Quand je fais de la correction, j’ai tendance aÌ€ repousser les travaux qui risquent d’é‚tre décevants au bas de la pile, pour com- mencer par les plus prometteurs. Je finis évidemment par arriver aÌ€ ces travaux plus laborieux, mais rendu laÌ€, l’élan est pris et je vois la lumié€re au bout du tunnel.

Pour é‚tre honné‚te, j’ai longtemps eu la mé‚me attitude face aux écrits de Jocelyn Létourneau, mé‚me si l’historien de l’Université Laval accumule les reconnaissances académiques et poli- tiques. Les titres de ses livres ne m’atti- raient pas. Passer aÌ€ l’avenir? Quel thé€me devient plus vite dépassé que l’avenir. Les années sans guide? Ah bon. Et puis, ses textes parus dans les quotidiens me laissaient, disons, perplexe.

Mais depuis ma dernié€re chronique, les événements se sont bousculés. Les Québécois forment maintenant « une nation au sein d’un Canada uni » et, en contrepoint, Stéphane Dion est devenu chef du Parti libéral du Canada. Deux développements surprenants, que pratiquement personne n’avait vus venir et qui forcent aÌ€ réfléchir.

AÌ€ peu pré€s au mé‚me moment paraissait le nouvel ouvrage de Létourneau, qui promet justement de nous révéler ce que « veulent vraiment les Québécois ». Pas cette année ou l’année dernié€re, mais du début de la Nouvelle-France jusqu’aÌ€ nos jours. Ça tombe bien. Une sorte de guide, bon pour plusieurs années. Le livre com- mence d’ailleurs avec la nation, une idée qui, on l’aura compris en écoutant le ministre Cannon, n’apparaiÌ‚t pas tou- jours évidente.

On aurait tort, explique d’emblée Létourneau, de penser que les Québécois « forment une nation ». La réalité « est plus complexe ». « L’intention politique des Québécois » doit se comprendre comme « plurivoque et polysémique, multidirectionnelle et polyphonique ».

Le Québec, en effet, constitue une société assez unique, qui « désobéit aux modé€les conventionnels d’affirmation nationale ». Chez les Québécois, la « volonté de faire nation (…) n’a jamais pris la forme d’une résolution franche et univoque d’allégeance envers le Nous ». « En fait, » (une amorce que Létourneau utilise souvent pour rappel- er qu’il s’en tient aux faits), cette volonté « a toujours été (…) de procur- er au groupement ou aÌ€ la collectivité une voie de passage vers l’avenir qui se situe quelque part entre la volonté de détachement et le désir de rattache- ment ». L’intention politique des Québécois se maintient donc « dans l’axe d’une ambivalence éprouvée que rien ne semble ébranler ».

Ceci étant compris, tout devient clair. Le vote serré et partagé du référen- dum de 1995, par exemple, peut « é‚tre interprété comme une réaffirmation claire et nette, de la part des Québécois, de leur volonté de collaborer sans s’in- tégrer, de leur désir de s’autonomiser sans se séparer, de leur détermination aÌ€ se refonder dans la continuité, et de leur ambition aÌ€ consolider leur des- tinée dans la regénération de leurs liens équivoques et multiples avec l’Autre ».

Je n’avais jamais réalisé que mon vote de l’époque était porteur d’autant d’affirmations et d’ambitions. Il faut dire que l’ambivalence est un trait qui ne se laisse pas appréhender aisément. C’est « une sorte de complexe autodéterminant ouÌ€ le problé€me est en fait problématique, c’est-aÌ€-dire qu’il porte en sa propre formulation l’hori- zon de sa ou de ses solution(s) »!

Je pourrais multiplier les citations. L’auteur en effet aime bien les redondances. Tout le livre est construit autour d’une mé‚me idée, l’ambivalence « jusqu’ici indépassée » des Québécois. Létourneau pose cette ambivalence « comme mode d’é‚tres, comme forme du devenir et comme lieu de l’évolu- tion collective » et commente ensuite quelques événements historiques pour illustrer son propos.

Je croyais que cette façon de décréter le caracté€re national de toute une collec- tivité et d’attribuer aÌ€ celle-ci des pensées et des comportements appartenait aÌ€ la préhistoire des sciences sociales. Je suis donc un peu mal aÌ€ l’aise de la critiquer, tant l’affaire m’apparaiÌ‚t déjaÌ€ entendue.

Que faire, par exemple, d’un énon- cé précisant que « le Sujet québécois aurait besoin d’air et de nouvelles per- spectives pour se ressaisir et réévaluer sa trajectoire historique par rapport aÌ€ Lui- mé‚me et par rapport aÌ€ l’Autre », sinon l’utiliser dans un cours d’introduction aux sciences sociales pour expliquer les notions d’essentialisme et de réifica- tion. Pour expliquer, en d’autres mots, que les sociétés ne pensent pas et ne se ressaisissent pas. Si le Québec, comme toutes les sociétés du monde, peut sem- bler ambivalent, c’est simplement parce qu’il compte des citoyens ayant des points de vue différents, incluant des indécis et des partagés mais aussi une majorité de convaincus, qui sont tout sauf ambivalents.

D’ailleurs, Létourneau sait tout ça. Juste avant de présenter la société québécoise comme un « Sujet » qui « n’a nulle intention de prendre des risques inutiles », il dénonce en effet « le vice inhérent aÌ€ cette démarche interprétative qui consiste aÌ€ faire de son objet d’étude le sujet de sa volonté et la projection de son désir ». Je ne saurais dire mieux. 

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