 p. 100 des répondants interrogés jugent que le débat sur la souveraineté est dépassé. Autre préoccupation qui ressort de la même enquête : « La plupart des Québécois ne croit pas que le Québec deviendra un jour un pays souverain. Même le tiers des indépendantistes ne croit plus à la faisabilité du projet souverainiste. » Enfin, le caractère générationnel du projet s’affirme : les jeunes sont moins souverainistes que les plus de 55 ans. Et le sondeur Jean-Marc Léger conclut une chronique en soutenant : « Le Parti québécois est en train de faire la démonstration qu’il est le parti d’une seule génération. » Louise Beaudoin, députée démissionnaire du PQ, dans un texte publié dans Le Devoir à la mi-septembre, fait ce douloureux constat :

Au surplus, je considère que la cuisante défaite du Bloc, le 2 mai, aux mains d’un parti fédéraliste, et ce, malgré les 40 p. 100 de souverainistes recensés dans les sondages — beaucoup de croyants, mais peu de pratiquants visiblement —, indique que non seulement le projet d’indépendance lui-même est en dormance, mais qu’en amont c’est la conscience nationale, le sentiment national qui s’étiole.

À la fois causes et conséquences, ces turbulences ont alimenté un net mécontentement à l’endroit de Pauline Marois. Toute la structure du parti a été rudoyée par des déclarations de militants, de responsables politiques et de députés qui ont rompu la ligne de parti. La démission de cinq députés en juin n’a fait qu’accélérer le processus.

En somme, l’année 2011 est celle d’une accélération de l’éclatement de la grande coalition souverainiste-progressiste. Cette implosion a cependant commencé bien avant. D’abord, au lendemain de la défaite référendaire de 1995, quand l’Action démocratique du Québec de Mario Dumont, pourtant du camp du oui, a proposé un moratoire sur la souveraineté. Elle a continué en 2006 quand Québec solidaire s’est constitué, arrachant des appuis dans les franges les plus à gauche du PQ. Cet éclatement se poursuit avec l’émergence de groupes indépendantistes qui proposent de relancer le débat sur l’indépendance, critiquant sans cesse les hésitations et les tergiversations du PQ. C’est le cas du réseau Cap sur l’indépendance, lancé en mai 2011, qui regroupe 22 mouvements indépendantistes, et dont le coordonnateur est Gilbert Paquette, un ancien ministre péquiste sous René Lévesque. C’est aussi le cas du Nouveau Mouvement pour le Québec, animé par Jocelyn Desjardins, qui a défrayé les manchettes à l’automne en réunissant plus de 400 personnes, dont Pierre Curzi, député démissionnaire de juin. Plus récemment, le député indépendant de Nicolet-Yamaska, Jean-Martin Aussant, élu sous la bannière péquiste en 2008 et lui aussi démissionnaire de juin, s’est plus farouchement démarqué du PQ en fondant un nouveau parti indépendantiste, appelé Option nationale, en novembre 2011.

Si ces multiples groupes créent une impression de discorde dans la mesure où ils visent la direction du PQ lors de leurs interventions publiques, l’effet bien que corrosif reste marginal. Tel n’est pas le cas avec la formation de François Legault, la Coalition pour l’avenir du Québec. Ici, l’implosion est majeure. Quand les sondeurs l’ajoutent à la liste des réponses possibles, la Coalition obtient en moyenne 35 p. 100 des intentions de vote. L’effet sur le PQ est indéniable : ses appuis passent de 25 p. 100 à 18 p. 100 des intentions de vote, et le parti se retrouve au troisième rang. Si de pareils résultats de sondage devaient se transposer dans les urnes, le PQ serait éjecté de la scène politique.

Dès sa première formulation à l’automne 2010, le projet de François Legault a provoqué une forte adhésion. Tout au long de l’année, et au fil de la publication des quatre documents programmatiques, cet appui n’a pas vraiment fléchi. De plus, malgré des faux pas et des controverses, sa formation récolte entre 33 et 38 p. 100 des intentions de vote. L’idée formulée dès le départ est pourtant simple : mettre de côté la souveraineté pour s’attaquer à des dossiers « négligés », tels la santé, l’éducation, la culture et l’économie. Dans son document fondateur, François Legault propose sans ménagement de dépasser la rivalité traditionnelle : « Le cul-de-sac de la question nationale ne doit donc pas nous empêcher d’offrir à ceux qui nous suivront un Québec dynamique et prospère, toujours maître de son destin. » Dans le texte présenté le 14 novembre 2011, la volonté de tourner la page est plus nette encore :

Ni le renouvellement du fédéralisme ni l’accession du Québec à la souveraineté ne sont possibles dans le contexte actuel ou dans un avenir prévisible. Poursuivre ce débat dans ces circonstances ne sert plus les intérêts de la population.

