
Avant de prendre la parole devant la Chambre de com- merce de Québec le 19 décembre dernier, le chef conservateur, Stephen Harper, était généralement perçu comme un redneck de l’Ouest : anti-mariages gais, anti-avorte- ment, anti-Kyoto, anti-Québec et pro-Bush. Au Québec, les conservateurs avaient depuis plusieurs années le statut d’espé€ce en voie de disparition et rien n’indiquait que leur sort s’améliorerait le jour des élections, le 23 janvier 2006.
Ce discours changea tout. Pendant la quasi-tré‚ve des Fé‚tes, la cote du Parti conservateur se mit aÌ€ grimper, au point que lors de la deuxié€me série de débats des chefs, Gilles Duceppe tenta, en vain, d’associer les conservateurs au scan- dale des commandites. Au point aussi que, comme le rap- porte Jaime Watt ailleurs dans ce numéro, des Québécois se prirent d’affection pour l’ancien réformiste ! Qu’avait-il donc de si extraordinaire, ce discours de Québec, pour bouleverser la scé€ne politique québécoise de manié€re aussi inattendue?
Peu de chose, en réalité. M. Harper s’engageait aÌ€ « régler » le problé€me du déséquilibre fiscal, sans donner plus de détails. Il disait aussi é‚tre disposé aÌ€ ouvrir au gouvernement du Québec les portes de l’UNESCO, une question qui est aÌ€ des années-lumié€re des préoccupations de 99 p. 100 des Québécois. Le chef conservateur proposait un « fédéralisme d’ouverture », le genre de choses que les Québécois ont enten- du des milliards de fois depuis la création de la Confédération.
Le fait qu’un si grand nombre d’entre eux aient été séduits par ces seuls engagements est révélateur de leur état d’esprit actuel : ils veulent mettre de coÌ‚té l’affaire des commandites pour travailler sur les « vraies affaires ». Cela indique aussi qu’une fené‚tre vient de s’ouvrir pour le fédéralisme au Québec, une fené‚tre qui a fait entrer un peu d’air frais dans l’atmosphé€re nauséabonde laissée par les révélations de la commission Gomery. Cette fené‚tre représente une opportunité. Il faut la saisir, tout en prenant garde de susciter des attentes trop élevées.
Au Canada anglais, certains ré‚vent déjaÌ€ que la décentralisation pro- mise par M. Harper comblera d’aise les Québécois au point ouÌ€ le projet sou- verainiste en sera étouffé. Mettons le holaÌ€ tout de suite aÌ€ un tel fantasme : l’idéal de l’indépendance est dans le paysage québécois pour rester. Il aura des hauts, des bas, mais on peut é‚tre certain qu’on trouvera toujours une proportion importante de Québécois qui souhaitent faire du Québec un pays souverain. Ce ré‚ve, noble et légitime, est ancré dans notre géogra- phie, notre histoire, notre culture.
Au sein du gouvernement Charest, on sent une grande fébrilité depuis la victoire des conservateurs. Les libéraux provinciaux imaginent déjaÌ€ la transfor- mation du fédéralisme canadien exacte- ment selon leurs ré‚ves ; surtout, ils voient laÌ€ leur seule chance de survie pour les prochaines élections, qui doivent avoir lieu au plus tard dans deux ans. Le danger d’une telle attitude, c’est qu’elle engendre des attentes démesurées au sein de la population, attentes qui pourront seulement é‚tre déçues.
Cette déception est d’autant plus prévisible que, comme je l’explique dans un essai récent (Aux pays des mer- veilles ”” Essai sur les mythes politiques québécois, VLB éditeur), les Québécois ont tendance aÌ€ évaluer le fédéralisme canadien suivant une échelle faussée par une multitude de mythes. PlutoÌ‚t que de comparer leur situation aÌ€ celle d’autres nations, ils la comparent aÌ€ des idéaux abstraits ”” la souveraineté, le fédéra- lisme renouvelé. PlutoÌ‚t que d’apprécier les progré€s extraordinaires réalisés par le Québec depuis 40 ans, ils portent toute leur attention sur les difficultés ”” réelles ”” auxquelles ils font face, difficultés pour lesquelles ils tiennent imman- quablement responsables des forces extérieures, en particulier le gouverne- ment fédéral et les Canadiens anglais.
