La vérité, disait en juin le président de l’UDF, François Bayrou, « c’est qu’il y a deux France, de plus en plus éloignées l’une de l’autre. Celle de ceux qui se sentent bien, ouverte, diploÌ‚mée, urbaine, celle de ceux qui ont une situation, un logement, et qui vivent le temps comme une chance, le monde comme une opportunité nouvelle. Et celle de ceux qui se sentent mal, celle des bas salaires, du choÌ‚mage ou de l’exclu- sion, celle des commerces, de l’artisanat, la France rurale, celle des banlieues, de la fonction publique, la France qui se sent assiégée, qui a le sentiment que son temps s’aché€ve et que le monde est dressé contre elle. La France des jeunes, aussi, aÌ€ l’unisson de la partie la plus inquié€te du pays… »

Le vote référendaire du 29 mai 2005 a exprimé ce clivage. La France du oui était urbaine, éduquée et con- fortable, celle du non était moins for- tunée, et vivait dans les régions aÌ€ taux élevés de choÌ‚mage, dans les petites villes, dans les banlieues ou aÌ€ la cam- pagne. En mé‚me temps, comme le remarque Bayrou, le non était aussi ancré dans une fonction publique éduquée et bien protégée, et il ralliait en plus les jeunes, traditionnellement acquis aÌ€ l’Europe. C’est que la classe moyenne des salariés, des com- merçants et des artisans a largement basculé dans le camp du doute, don- nant aÌ€ celui-ci une majorité qui, pour l’instant, n’est acquise aÌ€ aucun parti.

De toute évidence, le choÌ‚mage et les inquiétudes qu’il suscite sont au cœur de cette évolution. AÌ€ 10 p. 100, le taux de choÌ‚mage français est un des plus élevés en Europe, et il affecte particulié€rement les jeunes dont le taux de choÌ‚mage n’est dépassé que par ceux de l’Italie et de la Gré€ce. Les emplois précaires se multi- plient et la pauvreté et l’insécurité s’in- stallent, dans un contexte ouÌ€ la faiblesse de la croissance et l’importance des déficits publics et de la dette laissent peu d’espoirs de progré€s. Pour les jeunes, l’as- censeur social semble de moins en moins fonctionner ; pour de nombreux autres, c’est plutoÌ‚t la disqualification sociale qui paraiÌ‚t menacer.

Dans un tré€s bon livre qui sortira cet hiver en français, La France en crise, l’historien canadien Timothy B. Smith blaÌ‚me les élites du pays pour ces pié€tres résultats. Les politiciens, les syndicalistes et les intellectuels, explique-t-il, préfé€rent parler de soli- darité et dénoncer la mondialisation et le néolibéralisme plutoÌ‚t que de faire face honné‚tement et avec lucidité aux problé€mes d’un pays qui est en fait inégalitaire et enfermé dans un modé€le social dépassé. Facile et réconfortant, ce discours a aussi l’avantage de préserver les acquis de chacun, en évitant de remettre en question les privilé€ges asso- ciés au modé€le en place. Et tant pis pour les perdants. Au moins, le modé€le social français sera sauvé.

Smith n’a pas tort. De fait, la cam- pagne référendaire du printemps 2005 a repris avec emphase la partition anti- libérale qu’il décrit dans son livre, en y accolant des images populistes plus ou moins honorables. Il ne faudrait cepen- dant pas pousser trop loin la vieille idée de la trahison des élites, qui nous ramé€ne tout aussi rapidement au populisme. D’abord, les élites sont divisées, et plusieurs favorisent en fait des change- ments de l’ordre de ceux que Smith proÌ‚ne, en faveur d’un marché du travail plus flexible et d’institutions sociales moins segmentées. Ensuite, les exclus, les choÌ‚meurs et les inquiets sont tout aussi partagés, et ils craignent le change- ment autant sinon plus que les élites.

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Le problé€me est politique. Pour relancer l’économie, des réformes sont nécessaires. Mais comme la croissance est lente, ces réformes sont difficiles aÌ€ réaliser : les marges de manœuvre sont minces et il n’est gué€re possible de dédommager ceux qui perdent. La France, comme l’Italie et l’Allemagne, est ainsi prise dans ce qu’un chroniqueur du Monde a appelé « la trappe des réformes » : pas de croissance sans réformes, et pas de réformes sans crois- sance. Tant aÌ€ gauche qu’aÌ€ droite, les politiciens temporisent, sentant bien que l’audace a peu de chances d’é‚tre récom- pensée par les électeurs. Si le climat poli- tique du pays faisait encore hésiter les élus, les malheurs de Gerhard Schröder, qui paie ché€rement les réformes qu’il a osé entreprendre, devraient finir de les convaincre d’é‚tre prudents.

Le marché du travail et les poli- tiques publiques sont donc amendés aÌ€ la marge, au risque d’ajouter un niveau de complexité aÌ€ un systé€me déjaÌ€ byzantin et rigide, qui ne facilite pas la création d’emplois et la croissance.

AÌ€ bien des égards, la France demeure un pays conservateur. Ce n’est pas toujours un désavantage. En valorisant leurs pratiques et traditions propres, les Français préservent bien mieux que d’autres leur patrimoine, leurs paysages, leurs terroirs et leur culture. Pour l’étranger en visite, c’est un véritable bon- heur. Mais ce conservatisme sous-tend aussi les subventions aÌ€ l’agriculture, les contrats aÌ€ durée déterminée et les soldes aÌ€ dates fixes. Dans un pays ouÌ€ on a de la difficulté aÌ€ imaginer que l’on puisse servir le gigot d’agneau autrement qu’avec des flageolets ou préparer le clafoutis avec d’autres fruits que les cerises, le changement n’est jamais simple.

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