Dans une entrevue accordée au magazine L’actualité, François Legault résume ainsi la lecture qu’il fait du Québec actuel :

Les gens sont tannés des discours des politiciens. Ils veulent des résultats. Et pour les obtenir, ils sont prêts à envisager de nouveaux moyens. Ils ne veulent pas que des groupes de pression dirigent le Québec. Il ne faut pas attendre l’unanimité pour agir.

Et il ajoute : « Un État efficace a besoin de mesures de droite et de gauche. » À la limite, le modèle québécois, où l’État joue un rôle central dans la protection, la régulation et la mise en œuvre des grands projets collectifs, est à nouveau remis en question. Ce que Robert Bourassa a tenté au milieu des années 1980 lors de son retour en politique, ce que Jean Charest a mis à l’ordre du jour en 2003 en parlant de la « réingénierie de l’État », ce que Mario Dumont a présenté en 2007, toutes ces intentions connaîtront peut-être leur aboutissement avec les propositions de François Legault. L’État québécois ne doit plus être en expansion ; il doit plutôt mieux cibler ses actions. L’État doit être revitalisé de l’intérieur. François Legault rejoint ainsi une majorité de Québécois qui ne veulent pas de nouveaux impôts, mais qui estiment que les deniers publics doivent être mieux gérés.

Au surplus, ce n’est pas tant le charisme que la démarche de cet homme qui provoque un ralliement : fils d’une famille modeste qui a réussi, ancien souverainiste sans être fédéraliste mais toujours nationaliste, convaincu que l’État doit aujourd’hui se redéfinir à l’image du privé, son parcours rejoint celui de beaucoup de Québécois inquiets des finances publiques et persuadés qu’il faudra « faire autrement » compte tenu des défis des années à venir.

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Dans le document fondateur, François Legault écrit sans détour : « Il nous faut voir les choses en face : la situation du Québec et les défis auxquels nous devons faire face — sociaux, économiques, culturels ou environnementaux — sont bien différents de ceux d’il y a 50 ans, à l’aube de la Révolution tranquille. Les façons de faire du passé, même si elles nous ont globalement bien servis, ne répondent plus à nos besoins. Nous devons mettre en place des solutions mieux adaptées aux réalités d’aujourd’hui. »

Le tableau de l’année 2011 resterait incomplet si les conséquences de la grogne populaire n’étaient pas prises en compte. Le mécontentement généralisé jette une ombre sur tout le paysage politique.

Au cours de la dernière année, le rejet de la classe politique a été si fort que bien des politiciens l’ont placé au centre de leurs préoccupations. C’est le cas de Sylvain Pagé, député de Labelle, dans un texte intitulé Manifeste pour une nouvelle culture politique. Même son de cloche chez le député péquiste Bernard Drainville dans un document rempli de propositions pour remédier à la situation. Lors de leur congrès de l’été 2010, les jeunes libéraux ont accordé la priorité à ce problème dans leurs échanges. François Legault fait d’ailleurs le même constat :

Cette situation a contribué à répandre la morosité et un certain défaitisme dans notre société, accompagnés d’un désintérêt marqué envers la chose publique. Puis la méfiance et le cynisme envers nos institutions se sont installés, alimentés par une tenace impression que le système ne fonctionne pas dans l’intérêt général. Rien de solide ne peut être construit sur de telles bases. Notre redressement collectif passe d’abord par le retour de la confiance.

Louise Beaudoin écrit quant à elle : « La démocratie, je crois, est en déliquescence au Québec, comme dans beaucoup d’autres pays. En résultent un pessimisme ambiant et une morosité généralisée par rapport à la politique et à sa capacité à réellement changer les choses. » Le phénomène est si fort que Lucien Bouchard, dans une longue entrevue accordée à La Presse en mai 2010, n’a pas hésité à provoquer les Québécois : « Être cynique, c’est se foutre de tout. C’est devenir irresponsable. […] Le cynisme, c’est largement un prétexte pour ne rien faire. »

Au-delà du jugement moral que portent les uns et les autres, le cynisme contient souvent des paradoxes. Le dossier de la construction en est un bel exemple : 91 p. 100 des Québécois pensent que le crime organisé a infiltré le domaine de la construction au Québec ; 70 p. 100 estiment que le gouvernement doit tenir une commission d’enquête publique. Mais lorsqu’on leur demande si l’on pourra un jour « éliminer la présence du crime organisé dans le domaine de la construction », 66 p. 100 répondent négativement ! Certains pourraient légitimement dire : « À quoi bon tenir une commission alors ? »