Enfin, lorsqu’ils font le bilan des gains et des pertes de leur gouvernement provincial dans ses multiples bras de fer avec Ottawa, ils ignorent systématique- ment les réussites. Une longue succes- sion de litiges, présentés aÌ€ leur époque comme existentiels, ont été réglés aÌ€ la satisfaction des deux parties : immigra- tion, francophonie, formation de la main-d’œuvre, congés parentaux… Mais ces ententes ne sont pas versées dans la colonne des actifs. Elles disparaissent tout simplement du bilan, de sorte que celui-ci ne compte qu’un passif remon- tant aÌ€ la pendaison de Louis Riel.
Je ne dis pas qu’une certaine grogne des Québécois n’est pas justifiée. L’échec de l’Accord du lac Meech nous a tous blessés profondément, et la cicatrice fait toujours mal, comme une vieille blessure de guerre qui revient périodiquement hanter l’ancien combattant. Le scandale des commandites nous a tous dégouÌ‚tés. Je soutiens seulement que, contrairement aÌ€ l’impression qu’ont su donner les sou- verainistes, l’expérience canadienne des Québécois n’est pas qu’une kyrielle d’hu- miliations. Que le Québec, loin d’é‚tre « ingouvernable », est de façon générale prospé€re, dynamique, tolérant, solidaire, pacifique, ce qui en fait un des lieux du monde ouÌ€ il est le plus agréable de vivre. Cette situation enviable existe-t-elle graÌ‚ce aÌ€ ou en dépit de notre appartenance aÌ€ la fédération canadienne? Chacun aura son avis laÌ€-dessus. Ce qui compte, c’est la réalité telle que nous la vivons, quoti- diennement. Le statu quo n’a rien de pénible, contrairement aÌ€ ce qu’on con- tinue aÌ€ faire croire aux Québécois, avec un succé€s franchement étonnant. Ce sont ceux qui prétendent pouvoir réaliser encore mieux que la situation actuelle en faisant tabula rasa qui devraient avoir le fardeau de la preuve.
Pourtant, les mythes politiques québécois sont tellement puissants que ce sont les gens qui croient au Canada, disposant d’une réa- lité extré‚mement favorable comme argument massue, qui se retrouvent sur la défen- sive. Il n’y a rien de pire au Québec que d’é‚tre considéré comme un « défenseur du statu quo » ; dans bien d’autres régions du monde, pourtant, ce statu quo serait considéré comme un paradis. Cela vient, aÌ€ mon humble avis, de graves faiblesses au niveau de la stratégie, de la communi- cation et du personnel fédéralistes. Cela résulte aussi de l’incapacité de régler rapi- dement les problé€mes concrets qui se posent aujourd’hui et qui viennent ali- menter la cause souverainiste.
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Le nouveau premier minisre n’aura pas raison des mythes. Il ne guérira pas toutes les blessures que l’histoire a infligées aux Québécois, pas plus qu’il ne voudra ou pourra modifier la Constitution de façon que celle-ci reflé€te enfin la vraie nature de ce pays. M. Harper peut cependant agir sur les questions concré€tes qui gré€vent la crédibilité du fédéralisme au Québec depuis quelque temps.
Au premier rang de ces questions figure bien suÌ‚r le déséquilibre fiscal. Le problé€me est beaucoup plus complexe qu’on ne le croit généralement. Au Québec, la formule pondue par l’an- cien premier ministre Bernard Landry a fait école : « L’argent est aÌ€ Ottawa, les besoins sont aÌ€ Québec. » Cette formule a le grand mérite, du point de vue d’un politicien souverainiste, de rendre aÌ€ l’avance impossible toute solution au problé€me. En effet, suivant cette logique, le déséquilibre fiscal ne sera réglé que lorsqu’il n’y aura plus d’ar- gent au gouvernement fédéral et que les besoins de la population québé- coise auront tous été comblés !
On sait que, déjaÌ€ sous Jean Chrétien puis sous Paul Martin, le gou- vernement fédéral a augmenté tré€s substantiellement ses transferts aux provinces. Pourquoi les provinces ne sont-elles n’est pas faux de dire, comme le fait Jeffrey Simpson, en se fondant sur sa longue expérience de ces choses, que les gouvernements provinciaux qué‚teront toujours de l’argent aÌ€ Ottawa. Mais il y a aussi que, en plus d’enregistrer de plantureux surplus, le gouvernement fédéral a donné l’impression qu’il jetait les milliards par les fené‚tres, pour faire plaisir aÌ€ une province ou aÌ€ une autre ou pour survivre aÌ€ un vote serré aux Communes.
