Je songe à fonder un nouveau réseau social: le regroupement des intellectuels qui n’ont pas signé de pétition sur la question des accommodements raisonnables.

Évidemment, nous serions peu nombreux, mais nous pourrions peut-être contribuer à faire sortir le débat public de la logique des camps retranchés qui semble en voie de s’installer. Nous pourrions être les intellectuels pour la délibération.

Il y a d’abord eu le manifeste des pluralistes. Premiers à monter au front et forts en nombre, ces universitaires « d’allégeances politiques et intellectuelles diverses » ont eu la chance de définir le terrain en s’octroyant le noble insigne du pluralisme, et en attribuant aux autres les étiquettes moins séduisantes de nationalistes conservateurs et de partisans de la laïcité stricte.

Les pluralistes sont pour le débat, mais pas trop. Pour eux, la société québécoise a essentiellement trouvé un point d’équilibre, permettant de respecter les droits des uns et des autres et d’aspirer à « un authentique vivre ensemble ». Cet équilibre s’inscrit, notamment, dans la Charte québécoise des droits et libertés, la Charte de la langue française, les pratiques de l’inter-culturalisme et l’idée de laïcité ouverte.

Les pluralistes reconnaissent qu’une majorité de Québécois semble mal à l’aise avec cet équilibre et qu’aucun des grands partis politiques ne s’en revendique explicitement, mais ils considèrent que leur façon de voir s’inscrit dans « la continuité de la nation québécoise » et respecte « les textes fondamentaux que sont les chartes des droits ». À la longue, les citoyens ne pourront que s’y rallier. Selon Daniel Weinstock, un des initiateurs du manifeste, les Québécois sont simplement un peu en retard sur les Canadiens anglais parce qu’ils s’agrippent à « cette idée qu’ils ont un “nous” à protéger ». Mais la situation se normalisera d’elle-même quand Montréal comptera autant d’immigrants que Toronto. Ce n’est qu’une question de temps.

Pour des apôtres de la diversité, nos pluralistes font bien peu de cas de la situation politique particulière de la nation québécoise. Jamais leur manifeste n’évoque la problématique légitimité de la Charte canadienne des droits et libertés — ni même l’insertion du Québec dans le régime juridique canadien — que la Cour suprême vient de rappeler en approuvant l’accès à l’école anglaise par le biais des écoles privées non subventionnées.

Rien ne transparaît, non plus, des difficultés propres à ce que l’une des signataires du manifeste, Marie Mc Andrew, appelle une situation de « majorité fragile », c’est-à-dire un contexte où la majorité a aussi un statut minoritaire dans un ensemble plus vaste.

Tout ici paraît limpide et simple. Il ne manque qu’un peu de bonne volonté. Mais quels sont au juste les traits que les auteurs retiennent de « la continuité de la nation québécoise »? S’il ne s’agit que du respect des droits et de la démocratie, aussi bien parler de multiculturalisme. Si on y trouve plus que cela — assez pour parler comme ils le font d’interculturalisme —, comment les pluralistes échappent-ils au travers qu’ils reprochent aux nationalistes conservateurs? Eux qui ne se soucient guère de l’opinion publique ou du débat politique réel, comment réussissent-ils à extirper de cette « continuité » autre chose que « leurs propres préférences »?

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Pour contourner cet écueil, il faut accepter véritablement le débat public et reconnaître que, dans une société démocratique, bien des façons de comprendre la diversité sont possibles, comme en font foi les parcours variés des pays démocratiques. La situation actuelle ne représente pas la fin de l’histoire, et il n’y a rien de honteux à soulever des questions.

Les tenants de la laïcité sont moins nombreux mais tout aussi convaincus. Pour eux, la neutralité de l’État exige que tous les employés du secteur public s’abstiennent d’afficher une conviction religieuse.

Les auteurs ont le mérite de rappeler que la quête de la laïcité fait partie de l’histoire du Québec, et ils ont raison de souligner le caractère un peu arbitraire de la solution prônée par les pluralistes qui n’imposent la neutralité qu’aux détenteurs de postes d’autorité.

En même temps, l’exigence de laïcité pourrait se décliner autrement en 2010. Aujourd’hui, en effet, presque un quart de la population active travaille dans le secteur public. Chacune de ces personnes doit-elle incarner la neutralité de l’État? Dans une société sécularisée et aux multiples affiliations, l’expression modeste d’une croyance religieuse, un trait personnel parmi d’autres, menace-t-elle vraiment la neutralité de l’État?

Est-ce si grave si un préposé ou une éducatrice affiche un signe religieux dans un hôpital qui s’appelle Hôtel-Dieu ou dans une école nommée Cœur-Immaculé-de-Marie?

Comme l’a proposé Joseph Yvon Thériault, membre potentiel de mon regroupement, on ne peut pas tout régler en niant, au nom de quelques principes, le contexte politique et social. Les Québécois doivent continuer de délibérer en acceptant que leur société est plus que la somme de quelques droits, et qu’elle est définie par bien des courants et des traditions qui créent déjà un modus vivendi fort honorable.

Photo: Shutterstock

Alain Noël
Alain Noël is a professor of political science at the Université de Montréal. He is the author of Utopies provisoires: essais de politiques sociales (Québec Amérique, 2019).

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