Le cynisme contient aussi des généralisations. Une enquête menée par la firme Angus Reid pour le compte de La Presse et du Soleil offre une image claire : les trois quarts des Québécois estiment que le Québec est « une province corrompue ». Et si une majorité (66 p. 100) croit que ce n’est guère mieux ailleurs, 22 p. 100 pensent que la situation est pire au Québec, contre 6 p. 100 qui la considèrent comme moins grave. Un sondage CROP aboutit à des conclusions plus dures : 36 p. 100 des répondants considèrent que la corruption est plus répandue au Québec qu’ailleurs, et seulement 3 p. 100 pensent le contraire, mais 52 p. 100 jugent que la situation ici est la même qu’ailleurs. Pour calmer le jeu des hyperboles, Yves Boisvert, chroniqueur à La Presse, tout en prenant la défense des médias, relève un paradoxe de plus :

Mais est-ce à dire que « le Québec est corrompu »? Ça dépend à quelle planète on se compare. Sur celle-ci, à l’échelle de la corruption, le Québec est en vérité une des sociétés les moins à plaindre. Une visite sur le site de Transparency International aide à mettre les choses en perspectives.

Ici, le rôle des médias — désignés  souvent comme le « quatrième pouvoir » — n’est pas négligeable. Les médias contribuent à définir la notoriété et la crédibilité des acteurs politiques. Or, aux prises avec un lectorat en déclin, ils se donnent souvent le rôle de justiciers. Un exemple instructif du passé récent : dans leur rapport sur les accommodements raisonnables, publié au lendemain de la « crise » qui a secoué le Québec au milieu des années 2000, Gérard Bouchard et Charles Taylor ont relevé qu’une majorité de cas traités par les médias avaient été déformés, exagérés, amplifiés en vue de susciter l’indignation. Le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval, de même que la sociologue Maryse Potvin, sont arrivés à des conclusions similaires. Dans un rapport sous-titré « L’invention d’un débat », cette chercheuse conclut :

Finalement, l’utilisation répétée du cadre « dramatique » pour traiter des questions liées aux accommodements raisonnables peut être associée à la concurrence commerciale que se livrent les grandes entreprises médiatiques québécoises. La logique de recherche de profits les a conduites à distordre la réalité et à amplifier le nombre d’« affaires », les scoops, les litiges, les conflits et les histoires spectaculaires pour augmenter leur auditoire. Certains médias ont joué le rôle du « pompier incendiaire »…

Est-ce aussi le cas ici ? Trop tôt pour le dire. La commission Charbonneau pourra établir certainement avec plus de justesse jusqu’à quel point l’appareil politique est corrompu, mais on aurait tort d’ignorer cette hypothèse interprétative pour comprendre le climat de morosité qui marque l’année 2011.

Enfin, de telles grognes populaires se combinent souvent à des volte-face qui donnent à la politique québécoise l’allure de montagnes russes. Pour 2012, on pourrait par exemple anticiper que, étant devenu maintenant un parti politique, la Coalition de François Legault se révélera être un château de cartes, frappé par le cynisme omniprésent. Paradoxalement, les libéraux pourraient, en misant sur la division du vote francophone, se faufiler jusqu’à une réélection ! D’ailleurs, la victoire du mal-aimé Dalton McGuinty en Ontario a dû faire rêver Jean Charest. Enfin, le souverainisme, visiblement aux soins intensifs, pourrait reprendre du mieux et faire mentir les pires pronostics.

À l’opposé, on pourrait aussi anticiper que le prochain gouvernement sera dirigé par François Legault, que le souverainisme est mort et que le PQ subira le même sort que le Bloc québécois. À mi-chemin, on peut penser que la nouvelle Coalition Avenir Québec, lancée le 14 novembre, deviendra un joueur incontournable et qu’elle amènera les uns et les autres à se redéfinir. Plus fondamentalement, le cynisme qui marque le Québec depuis quelques années est incontestablement porteur d’un certain désenchantement à l’endroit de l’État. Et ce désenchantement est peut-être d’autant plus grand que les Québécois ont beaucoup misé sur lui depuis la Révolution tranquille. En ce sens, les tourments qui affectent les acteurs politiques s’inscrivent peut-être dans une redéfinition de la culture politique québécoise.

Photo: Shutterstock

Jean-Herman Guay
Jean-Herman Guay is a professor in the School of Applied Political Studies at the Université de Sherbrooke.

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