Tout en soutenant qu’il avait besoin de ces surplus pour s’attaquer aux problé€mes qui sont de sa compétence, le fédéral a consacré l’essentiel de ses énergies aÌ€ se mé‚ler des domaines de juri- diction provinciale. Devant cette situa- tion évidemment aberrante, l’affirmation répétée de Paul Martin selon laquelle le déséquilibre fiscal n’existe pas ”” mé‚me si elle est théoriquement correcte ”” a paru tout simplement loufoque.
En outre, comme dans tout sujet relatif aux relations avec Ottawa, les Québécois accordent une grande valeur aux mots. Refuser de reconnaiÌ‚tre l’exis- tence du déséquilibre fiscal, n’était-ce pas refuser de reconnaiÌ‚tre une nouvelle injustice faite au Québec? Toujours cette soif de reconnaissance ! D’ouÌ€ l’impact foudroyant du discours de M. Harper aÌ€ Québec. Les paroles tant attendues étaient enfin prononcées!
Le Parti conservateur a également pris plusieurs engagements que M. Harper a résumés par la formule : « fédéralisme d’ouverture ». La publi- cation d’une « Charte du fédéralisme ouvert » pourrait, d’un point de vue symbolique, avoir un impact tré€s posi- tif au Québec. De mé‚me pour la mise en œuvre des promesses concré€tes con- tenues dans le programme conserva- teur. Je pense, en particulier, aÌ€ la reconnaissance du droit de retrait des provinces, avec compensation, de tout nouveau programme aÌ€ frais partagés.
De façon générale, le simple fait que le gouvernement fédéral consacre dorénavant ses énergies sur ses propres compétences amé€nerait un fonction- nement beaucoup plus efficace de la fédération et tendrait aÌ€ accroiÌ‚tre le respect qu’ont les Québécois pour le gouvernement du Canada. Tous sont pré‚ts aÌ€ reconnaiÌ‚tre que le gouverne- ment fédéral a un roÌ‚le aÌ€ jouer dans des domaines comme la santé et l’éduca- tion. Mais, pour l’essentiel, ce roÌ‚le devrait se limiter aÌ€ s’assurer, par le partage équitable des ressources finan- cié€res du pays, que chaque province est en mesure d’offrir des soins de qualité aÌ€ ses citoyens. Il n’y a ni logique ni utilité aÌ€ ce qu’Ottawa, soudainement illu- miné, vienne dire aux provinces qu’elles doivent diminuer les délais, former plus de médecins et se préoccuper davantage de la prévention ; elles le savent ! Elles savent aussi que c’est beaucoup plus difficile aÌ€ dire (Ottawa) qu’aÌ€ faire (les provinces). En agissant ainsi, le fédéral ressemble de plus en plus aÌ€ la mouche du coche. Sa crédibi- lité en a grandement souffert.
Si les Québécois voient que M. Harper tente sincé€rement d’at- teindre les objectifs qu’il s’est fixés, s’il reste fidé€le aÌ€ la vision du fédéra- lisme qu’il a toujours défendue, s’il continue de chercher aÌ€ mieux comprendre le Québec et aÌ€ respecter sa différence, ils lui don- neront sa chance. Autrement dit, si le nou- veau premier ministre démontre que son discours de Québec n’était pas que du toc, il fera élire un bon nombre de députés lors des prochaines élections.
Mais, je le répé€te, les fédéralistes ne devraient surtout pas faire l’erreur de croire que l’élection d’un gou- vernement conservateur majoritaire, ou mé‚me la réélection du gouverne- ment Charest, mettrait un terme au débat sur l’avenir national du Québec. Ce débat ”” qui prendra parfois la forme d’une chicane, parfois celle d’un dialogue ”” appartient aÌ€ la nature mé‚me du Canada. Le Canada survivra si ceux qui croient en ce pays sont aussi déterminés, intelligents et constants dans leurs efforts pour le sauvegarder que le sont les souverai- nistes québécois dans leur lutte pour créer leur propre pays. Considérant l’impressionnante succession d’er- reurs commises par les fédéralistes au cours du dernier quart de sié€cle, il faut admettre que le défi est de taille !